Livraisons express, connexions mondiales des hubs de transports, course effrénée pour le prochain métro, accès constant à internet… il n'y a pas une minute à perdre ! La ville contemporaine est à la fois le produit et la productrice d'un rythme hâtif.
A l'heure où j'écris cet article, nous venons de vivre plus d'une année de bouleversements de nos cadres temporels (couvre-feu, une ou trois heures de sortie autorisées) et de nos échelles de vie (moins d’un kilomètre, moins de dix kilomètres, promotion du télétravail).
A la suite de ces expériences et dans un contexte de bouleversements climatiques, écologiques et sociaux majeurs, quel pourrait être le rythme réinventé de nos villes ? Alors que nos besoins alimentaires doivent être satisfaits et nos addictions à l'énergie abondante et peu chère dépassées, quels systèmes urbains imaginer ?
A contre-temps de l'allure urbaine contemporaine, l'Agence des Sentiers Métropolitains invite à prendre le temps de découvrir l'histoire, la beauté et la poésie de nos territoires urbains et péri-urbains, et plaide pour le retour de la marche comme pratique et vecteur d’un urbanisme écologique.
L'accroissement de la vitesse au cœur des mutations urbaines profondes du XXème siècle
Revenons quelques 120 ans en arrière. 1900, la ligne 1 de métro est inaugurée à Paris. Paris compte 2,8 millions d'habitant.e.s, l'Ile-de-France (hors Paris) 2 millions. La question agricole est alors une question urbaine1.
Agriculture et infrastructures bâties s’entremêlent : d'un côté une population paysanne nombreuse, cultivant de grandes plaines céréalières et des espaces agricoles à haut rendement - “les cultures spéciales” ; de l'autre une population urbaine majoritairement consommatrice de ces productions en circuits-courts et productrice de “boues et vidanges”, en partie redistribuées aux maraîchers2. Cette ceinture agricole se structure autour de parcelles paysannes, elles-mêmes reliées par des réseaux de chemins vicinaux.
La marche, mode de déplacement primaire, constitue la principale forme de mobilité.
Les politiques de reconstruction et de planification post-seconde guerre mondiale transforment l’aménagement du territoire. Progressivement, ces chemins vicinaux sont effacés, détournés, fragmentés. Quelques exemples :
- Le lieu-dit “La Mare-des-Tambours” au Chesnay a laissé place à l'ensemble de copropriétés Parly 2 et à son grand centre commercial.
- La ferme de la Grande Jonchère a disparu au profit du lotissement de l’Epinette à Bussy-Saint-Georges.
- Le lieu-dit “La Petite Bretagne” est devenu la zone logistique du marché d'intérêt national de Rungis3.
Essor démographique, dynamiques de promotion immobilière, accession à la voiture individuelle, augmentation des transports collectifs, disponibilités énergétiques, amélioration des techniques de communication, tertiarisation de l'économie, industrialisation et éloignement de la production agricole des centres urbains concourent aux mutations urbaines du XXème et du début du XXIème siècle. Les terres sont éclatées en zones fonctionnelles, hétérogènes, sans dialogue. Penser une continuité urbaine entre ces zones relève d'une pratique marginale, d'une œuvre d'art ou d'une recherche-action4.
Face à ces mutations, la marche comme mode de déplacement devient obsolète, rattrapée par les besoins d'aller toujours plus loin, toujours plus vite. En 2019, quelque 1,5 milliard de trajets ont été comptabilisés sur le réseau de la RATP ! Cette frénésie sociale et économique est, selon le philosophe Hartmut Rosa, la condition et la conséquence de notre société moderne tardive. L'exigence de croissance (et la demande sous-jacente d'un accroissement productif) pousse au besoin de “gagner du temps”5. La ville subirait donc une injonction à une accélération continue.
L'art (lent) de marcher pour se connecter à la beauté et la poésie des lieux ordinaires
Début février 2021, l'équipe de l'Agence des Sentiers Métropolitains (Baptiste, Paul-Hervé et moi-même) a marché sur le Sentier Métropolitain du Grand Paris (SMGP). Infrastructure légère de 615 km, soit 40 jours de marche, et fruit de trois ans de repérages publics, le SMGP est un équipement culturel qui permet l’émergence de nouveaux usages et de nouvelles histoires.
Ce jour-là, nous partons pour l'aventure “Yvelines Délire”, de la Verrière à Trappes et son lot de surprises ! Là, une passerelle rouge nous invite à surplomber la N10, avec en contrebas un modèle de maison pavillonnaire des années 1960, prêt à être visité et reproduit. Là, un kiosque hospitalier nous accueille alors qu'une pluie fine commence à s'abattre...
Ici, nous visitons le “Pré-Yvelines” (ci-dessous), conçu par Philippe et Martine Deslandes, lotissement pavillonnaire calme aux larges espaces publics et logements individuels en série avec portes personnalisées (!). On apprend qu'il est aujourd'hui encore géré par une association foncière urbaine libre.
Plus tard - scène surréaliste - des centaines de balles de golf scintillent sur un terrain abandonné près de la base de loisirs de Saint-Quentin-en-Yvelines, envahie de lapins galopants.
