Le thème de la « démocratie alimentaire » constitue un cadre d'analyse empirique et théorique innovant pour interroger de nombreuses pratiques urbaines et paysannes émergentes. Cette notion s'inscrit au croisement de recherches récentes en phénoménologie environnementale et en sciences politiques, et s’appuie sur des travaux contemporains en études urbaines. Elle intègre des problématiques relatives à la justice spatiale et environnementale et à la démocratie « urbaine », en interrogeant les capacités des acteurs aux formes de légitimité politiques diverses à faire entendre leurs voix et reconnaître leur pratiques. L'idée directrice est fondée sur les grands principes suivants :
a) les acteurs paysans revendiquent une « souveraineté alimentaire » c'est-à-dire le droit d'un peuple à déterminer son système alimentaire de manière indépendante, notamment vis-à-vis des acteurs de marché ;
b) les acteurs urbains et paysans sont les défenseurs et les représentants d’une « citoyenneté alimentaire » qui revendique une forme de contrôle sur les systèmes alimentaires ;
c) « la démocratie alimentaire idéale signifie que tous les membres du système agri-alimentaire ont des opportunités égales et effectives de participer à la formation du système, ils disposent en particulier des connaissances à propos des moyens alternatifs de concevoir et réaliser ce système » 1.
Analyser les dynamiques et les acteurs qui pratiquent et construisent les réseaux de la « démocratie alimentaire » conduit alors à observer une ville à contre-courant de la métropolisation. Cette urbanité là est en effet davantage marquée par l'expérimentation d’usages contemporains de la « nature en ville ». Ainsi, l'organisation politique des systèmes alimentaires émergents n’est pas réductible à la captation des flux économiques et culturels de la mondialisation. Ces nouveaux réseaux participent en revanche d’un dépassement de l’opposition binaire entre mondes urbain et rural, rendue obsolète par les phénomènes de polarisation métropolitaine. Ils redéfinissent en ce sens les pratiques démocratiques qui s’organisent « par le bas ». En sciences sociales, des paradoxes apparents naissent les bonnes questions. Si la « démocratie » représente un concept pratique et théorique de la tradition politique moderne, l’étude des pratiques et des lieux qui en matérialisent les principes permet de mieux définir et d’approfondir les formes d’organisations politiques vers lesquelles elle pourrait tendre.
Sentir, se nourrir et agir : la démocratie alimentaire en théorie
La quasi-totalité des théories politiques modernes occidentales se fondent sur un paradigme anthropologique ou sociologique de l’Homme. L'Homme est-il sociable ou individualiste ? Bon ou mauvais ? A priori autonome ou inscrit dans une communauté ? Est-il rationnel ou utilitariste ? Selon cette tradition, connaître « l'état de nature » de l'Homme - dans la tradition philosophique moderne - et ses qualités psychologiques fondamentales - dans la tradition contemporaine - permet de définir les règles idéales de la vie en société, le bon « contrat social ».
Dans sa théorie politique environnementale intitulée Les nourritures, Philosophie du corps politique, Corinne Pelluchon2 choisit de réfléchir à partir d’un tout autre point de départ. Elle considère en premier un fait biologique universel : « nous mangeons pour vivre ». Dans la même perspective, « nous habitons notre environnement ». La théorie politique ainsi développée à partir de cette « éco-anthropologie » a des conséquences majeures sur l'idée même de démocratie, notamment en ville. L’auteur montre à cet égard en quoi les relations tissées entre les individus pour se nourrir et se loger sont au cœur de la vie en société et influencent son organisation politique. Ainsi, dans n'importe quelle société humaine, savoir comment les individus se nourrissent doit être une des bases de la définition du système politique. Cette thèse remet également au centre des rapports de l’individu au monde la question de la sensation et de son expérience dans l'environnement plutôt que de privilégier le point de vue de « l’individu rationnel » de la théorie politique moderne. Le sentir constitue en ce sens un mode perceptif originel qui conditionne la représentation au même titre que la capacité de représentation conditionne la pensée humaine. Dans le même ordre d’idées, le fait d’habiter est une caractéristique psycho-environnementale première qui implique de concevoir l'existence d'une « pensée de l'habitation », où la ville est considérée « comme un biotope »3. Cette analyse fait signe vers un enjeu politique qui consiste à insérer la ville dans un contexte déterminé par les acteurs qui habitent les bâtiments mais aussi par l'environnement et le climat qui caractérisent le lieu. Dans un second temps, habiter signifie aussi temps « être habitant » ; c’est à dire « être concerné » par les décisions sur les lieux que l'on habite.
