Sur-Mesure : Dans notre précédent entretien, nous avons évoqué les nouvelles formes de « crise » du logement et plus particulièrement celle qui touche la métropole parisienne. Quels seraient alors les principaux outils d’une véritable politique de l’habitat à l’échelle du Grand Paris ?
Jean-Claude Driant : Un des principaux enjeux consiste à libérer du foncier constructible à l’échelle de l’agglomération. Or les lois de libération du foncier, comme la loi Duflot de 2013 portant sur la mobilisation du foncier de l’État, n’agissent qu’à la marge. Ce sont donc plus globalement les documents de planification qui doivent être appréhendés de façon à libérer de la constructibilité suffisante, notamment en première couronne, une zone de marché très tendue. Le potentiel de densification est considérable - et l’on peut à cet égard parfaitement transformer de la maison individuelle en petits collectifs sans retomber dans un urbanisme de tours et de barres - mais certains maires ont encore une forte réticence envers la densité. De plus, une partie de l’opinion craint que le « bétonnage » ne devienne la règle. Mais s’agit-il de « bétonner » ou d’accepter d’être au cœur d’une ville mondiale ?
Sur-Mesure : Cette réticence tient-elle seulement à un problème de représentation lié à l’urbanisme des grands ensembles ? Densifier une ville implique aussi une approche fonctionnelle, esthétique, économique, qui engage la transformation d’un quartier entier.
Jean-Claude Driant : En effet, il faut transformer le tissu intelligemment. Lorsqu’une rue pavillonnaire accueille de nouvelles habitations, cela génère des besoins en équipements (scolaires, sociaux, culturels, d’espaces publics) pour répondre aux besoins de la population nouvelle. Concevoir un projet d’urbanisme à l’échelle de l’agglomération pour les répartir et en financer les coûts est tout de même plus intelligent que de le concevoir à l’échelle communale.
Sur-Mesure : Les enjeux de densification dans le cadre d’un urbanisme stratégique constituent ainsi un des premiers jalons d’une politique d’agglomération portant sur l’habitat. Un second levier pour résorber la « crise » du logement porte sur les enjeux de régulation des prix. Que pensez-vous du dispositif d’encadrement des loyers mis en oeuvre avec la loi ALUR de 2014, qui vient d’être annulé à Paris ?
Jean-Claude Driant : Le débat actuel sur cette mesure porte sur un aspect juridique qu’il faut bien interpréter. Le tribunal administratif n’a pas cassé le principe d’encadrement des loyers mais a contesté son périmètre, en relevant la nécessité de l’appliquer à l’échelle des 412 communes de l’agglomération parisienne, ce qu’elle prévoit très explicitement, puisqu’elle a vocation à s’appliquer à toutes les villes d’une l’agglomération où le marché est tendu.
Sur-Mesure : Mais sur le fond, est-ce une bonne mesure ?
Jean-Claude Driant : Au moment de la mise en place de cette loi, seules deux villes hors de la région Parisienne se sont portées candidates pour l’appliquer également : Lille et Grenoble. Lyon, Nantes, Rennes... n’ont rien demandé. Et cela ne tient pas uniquement à une affaire de parti. Certes, on a perçu à Lille la manœuvre d’un maire un peu isolé dans une agglomération qui n’est plus à sa main, avec un souhait de s’afficher plus à gauche que Manuel Valls. À Grenoble, on a un maire écologiste proche de Cécile Duflot qui voulait donner à sa ville une coloration de ville alternative et innovante. Mais à Nantes par exemple, où les loyers sont également élevés, aucune demande n’a été formulée. Les gens arrivent tout de même à s’y loger et les pouvoirs publics ne veulent pas décourager les propriétaires dont ils ont besoin pour investir. Il s’agit donc aussi d’une affaire de contexte local. En ce sens c’est donc un enjeu qui concerne surtout Paris. Et si cela concerne Paris, c’est le Grand Paris qui doit être visé !
Sur-Mesure : Quels sont les premiers résultats d’application de cette loi d’encadrement ?
Jean-Claude Driant : J’ai échangé avec l’OLAP (Observatoire des loyers de l’agglomération parisienne), en charge de fournir les données statistiques nécessaires à l’encadrement des loyers et qui en dresse les bilans annuels, qui présentait le bilan de cette mesure deux jours après la décision des juges. Il s’interrogeait sur le fait de savoir si le contexte était propice pour passer la loi à l’échelle de l’agglomération et si les statistiques pour le faire étaient disponibles. Or ce n’est pas le cas. Certaines villes de l’agglomération n’ont presque pas de logements locatifs privés et ne possèdent donc pas d’éléments statistiques, le niveau de données nécessaires étant beaucoup trop fin. Il faut donc réfléchir à une application de la loi uniquement dans les communes de l’agglomération où le marché est tendu.
