Les récentes mesures de confinement, couvre-feu ou fermeture des bars, restaurants et lieux culturels ont rappelé combien la nuit représentait un moment à part dans la vie sociale. Elle correspond à un moment privilégié pour les rencontres, les sorties culturelles et les loisirs. La nuit génère ainsi des enjeux spécifiques pour l’aménagement des villes : les contraintes, les opportunités et les objectifs à poursuivre diffèrent de la journée. Les centralités sont par exemple déplacées la nuit, passant des quartiers de bureaux ou de commerces aux quartiers festifs ou aux périphéries. Pour autant, en dépit de l’important développement des politiques urbaines spécifiquement nocturnes depuis une vingtaine d’années, les enjeux nocturnes restent peu pris en compte par les urbanistes eux-mêmes. Quels changements la nuit introduit-elle dans les villes ? C’est à cette question que cet article propose d’apporter des éléments de réponse afin de faciliter la prise en compte de ces changements par les urbanistes.
La nuit, une réalité physique qui transforme la perception de la ville
La nuit, c’est d’abord le rapport sensoriel à la ville qui est transformé en raison de l’obscurité. Alors que de jour la perception de l’espace est principalement fondée sur la vision, celle-ci repose davantage sur l’ouïe dès la nuit tombée [Raffestin, 1988]. Ce changement s’explique non seulement par une baisse des capacités visuelles, mais aussi par une baisse du niveau sonore global de nuit, qui rend plus perceptibles les différents bruits de la ville, à l’instar de celui provoqué par les panneaux publicitaires. L’ouïe est dès lors utilisée comme un moyen de se repérer dans l’espace et d’appréhender son fonctionnement.
Il apparaît donc nécessaire de tenir compte du ressenti que l’obscurité et les éclairages peuvent susciter chez les différents usagers des espaces nocturnes.
La perception visuelle est également modifiée par la présence de l’éclairage artificiel, qui met en lumière certains détails à peine visibles en journée ou à l’inverse laisse dans l’ombre des éléments immanquables de jour. La puissance de l’éclairage, son orientation, sa couleur modifient le ressenti des individus vis-à-vis de la ville en créant des « configurations lumineuses », perçues et interprétées par les passants [Mosser, 2005]. Sous l’effet de ces changements, certaines composantes de la ville, qui paraissent rassurantes ou agréables de jour peuvent à l’inverse devenir inquiétantes de nuit, à l’instar des parcs, des squares ou des ruelles [Raffestin, 1988]. Il apparaît donc nécessaire de tenir compte du ressenti que l’obscurité et les éclairages peuvent susciter chez les différents usagers des espaces nocturnes. À l’inverse, l’obscurité peut également rendre certains espaces plus rassurants pour qui souhaite ne pas être vu ou pour pratiquer des activités socialement réprimées.
Une temporalité sociale consacrée aux loisirs, à la vie sociale et au repos
Au-delà des changements physiques de perception de l’espace, la nuit correspond également à une construction sociale, associée à des activités particulières. La nuit introduit un changement dans les activités majoritaires : le moment du dîner, situé entre 19h et 21h en France et qui marque le début de la nuit, coïncide avec une baisse des activités liées au travail (domestique, éducatif ou rémunéré) et une hausse des activités liées aux loisirs ou au repos (voir figure 2). Dès lors, les lieux et quartiers fréquentés changent, la fréquentation des quartiers de bureaux et des artères commerciales diminuant la nuit, tandis que celle des quartiers résidentiels, des quartiers de loisirs (autour des cinémas multiplexes par exemple), ou des rues et places rassemblant de nombreux bars et restaurants s’intensifie.
Cette utilisation du temps nocturne à des fins de sociabilité et de loisirs est ancienne. Déjà au Moyen- ge, la nuit donnait lieu à une vie sociale intense [Verdon, 1995]. Toutefois, depuis une trentaine d’années, les activités nocturnes se sont accrues. Alors qu’en 1973, 37 % des Français déclaraient ne jamais sortir le soir (quel que soit le motif), cela ne concernait plus que 17 % des français en 2008, soit une part divisée par 2 en 30 ans 1. L’offre nocturne a également augmenté et s’est diversifiée, repoussant plus tardivement la « frontière » nocturne [Melbin, 1978 ; Gwiazdzinski, 2002] et donnant lieu à l’émergence de quartiers spécialisés dans les activités de vie nocturne festive dans la plupart des métropoles occidentales à partir des années 1990 [Van Criekingen et Fleury, 2006 ; Roberts et al., 2006 ; Candela, 2018]. Cette expansion des activités nocturnes a généré une nouvelle demande de services urbains nocturnes, a fait augmenter les situations de conflits entre résidents et sortants et a parfois conduit à l’exclusion de certaines catégories de personnes de ces quartiers.
