C’est dans le passage des Gravilliers, au cœur du IIIe arrondissement de Paris, que nous retrouvons Christian Berst et la designer matali crasset. Le galeriste nous invite, en compagnie de sa commissaire d’exposition, à explorer le concept d’hétérotopies développé par Michel Foucault (1967), ces « espaces absolument autres » parmi lesquels « ceux que l’enfant met en œuvre pour régner sur un monde parallèle à celui dominé par les adultes ».
Sur le pas de la porte, Christian Berst et matali crasset nous préviennent : « dans le champ de l’art brut1, ces mondes « habitables » - et le plus souvent « habités » - sont, paradoxalement, le fait de ceux que l’on croit absents au monde. Qu’ils les inventent ou qu’ils les investissent, ces projections non seulement les reterritorialisent, les abritent, mais offrent dans le même temps à leurs auteurs de fonder une nouvelle échelle des valeurs ; un ensemble de règles localisées et s’avérant plus praticables pour qui cherche à se délester du poids de la norme aliénante.
Ces villes labyrinthiques, ces Xanadu, ces fiefs, ces plans, ces cartographies se transforment en demeures – au sens d’Etienne Martin2 – capables, même, de se muer en paradis ou propices à devenir le siège de cosmogonies personnelles. [...] Cependant, chacune des œuvres de cette trentaine d’artistes réveille en nous l’âme de l’enfant bâtisseur, émerveillé de ses propres trouvailles, abolissant le temps et l’espace, jouant à se réaliser dans cet outremonde que lui révèle son imagination. »3
Sur-Mesure : Pouvez-vous nous en dire plus sur la sélection des œuvres et les sensibilités exprimées, sur les différentes facettes de l’habiter ici présentes ?
matali crasset : Christian est en veille permanente sur le sujet ! Dans le processus de travail, nous avons commencé par le choix de cette thématique qui est abordée en art brut par de nombreux artistes. Ce n’est pas un hasard, car ils ont cette particularité de créer leur propre monde, de le redéfinir, et c’est probablement plus simple de le faire en partant de l’habitat, pour aller ensuite beaucoup plus loin, dans des mondes imaginaires intéressants.
Christian Berst : Effectivement, c’est un travail de sédimentation. Dans le champ de l’art brut, certaines thématiques prédominent, ce qui permet de regrouper autour d’elles certains artistes. Et parmi ces artistes, il y a notamment ceux qui mettent en œuvre quelque chose qui relève de la cosmogonie ou qui essaient de définir un lieu. Un lieu qui incarne, qui donne une structure, une cohérence à leur monde.
matali crasset : Le thème de votre cycle de publication « Habiter, des désirs au projet » est intéressant car il parle de projection. J’ai besoin de trouver, comme ici, des gens qui se donnent la liberté de tout réinventer, d’être dans cette logique de prospective. Et c’est un peu ce que j’essaie de faire dans mon métier, à petite échelle, en proposant des approches singulières : c’est ce que je défends.
Cette singularité, je la retrouve dans ces œuvres, en même temps qu’un monde projeté, une direction, une histoire propre à chaque artiste avec son envie d’essayer, d’expérimenter, de casser les codes, qu’ils parviennent à exprimer de manière assez naturelle. Cette facilité à s’extraire du réel, n’est-ce pas ce dont on manque aujourd’hui ?
La maison c’est l’origine de notre singularité. C’est également le point de départ. Notre base de lancement vers l’autre. L’autre monde et les autres… matali crasset
J’ai commencé à me rendre compte de l’importance de la singularité des espaces en visitant la fondation Dubuffet ou la maison du Facteur Cheval, des lieux où cette approche est très évidente. Quand je commence un travail, c’est de ce questionnement dont j’ai besoin.
Les artistes exposés ici ont des images mentales très poussées, avec des représentations très structurées, ce qui est une véritable qualité quand on essaie de se projeter. Ce système de pensée est intéressant, il y a un champ de recherche à ouvrir concernant le fonctionnement de la représentation mentale. Personnellement je ne parviens pas à dessiner un projet si je ne peux pas me le représenter très précisément auparavant.
Cette œuvre par exemple, donne à voir une complexité, un mélange de différents points de vue entre le plan, la façade... il y a une symbiose de l’intérieur et de l’extérieur et aussi du pourquoi, du projet, de l’intention...
Sur-Mesure : On est ici dans quelque chose qui relève du sensible, qui donne un sens pratique à la notion d’habiter. On est moins dans la représentation d’une utopie architecturale ou d’une utopie urbaine qui ferait récit sans parler plus concrètement des usages.
matali crasset : Cette œuvre représente un palais idéal et pose la question de comment on y entre, comment on y vit, laisse entrevoir le parcours pour s’y déplacer, alors même que l’artiste qui l’a réalisée est en prison, dans une cellule de 9 m², confronté à la réalité que l’on imagine. Comment est-il possible de créer cet univers mental ? Est-ce un échappatoire ?
Sur-Mesure : Cette personne parvient à s’extraire d’un environnement clos par le dessin. Est-ce que ce type de réflexion, ces œuvres-là, vous poussent à interroger votre conception et à dépasser, par l’art, la réponse « évidente » à des usages ?
matali crasset : Bien sûr, je ne travaille jamais sans viser un objet plus grand que la réponse à l’usage. L’architecture, la micro-architecture, est plutôt un moyen. Au-delà de l’usage, le lieu doit permettre de prendre conscience, de devenir acteur. J’ai du mal à dissocier les dimensions artistique, sociale, programmatique, écologique. La complexité est de concilier tout cela, d’embarquer tout le monde dans le projet autour de ces notions. Plus la conception est singulière, plus on va réussir à se lancer dans une aventure.