Sur-Mesure : Mais que pense le nouveau gouvernement de cette mesure ?
Jean-Claude Driant : Emmanuel Macron s'est dit peu favorable à cette loi, tout en souhaitant l’évaluer, avant de prendre une décision quant à son extension ou à sa suppression. On peut actuellement évaluer ce qui s’est passé en deux ans à Paris, où une partie des loyers a baissé, mais il est clair que certains propriétaires n’appliquent pas la loi. De plus, l’État et les collectivités ne disposent pas des moyens suffisants pour contrôler efficacement le comportement des propriétaires. Les bilans de l’OLAP montrent cependant que les choses avancent dans le bon sens, lentement certes, d'où la nécessité d’inscrire ce type de mesures dans la durée. Dans Paris, on a des loyers très fortement surévalués, qui baissent. Il y a donc matière à faire de l’encadrement des loyers, avec des dérogations pour certaines communes qui n’ont pas de parc locatif mais qui sont au sein de l’unité urbaine.
C’est une des caractéristiques du système français, on ne fait pas dans la monoculture en développant les trois filières - l’accession à la propriété, l’investissement locatif et le logement social – de manière relativement prudente.
Sur-Mesure : Si l’on s’intéresse maintenant aux politiques de l’habitat menées par les trois derniers gouvernements, peut-on réellement dire qu’il y a eu trois politiques différentes ?
Jean-Claude Driant : Je pense en effet qu’il n’y a pas de différence majeure entre ces trois mandats, bien qu’il y ait une différence de discours. Nicolas Sarkozy exprimait une posture en faveur d’une « France des propriétaires », dont il souhaitait monter la part à 70%. On ne peut pas savoir ce qui se serait passé sans la crise des subprimes en 2008, mais quoi qu’il en soit, l’objectif n’a pas été approché. De plus les anciens ministres du logement consécutifs, Christine Boutin et Benoist Apparu, ont fait croître de nouveau la production de logement social tandis que les mécanismes de défiscalisation de l’investissement locatif (Robien d’abord, puis Scellier) ont également prospéré.
Sous François Hollande, on décréta qu’il fallait construire davantage de logements sociaux et arrêter les « cadeaux aux riches » : on a alors supprimé le système Scellier pour mettre sur pied les lois Duflot puis Pinel. Dans le même temps, sans affirmer haut et fort l’idée d’une « France de propriétaires », on a quand même considérablement renforcé le prêt à taux zéro. Des déclarations idéologiques soi-disant différentes mènent donc finalement à peu de choses près au même résultat. C’est une des caractéristiques du système français, on ne fait pas dans la monoculture en développant les trois filières - l’accession à la propriété, l’investissement locatif et le logement social – de manière relativement prudente.
On n’a pas utilisé le levier des subprimes à l’américaine ou celui du marché hypothécaire, relativement dangereux, pour doper les investissements immobiliers. Ainsi l’on expulse très peu de propriétaires.
On dit souvent que les politiques du logement sont illisibles et complexes à analyser, et qu’il y a des actions contradictoires. Mais la grande erreur est surtout de penser qu’il y a « une politique du logement », alors qu’il y a « des politiques de l’habitat ».
Sur-Mesure : Doit-on en conclure que les politiques d’habitat se décident plutôt à un niveau infranational, et si oui, qu’est-ce qu’une politique d’habitat à cette échelle ? S’agit-il simplement de répondre à des besoins ou bien d’influencer les modes de vie et le système de valeurs d’un territoire ?
Jean-Claude Driant : Oui, c’est tout cela à la fois ! On dit souvent que les politiques du logement sont illisibles et complexes à analyser, et qu’il y a des actions contradictoires. Mais la grande erreur est surtout de penser qu’il y a « une politique du logement », alors qu’il y a « des politiques de l’habitat » visant des objectifs divers en utilisant des leviers différents. Certaines mesures visent par exemple à encourager la construction et l’emploi dans le bâtiment. Ainsi le deuxième poste de dépenses publiques, c’est le manque à gagner de la TVA à taux réduit sur le travail d’un artisan (le premier poste étant les aides à la personne). Cela canalise un chiffre d’affaire et créé du travail déclaré plutôt que du travail au noir.
Lorsque l’on vise des objectifs de mixité sociale, de renouvellement urbain ou bien de transition énergétique... on désigne des enjeux pour lesquels le logement est plutôt un outil qu’un objectif en tant que tel.