Une transformation récente des politiques urbaines portant spécifiquement sur le temps nocturne
Pour les autorités, la nuit correspond à un moment de déstabilisation du pouvoir car les moyens de contrôles institutionnels et sociaux sont plus faibles qu’en journée [Williams, 2008]. Le temps nocturne a ainsi longtemps été perçu uniquement comme un espace-temps à maîtriser et à policer par le biais de la diffusion de représentations négatives de la nuit [Muchembled, 1991], par l’instauration de couvre-feux, ou l’interdiction de certaines activités au-delà d’une heure donnée [Verdon, 1995].
Dans les années 1990 la nuit passe progressivement du statut de problème à celui de ressource
On constate cependant une évolution depuis le début des années 1990 en Europe, la nuit passant progressivement du statut de problème à celui de ressource. Dans un double contexte de compétition inter-urbaine et de valorisation croissante du temps libre, le temps nocturne, symbole de dynamisme, est désormais valorisé par les villes en vue d’améliorer leur attractivité. Ce changement de perspective est apparu au Royaume-Uni dans les années 1990 avec le déploiement de politiques dites de stimulation de la Night Time Economy qui entendaient soutenir le développement du secteur festif et culturel de la nuit dans un double objectif de développement de l’économie locale et de sécurisation nocturne des centres-villes [Bianchini, 1995].
En France, cette évolution s’est dans un premier temps traduite par une évolution des politiques d’éclairage. Délaissant la logique fonctionnaliste qui prévalait jusqu’alors, les politiques d’éclairage mises en place depuis les années 1980 ne visent plus uniquement à inonder la rue de lumière mais également à mettre en valeur le patrimoine et à agir sur les ambiances. Les mises en lumières de bâtiments et édifices ont été multipliées afin d’esthétiser la ville nocturne : pour le seul cas de Paris, elles sont passées de 80 en 1977 à environ 300 en 2009 [Mallet, 2009].
Dans les années 2000, la mise en place de « chartes de la vie nocturne » et de comités de nuit vise à organiser la discussion entre régulateurs (services préfectoraux, intercommunaux et municipaux concernés) et offreurs des activités nocturnes
À partir des années 2000, les collectivités locales françaises ont cherché à agir directement sur l’offre d’activités nocturnes festives. Soucieuses de disposer d’une vie nocturne dynamique afin d’attirer de nouveaux résidents, en particulier des étudiants et jeunes actifs, tout en limitant les nuisances pour les riverains, les collectivités ont mis en place des « chartes de la vie nocturne » dans la grande majorité des métropoles et villes intermédiaires. Le contenu précis de ces chartes varie d’une collectivité à une autre, mais vise généralement à inciter les professionnels de la vie nocturne à mettre en place des actions de sensibilisation auprès des sortants en échange d’un soutien de la part de la collectivité. Le développement de ces chartes a systématiquement été accompagné de la mise en place de comités de nuit visant à organiser la discussion entre les régulateurs (services préfectoraux, intercommunaux et municipaux concernés) et les offreurs des activités nocturnes, ainsi que de dispositifs visant à soutenir ou encadrer les activités nocturnes (lignes de bus de nuit, brigades nocturnes de police municipale, organisation de festivals, etc.).
Quelle place pour les urbanistes dans l’élaboration de ces nouvelles politiques ?
Si la nuit a longtemps été « oubliée » des politiques urbaines [Gwiazdzinski, 2002], elle est donc désormais largement prise en compte, notamment dans un objectif de valorisation esthétique et de développement des activités festives. Pour autant, les services d’urbanisme restent exclus de l’élaboration de ces politiques : ils ne participent ni à l’élaboration des chartes, qui sont généralement portées par les services en charge du commerce ou de la sécurité ou par des services dédiés aux questions temporelles, ni aux comités de nuit, ni à l’élaboration des politiques d’éclairage.