Dans cette perspective analytique, le lieu de l'habitation forme le premier lieu d’exercice de la démocratie au sens moderne : il fonde l’expression de la citoyenneté, notamment dans l'habitat partagé qu'est la ville. Cette réflexion conduit à écarter les approches « techniques » de l'urbanisme que sont l'aménagement du territoire et les techniques de gestion de l'espace. Aussi, l’exercice de la vie politique dans la ville, ainsi que « toute réflexion sur le devenir des campagnes » demeurent empreintes de « dimensions sociales, environnementales et culturelles »4. Pour l'auteur, habiter et réaliser le devenir de la citoyenneté habitante sont ainsi liés par la nécessité de « vivre de » - enjeu de la définition des modes de vie – et par l'inscription de la réflexion au sujet de ces modes de vie dans une « philosophie de la corporéité »5 . En ce sens, c’est le fait « d’habiter, bâtir, cultiver », qui permet de « penser le commun ». Ainsi dans notre univers politique occidental, cette expérience de la citoyenneté permet d'explorer les enjeux de la justice spatiale et distributive, de la préservation de l'environnement, de la valorisation des espaces publics, réels, médiatiques ou encore virtuels.
Ce nouveau point de départ de la réflexion politique a également pour but de définir un point de comparaison universel : pour C. Pelluchon, les nourritures ne désignent pas seulement le produit de l’alimentation, mais « désignent ce dont nous vivons et dont nous avons besoin, le milieu dans lequel nous baignons et tout ce que nous nous procurons, la manière dont nous nous le procurons, nos échanges, les circuits de distribution, les techniques qui conditionnent nos déplacements, nos habitations, nos œuvres, mais aussi les écosystèmes »6. Autant d'enjeux qui constituent donc de nouveaux terrains pour les chercheurs en politiques urbaines, et qui renouvellent les relations entre Ville et Nature. La démocratie alimentaire pose en effet spécifiquement la question des « cultures démocratiques » au double sens de l'expression : d'une part à propos de l'influence des pratiques démocratiques sur l'organisation des systèmes alimentaires, et d'autre part, sur l'effet de ces pratiques alimentaires sur les systèmes politiques démocratiques eux-mêmes. Quels sont alors les éclairages apportés par les politiques urbaines alimentaires à la notion de démocratie ?
Des réseaux alimentaires citoyens aux cultures démocratiques paysannes et urbaines
Le cadre d’analyse des réseaux alimentaires a pour objectif de décrire les enjeux de pratiques politiques à petite échelle, dont le développement des jardins urbains constitue un exemple significatif. Ces pratiques réintroduisent les usages de la nature en ville via les démarches de contrôle de l'alimentation des urbains, qui reflètent un certain type de changement du rapport à l'espace par un dépassement de l'opposition urbain/rural. Alors que les études classiques portant sur la démocratie urbaine analysaient des dispositifs politiques souvent institués par les pouvoirs publics, la culture des jardins et le développement de l’agriculture urbaine témoigne de pratiques initiées hors des institutions formelles. Les modèles pionniers initiés dans les villes de Détroit aux Etats-unis et de Todmorden en Angleterre s’exportent aujourd’hui et se renouvellent dans le monde européen. Ce phénomène des jardins urbains a ensuite permis aux chercheurs de passer de l'étude des systèmes alimentaires alternatifs à celle de la gouvernance alimentaire, puis à la notion démocratie alimentaire.
Dans ce registre, la philosophe Joëlle Zask dans son ouvrage La démocratie aux champs7 réhabilite le rôle des paysans dans les pratiques démocratiques qui fondent les démocraties libérales occidentales. Contre le mythe d'une citoyenneté exclusivement urbaine, elle retrace l'histoire des pratiques de la citoyenneté rurale. Elle dénonce par la même occasion le fait que les premières républiques américaines et françaises se soient fondées à la fin du XVIIIème siècle dans la tentative d'exclure les paysans du système de décision « démocratique », alors qu'ils représentaient environ 90% de la population à cette époque. Elle décrit la perpétuation et la convergence des pratiques démocratiques urbaines et paysannes dans les milieux populaires, et ce malgré les préjugés attachés aux cultures paysannes entretenues par les tenants d'une « démocratie élitiste ». J. Zask revient ainsi sur l'histoire récente des jardins ouvriers, qui n'ont pas été en pratique ce que leurs théoriciens avaient souvent imaginé d'utopique ou de paternaliste : « On peut donc dire que le travail d'uniformisation, que réclamaient aussi bien le « républicanisme triomphant » de la Troisième République que l'usine et la fabrique, s'est arrêté à la porte du jardin ouvrier. Là, chacun redevient soi-même et se relie aux autres »8. Partant de là, J. Zask propose les bases d'une démocratie écologique radicale inspirée des pratiques éducatives, sociales et politiques autour de l'alimentation et des cultures correspondantes qu'ont développés urbains et paysans.