Là, nous passons près de l'étang, aménagé dans le lit de la Bièvre, rivière dont le cours d'eau a été modifié sous Louis XIV pour approvisionner les fontaines de la “ville nouvelle” de Versailles ; nous en verrons la source monumentalisée le lendemain, mais elle sera à sec…
La carte, les lieux traversés, les personnes rencontrées s'inscrivent en nous, sous forme de souvenirs variés.
Ainsi, hors de nos ordinateurs et “boîtes” urbaines (appartements, bureaux, salles de sport, tramways…), les sens aux aguets, nos corps s'activent et nos cœurs s'émeuvent. Cousine de la randonnée pédestre classique, la marche métropolitaine invite à regarder autrement nos territoires vécus et leurs alentours. L'ordinaire est sublimé, le quotidien réenchanté, le dualisme ville/nature questionné. Grâce à la lenteur de la marche, nous entrons en résonance avec le monde tel qu'il est. La carte, les lieux traversés, les personnes rencontrées s'inscrivent en nous, sous forme de souvenirs variés.
Le sociologue David Le Breton écrit : “le chemin parcouru à pied renouvelle le sens du sacré, il procure le sentiment d’être une créature projetée dans un monde immense et beau”6. Dénommée AMP, MGP ou encore 3M, l’intercommunalité n’est plus seulement une entité abstraite, elle prend forme. Elle s'incarne dans la cueillette de plantes sauvages sur un terrain vague, les dattes partagées avec notre hôte dans une structure associative, la pause sur un banc auto-construit, face à un point de vue panoramique.
Pour le retour des rutabagas et de la marche en ville
Un sentier métropolitain témoigne de notre environnement et de l'histoire de notre société au sein de cet environnement. Quel est le chemin de l'eau ? Sur quel type de sol marchons-nous ? Comment s’est construit ce quartier résidentiel ? Avec quelles politiques d'habitat ? Quels artisanats, quelles industries, quels savoir-faire ont fait et font encore la fierté des gens d'ici ? Une fois doté.e.s de ces connaissances, nous sommes mis.e.s face à nos responsabilités de citoyen.ne.s politiques et d'habitant.e.s de la Terre. Dans quels territoires souhaitons-nous vivre ? Dans quelles conditions seront-ils désirables ? A quels rythmes battront-ils ?
Dans leur ouvrage, Le Grand Paris après l’effondrement, Yves Cochet et Agnès Sinaï proposent une vision prospective de la capitale française : 55 fois moins de voitures, un retour massif aux emplois locaux agricoles, un territoire découpé en 8 biorégions aux productions agricoles spécialisées, des gares transformées en halles de marché... Agriculture locale et rythme urbain apaisé par la diminution des énergies fossiles forment les principes fondateurs de ce monde urbain.
L'énergie métabolique de notre corps (une énergie propre et renouvelable !) devient alors la principale source d'énergie. Manger une alimentation suffisante et nourrissante, et disposer de logements et de services de qualité (le fameux duo agriculture-infrastructures) pour toutes et tous seront d'une nécessité absolue dans de telles villes écologiques.
Continuons de rêver. Un maillage dense de sentiers de marche devient le squelette de la morphologie urbaine. La priorité est donnée au droit de déambuler et de circuler. Ainsi, de nombreux passages et traverses sont retrouvés et rouverts, tandis que d'autres sont inaugurés. Ces principes d'urbanisme présentent moins de dangers pour les autres animaux qui retrouvent la liberté de se déplacer.
Le co-piétonnage est en vogue. Les périphériques et autres rocades - anciennes frontières urbaines et vastes espaces à l'usage exclusif de véhicules à moteur roulant à 110 km/h - sont occupés, de nouveaux usages et transformations inventés ! Pour faire les 365 km du sentier métropolitain autour de la métropole marseillaise - le GR2013 - il est prévu 20 jours. Les sentiers métropolitains, essentiels, maintiennent la connexion avec les villes voisines et permettent les échanges intercommunaux. La saisonnalité est prise en compte.
Vision inconcevable ? Pas tant que ça.
Vision désirable ? Plutôt !
Vision réalisable ? En cours. Les sentiers métropolitains7 construisent les prémisses de telles villes écologiques, traçant des cheminements piétons confortables, continus, dans nos villes asphaltées et fragmentées. Marseille, Paris, Bordeaux, mais aussi Milan, Athènes, Cologne, Boston, Istanbul, Tunis, Liège, Charleroi et tant d'autres, disposent déjà de sentiers métropolitains, réalisés par des marcheur.euse.s passionné.e.s, des artistes de l'espace, des cartographes hors pair. Le “monde urbain d'après” serait-il déjà là ?
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Rosenthiel, A. (dir.) (2018), Paris, capital agricole, Paris, Editions du Pavillon de l’Arsenal. ↩
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Glatron, S., & Cussac, F. (2000). La collecte des ordures ménagères à Paris entre 1889 et 1967. Les métamorphoses du déchet, 16, 29. ↩
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Rosenthiel, A. (dir.) (2018), Paris, capital agricole, Paris, Editions du Pavillon de l’Arsenal. ↩
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Voir le travail précurseur d'Yvan Detraz à Bordeaux : Zone Sweet Zone. ↩
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Rosa, H. (2018), Résonance, Une sociologie de la relation au monde, La Découverte. ↩
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Le Breton, D. (2020), Marcher la vie: un art tranquille du bonheur, Métailié. ↩
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L'exposition “L'art des sentiers métropolitains” révèle cette pratique émergente aux quatre coins du monde. ↩