Pour que les politiques urbaines nocturnes ne se limitent pas à une prise en compte des enjeux commerciaux et sécuritaires, il apparaît nécessaire d’associer les urbanistes à ces politiques.
À Dijon par exemple, alors que l’octroi du droit de terrasse est précédé d’une visite sur site afin d’évaluer les risques de nuisances pour le voisinage, le service d’urbanisme ne participe pas à cette expertise qui est réalisée par les seuls agents de police municipale. Or, pour que les politiques urbaines nocturnes ne se limitent pas à une prise en compte des enjeux commerciaux et sécuritaires, mais permettent le développement d’une ville la plus agréable possible et assurent un égal accès aux ressources urbaines la nuit, il apparaît nécessaire d’associer les urbanistes à ces politiques.
Afin d’éviter les trop fortes concentrations d’établissements nocturnes, à l’origine de nuisances, les services d’urbanisme des collectivités locales peuvent par exemple influencer la répartition des activités nocturnes dans la ville en conditionnant davantage les autorisations d’installation de terrasses accordées aux établissements. Ces dernières sont en effet déterminantes dans les décisions d’implantation des bars et restaurants. La fixation d’une densité maximale de débits de boisson dans certains périmètres pourrait également être envisagée en vertu du principe de maintien de la diversité commerciale2, ou le recours au droit de préemption. À l’inverse, les activités nocturnes peuvent être favorisées dans certains secteurs, en réaménageant les espaces publics pour y faciliter l’implantation de terrasses ou en élargissant les horaires d’ouverture de certains lieux ou espaces publics (parcs, bibliothèques, piscines, etc.).
En modifiant les éclairages, il est possible de suggérer de nouveaux usages en créant des ambiances propices à leur développement
Les services d’urbanisme peuvent également s’engager dans une réflexion plus globale sur leur système d’éclairage pour améliorer le ressenti des individus dans les espaces publics nocturnes et en favoriser les usages. Pour peu que cette démarche ne se limite pas à une identification des bâtiments à mettre en lumière, l’élaboration d’un Schéma Directeur d’Aménagement Lumière, menée conjointement avec les services d’éclairage et en concertation avec la population, peut notamment permettre d’identifier les espaces considérés comme désagréables ou angoissants de nuit [Narboni, 2018]. En modifiant les éclairages, il est ainsi possible de suggérer de nouveaux usages en créant des ambiances propices à leur développement. Ces démarches peuvent en outre permettre d’identifier les éclairages inutiles et réduire ainsi la pollution lumineuse. Ce fut le cas notamment à Rennes, où les marches nocturnes organisées avec les habitants ont conduit à la mise en place d’une « trame noire » [Narboni, 2018]. Toutefois, si les enjeux nocturnes sont peu pris en compte à l’échelle globale, ils sont de plus en plus souvent pris en compte lors de la conception des projets urbains par des concepteurs lumière, inclus dans les groupements de maîtrise d'œuvre (voir figure 3).
Enfin, pour permettre un accès équitable aux ressources de la ville la nuit, il convient d’être attentif à l’offre de transports nocturnes et à son tracé. Alors que la majorité des lignes de bus de nuit se limitent à la desserte des quartiers festifs et des résidences universitaires, la mise en place de tracés élargis ou de transports à la demande - comme l’a fait la communauté d’agglomération du Havre3 - apparaît essentielle pour réduire les inégalités d’accès aux activités nocturnes festives et répondre à d’autres besoins, tels que ceux liés au travail.
Les élus en charge de l’urbanisme ne sont pas directement interpellés sur ce thème, si bien que les services d’urbanisme ne sont pas associés à ces politiques
On peut expliquer le faible intérêt des urbanistes pour les enjeux nocturnes par le fait que ces problématiques sont peu abordées dans les formations, mais cela tient aussi au fait que les urbanistes, comme la majorité de la population, pratiquent peu la ville la nuit, en particulier pour les moins jeunes d’entre eux. Les services en charge de la tranquillité publique et du commerce tiennent quant à eux compte des enjeux nocturnes car leurs élus référents sont régulièrement sollicités, respectivement par les habitants et les policiers municipaux et par les commerçants à ce sujet. Les services en charge de l’éclairage en tiennent également compte puisque la nuit est au cœur de leur action, mais beaucoup ont encore une vision principalement technique du sujet. À l’inverse, les élus en charge de l’urbanisme ne sont pas directement interpellés sur ce thème, si bien que les services d’urbanisme ne sont pas associés à ces politiques. En développant les relations inter-services, on gagnerait pourtant à les associer à l’élaboration de ces politiques.