Sur-Mesure : Peut-on alors parler de politiques de l’habitat multi-dimensionnelles, qui dépassent la question-même du logement ?
Jean-Claude Driant : Tout à fait, on parle bien de politiques de l’habitat au sens où elles visent des enjeux économiques, sociaux, urbains. Une politique du logement vise à veiller à ce que les gens soient bien logés. Or, lorsque l’on vise des objectifs de mixité sociale, de renouvellement urbain ou bien de transition énergétique, pour lesquels la question du logement est au premier rang, on désigne des enjeux pour lesquels le logement est plutôt un outil qu’un objectif en tant que tel.
La mixité sociale, par exemple, est une notion d’harmonie de la vie urbaine. On peut l’accepter ou non, mais il existe un postulat disant que la vie urbaine est plus harmonieuse si les catégories sociales cohabitent, et l’on utilise le logement pour le faire. C’est le même principe pour le renouvellement urbain. Il ne s’agit pas d’une politique de logement, mais d’une politique d’urbanisme beaucoup plus large, même si l’argent dépensé dans les opérations l’est en grande partie dans le logement pour la démolition, la construction, la diversification.
À cela s’ajoute une diversité d’enjeux contradictoires, entre mixité sociale et droit au logement notamment, ce dernier étant sur le registre de l’urgence et du court terme, tandis que le premier constitue une politique de long terme. Il faut donc trouver des réponses adaptées à ces enjeux, à l’échelle locale, car les marchés sont locaux. En ce sens une politique de l’habitat est plurielle à tous les égards.
Sur-Mesure : Pour terminer, pouvez-vous nous donner votre éclairage sur les mesures du gouvernement actuel qui touchent précisément à la réforme du financement du logement social et des aides aux logements (APL), cette fois à l’échelle nationale ?
Jean-Claude Driant : L’APL et les mesures visant le logement social sont deux mesures différentes mais liées entre elles. L’économie des 5 euros sur les APL n’était qu’un moyen pour le ministère des Finances de boucler le budget 2017. La réforme qui touche le logement social et la création de la Réduction de loyer de solidarité (RLS) est tout autre et vise un triple objectif :
à court terme, introduire une baisse du loyer de 50 à 120 euros pour les locataires du logement social, ce qui va donc mécaniquement engendrer une économie d’aides au logement.
À plus long terme, cela suggère une réforme lourde des loyers du logement social. Ceux-ci ne seraient plus fixés en amont, conséquence du mode de financement des logements, mais deviendraient de plus en plus fonction des revenus des locataires. Il est ainsi prévu à la fois de baisser le loyer des locataires à bas revenus (le RLS) et de déclencher le mécanisme du supplément de loyer de solidarité (SLS) à partir d’un euro de dépassement.
Sur-Mesure : On s’orienterait alors vers des loyers proportionnels aux revenus des ménages, un cercle vertueux ?
Jean-Claude Driant : Il faudra faire attention : les bailleurs étant d’abord des gestionnaires, s’ils savent qu’ils vont perdre des recettes en logeant des ménages à bas revenus, ils risquent de ne plus les loger. C’est un effet pervers sur lequel il faut rester vigilant. D’autre part, l’effet immédiat sur les finances des bailleurs sociaux est considérable. Les pouvoirs publics les avaient obligé depuis plusieurs années à injecter des fonds propres dans leurs investissements. Or, cette réforme des loyers représente pour l’État 1,5 milliards d’économie budgétaire, sur 2,2 milliards d’autofinancement par fonds propres des bailleurs sociaux. Ce sont ainsi les trois-quarts de leur autofinancement qui disparaîtraient.
Le choc d’offre annoncé risque donc d’être un contre-choc d’offre. Cette affaire révèle aussi qu’il existe une grande diversité de bailleurs sociaux. Il y a donc ceux à qui cette fonte de revenus ne posera aucun problème et d’autres à qui cela va en poser. Les petits offices HLM de première couronne ne vont pas survivre. Est-ce une mauvaise nouvelle ? S’il faut marier des petits opérateurs en mauvaise santé, cela va donner de gros opérateurs en mauvaise santé. C’est donc indirectement une manière de recomposer le tissu des bailleurs sociaux, qui aujourd’hui, en Île-de-France, est beaucoup trop éclaté.
Sur-Mesure : Est-ce une occasion ou un objectif ?
Jean-Claude Driant : Le gouvernement est de plus en plus explicite sur ce sujet. Action Logement, par exemple ne l’a pas entendu que d’une seule oreille. D’une façon générale, les « gros » bailleurs en bonne santé financière vont pouvoir manger les plus petits et faire croître leur patrimoine à moindres frais. Pour le bénéfice de qui ? Cela reste à voir.