Sur-Mesure : Est-ce qu’il y a derrière ces œuvres une vocation pédagogique ? Une vocation de ces imaginaires d’être des exemples sur la question de l’habiter ?
Christian Berst : Ce serait restrictif. La nature particulière des auteurs de ces œuvres fait que l’on est plutôt dans ce que Michel Foucault nommait l'hétérotopie. Ensuite, ce que l’individu qui regarde fait de ces altérités et de ces projections, et où tout celà l’emmène, nous n’en sommes plus responsables. Mais il faut avoir la générosité de proposer cela. Chacun va essayer d’entrer dans ces œuvres avec sa propre histoire, son propre bagage. L’histoire entre l’œuvre et le regardeur, c’est le mi-chemin et chacun doit réaliser sa partie du chemin.
À l'inverse de l'utopie, l'hétérotopie existe bel et bien comme un contre-espace, un lieu d'accueil pour ce que Harald Szeemann qualifiait de "mythologie individuelle". Christian Berst
matali crasset : Dans un monde tellement pré-mâché, avoir la volonté d’attiser la curiosité, de proposer différentes lectures et interprétations, c’est déjà beaucoup. J’ai l’impression que l’ambition se situe ici, parmi la diversité des projets exposés. Chacun va ensuite trouver l’œuvre qui l’interpelle le plus, celle pour laquelle il va manifester un intérêt plus particulier. Ce que je trouve intéressant dans ces œuvres c’est qu’on peut être interpellé sans avoir une culture artistique.
Christian Berst : Certains disent parfois de l’art contemporain que « c’est facile », quand d’autres sont perdus sans clé de lecture des œuvres. J’apprécie les démarches qui, en donnant le moins d’information possible sur les œuvres présentées, redonnent la responsabilité au regardeur, lui permettent de rencontrer une œuvre, de rencontrer un auteur et à travers lui ce qu’il a à raconter. Mais il y a aussi une particularité de l’art brut, dans lequel la personnalité est indissociable de l’œuvre. Connaître l’auteur, son parcours, son histoire, permet de saisir tout le sens de l’œuvre.
matali crasset : Ce qui est beau, c’est que ces artistes sont moins dans une recherche esthétique : par rapport à une démarche artistique classique, l’esthétique n’est pas leur intention première. Cette notion m’intéresse beaucoup car j’ai toujours pensé qu’utiliser l’esthétique pour parler aux autres était excluant puisque cela suppose une certaine culture…
Sur-Mesure : Vous dites que chacun trouvera une œuvre qui lui parle davantage. Personnellement, quelle est celle qui vous interpelle le plus ?
matali crasset : Celle-ci mais la raison va vous paraître étrange...
Je viens de réaliser un poêle extérieur en Slovénie dans le cadre de la Biennale BIO 25 à Ljubjana et je trouve que cela représente un peu la même chose : une tête, deux bras, une architecture accueillante. Il y a une relation dans la matérialisation et j’avais, en quelque sorte, cette même attention. Je ressens les mêmes ingrédients.
Christian Berst : Cet artiste a une forme de représentation qui relève du mystère, à travers certaines représentations de boyaux - au sens de parcours - il représente, à un moment donné, l’invisible, ce qui normalement n’est pas donné à voir.
Artistes présentés :
Didier Amblard, Giovanni Bosco, Kostia Botkine, Bruno Buissonnet, John Devlin, Sebastian Ferreira, Johann Fischer, Pépé Gaitan, Alexandro Garcia, Hassan, Anton Hirschfeld, Josef Hofer, Jacqueline B., Raphaël Leonardini, Oscar Morales, Albert Moser, Roberto O'Farril Multan, Heinrich Reisenbauer, Prophet Royal Robertson, José Johan Seinen,Patrick Siegl, Carlo Stella, Leopold Strobl, Yuri Titov, Oswald Tschirtner, Pépé Vignes, August Walla.
Après le 20 janvier, profitez encore de l’exposition en version virtuelle 360°.
Pour citer l’article : Christian Berst, matali crasset, « Hétérotopies : architectures habitées », Revue Sur-Mesure [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 18/01/2018, URL : http://www.revuesurmesure.fr/issues/habiter-des-desirs-au-projet/heterotopies-architectures-habitees
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Christian Berst rappelle, dans sa propre définition, que l'art brut est l'expression d'une mythologie individuelle, affranchie du régime et de l'économie de l'objet d'art. Ces œuvres sans adresse manifeste sont produites par des personnalités qui vivent dans l'altérité – qu'elle soit mentale ou sociale - et qui nous renvoient à la métaphysique de l'art, c'est-à-dire à la pulsion créatrice comme tentative d'élucidation du mystère d'être au monde. ↩
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Demeures est une série d'œuvres du sculpteur Etienne Martin, sujet qu'il a particulièrement approfondi durant sa carrière. ↩
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Retrouvez le texte complet au sein du catalogue d’exposition : Hétéropies : architectures habitées, ISBN : 979-10-90463-47-9 ↩