Conclusion
La nuit, en modifiant à la fois la perception de l’espace et les activités, modifie les paramètres à prendre en compte pour aménager les villes. Alors que de nombreuses politiques urbaines ont été mises en place dans les villes afin d’agir sur les paysages et les activités nocturnes, les urbanistes n’ont pas été associés à ces démarches. Afin de permettre le développement d’une ville la plus agréable et égalitaire possible, il apparaît nécessaire que les urbanistes se saisissent de ces enjeux. Il convient pour cela d’accorder une attention particulière à la répartition des activités encore en fonctionnement de nuit, qu’elles soient publiques ou privées, à leurs possibilités d’accès, mais aussi aux conditions d’utilisation des différents aménagements de la ville la nuit, notamment les espaces publics.
Bibliographie
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Bianchini, F. (1995). « Night Cultures, Night Economies. », Planning Practice & Research, 10(2):121–126.
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Candela, C. (2018). « Concentrer la vie nocturne pour mieux la contrôler ? La sectorisation à Lille, entre volontarisme politique et logiques marchandes. » In Guérin, F., Hernández González, E. et Montandon, A. (dir.) : Cohabiter les nuits urbaines. Des significations de l’ombre aux régulations de l’investissement ordinaire des nuits., pages 174–190. L’Harmattan, Paris.
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Gwiazdzinski, L. (2002). La nuit, dimension oubliée de la ville : entre animation et insécurité. L’exemple de Strasbourg. Thèse de doctorat en géographie, Université Louis Pasteur, Strasbourg. Sous la direction de Colette Cauvin-Reymond.
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Mallet, S. (2009). Des plans-lumière nocturnes à la chronotopie. Vers un urbanisme temporel. Thèse de doctorat en urbanisme, Université Paris Est. Sous la direction de Thierry Paquot.
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Melbin, M. (1978). « Night as frontier. », American Sociological Review, 43(1):3–22.
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Mosser, S. (2005). « Les configurations lumineuses de la ville la nuit : quelle construction sociale ? », Espaces et sociétés, 122(3):167–186.
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Muchembled, R. (1991). « La violence et la nuit sous l’Ancien Régime. », Ethnologie française, 21(3):237–242.
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Narboni, R. (2018). « De l’urbanisme lumière à l’urbanisme nocturne ». In Guérin, F., Hernández González, E. et Montandon, A. (dir.) : Cohabiter les nuits urbaines. Des significations de l’ombre aux régulations de l’investissement ordinaire des nuits., pages 68–80. L’Harmattan, Paris.
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Raffestin, C. (1988). « Le territoire, la territorialité et la nuit. », Actualités psychiatriques, 2:48–50.
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Roberts, M., Turner, C., Greenfield, S. et Osborn, G. (2006). « A Continental Ambience ? Lessons in Managing Alcohol-related Evening and Night-time Entertainment from Four European Capitals. », Urban Studies, 43(7):1105–1125.
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Van Criekingen, M. et Fleury, A. (2006). « La ville branchée : gentrification et dynamiques commerciales à Bruxelles et à Paris. », Belgeo [En ligne], 1-2.
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Verdon, J. (1995). La nuit au Moyen ge. Perrin, Paris.
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Williams, R. (2008). Night spaces. Darkness, deterritorialization and social control. Space and culture, 11:514–532.
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D’après les résultats de l’enquête Pratiques culturelles des Français, menée en 1973, 1997 et 2008. Résultats complets disponibles en ligne : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/, et résultats concernant les sorties nocturnes disponibles aux adresses : http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/tableau/chap1/I-2-2-Q8.pdf pour l’année 2008 ; http://www.pratiquesculturelles.culture.gouv.fr/doc/enquete97/chap1.pdf (p.45) pour les années 1973 et 1997. ↩
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Pour plus de détails sur la mise en place d’une telle mesure dans un Plan Local d’Urbanisme, voir LESTOUX D. (2017), Revitaliser son cœur de ville. L’adapter au commerce de demain, Territorial Éditions, Voiron, p.49. ↩
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Pour plus de détails, voir : https://www.transports-lia.fr/ftp/document/flyer-lia-de-nuit-062018.pdf ↩