Mais le concept de démocratie alimentaire en tant que tel a été utilisé pour la première fois par Tim Lang qui y voit « une lutte titanesque entre les forces du contrôle et la pression démocratique » au début des années 1990. Entre les trois grands opérateurs de gouvernance que sont les citoyens, les acteurs de marché et les acteurs publics, T. Lang fait référence aux capacités des citoyens à contrôler leur alimentation en fonction du niveau d’information dont ils disposent. Cette apport conceptuel a donné naissance à un champ de recherches et d’expérimentations portant sur plusieurs sujets : la reconnaissance et l'accompagnement des systèmes alternatifs alimentaires par les institutions locales, la capacité de contrôle de l’alimentation et des systèmes alimentaires par les citoyens, la justice sociale alimentaire dans la capacité des gens à avoir accès à une même qualité d’alimentation.
À titre d'exemple, en Australie, les chercheurs Sue Booth et John Coveney ont réalisé un état des lieux de la capacité des mangeurs à contrôler leur alimentation. Ils ont ensuite décrit certaines pistes de mise en œuvre à l'échelle domestique, collective puis institutionnelle pour modifier et améliorer les systèmes alimentaires locaux9. En France, le projet de recherche-action Solidarité Alimentaire Territoriale (SOLALTER) a étudié les initiatives rurales et urbaines en matière de justice alimentaire en Bretagne et décrit un nombre important de projets10. Les chercheuses Yuna Chiffoleau et Dominique Paturel décrivent et analysent également les innovations sociales des réseaux alimentaires en circuits de proximité dans le sud-est de la France. Grâce à une approche croisée mêlant la sociologie économique et l'économie du Care, les auteures entendent identifier les innovations hors des politiques publiques et du marché, portées par « des processus collectifs multi-acteurs ». Les coopératives, l'adossement des projets aux structures d'aide sociale privées ou publiques, les mécanismes de don, l'apprentissage collectif de la cuisine, les échanges de service, les producteurs avec programme d'insertion et en général la décommodification des systèmes, peuvent favoriser la participation des personnes, et plus particulièrement les personnes précaires, aux réseaux alimentaires citoyens. Dans le sillage de ces réflexions sur la justice alimentaire, la chercheuse californienne en sociologie rurale Julie Guthman fait un retour d'analyse après dix ans d'observation d’étudiants, pour certains « missionnaires », en food study11. Dans de nombreux projets, le public cible, majoritairement noir et pauvre, n'était pas au rendez-vous, à l'inverse des blancs et noirs de classes moyennes. En interrogeant l'histoire du rapport des communautés noires à l'alimentation, elle analyse la distance des habitants avec les petites épiceries de quartier où ils ont longtemps été discriminés à l'inverse des grandes surfaces, ou encore le refus de cultiver bénévolement un jardin collectif qui rappelle trop la permanence de la ségrégation dans la répartition des capitaux du système agro-alimentaire américain. Dans une optique démocratique, on peut alors commencer par poser que l'exclusion de certains groupes de la communauté politique alimentaire doit permettre d'en reconsidérer les frontières pour réagencer le système alimentaire d'un territoire.
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RENTING Henk, SCHERMER Markus et ROSSI Adanella, « Building food democracy : Exploring Civic Food Networks and Newly Emerging Forms of Food Citizenship », Int. Jrnl. of Soc. of Agr. & Food, Vol. 19, No. 3, pp. 289–307 ↩
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PELLUCHON Corinne, Les nourritures, Philosophie du corps politique, coll. « L'ordre philosophique », éd. Seuil, 2015 ↩
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PELLUCHON Corinne, op. Cit., p. 94 ↩
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PELLUCHON Corinne, op. Cit., p. 95 ↩
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PELLUCHON Corinne, op. Cit., p. 96 ↩
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PELLUCHON Corinne, op. Cit., p. 18 ↩
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ZASK Joëlle, La démocratie aux champs, La Découverte, 2016 ↩
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ZASK Joëlle, ZASK Joëlle, op. Cit., p. 90 ↩
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BOOTH Sue, COVENEY John, Food Democracy, ed. Springer, Singapore, 2015, p.57 ↩
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GAUTIER Jeanne – Ingénieur Agronome – 2014 - Cartographie des initiatives Bretonnes projet-solalter.org/wp-content/uploads/2015/01/carte-initiatives-solalter.pdf ↩
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GUTHMAN Julie « Bringing good food to the others : investigating the subjects of alternative food practice », Cultural geographies, 2008, n°15, pp. 431-447 ↩