Il est indéniable que les habitudes de consommation des villes ainsi que leur impact sur les relations sociales et sur l’espace urbain ont subi d'énormes changements ces dernières décennies. Diversification des modèles familiaux, plus flexibles et éclatés ; redistribution des tâches domestiques, conjuguée à l’intégration de la femme au monde du travail ; augmentation de la mobilité urbaine provoquée par les processus de délocalisation et de séparation des espaces de travail, d'habitation et de loisir ; nouvelle conception du travail et du temps libre… en définitive, une profonde transformation des modes de vie qui est venue accompagner de nouvelles logiques commerciales.
Le boom des dynamiques de loisir liées à la consommation - avec comme principale figure celle du centre commercial, monofonctionnel et déconnecté de la trame urbaine - est en train de générer un impact important sur la structure de l’activité commerciale. Ces dynamiques sont renforcées par l’usage du transport privé ou les nouvelles tendances du e-commerce et du porte-à-porte qui n’ont, à priori, pas besoin d’un support urbain qui les accompagne.
D’un autre côté, il est de plus en plus facile d’observer comment, dans les espaces les plus fréquentés de nos villes mondialisées, surgissent des activités globalisées, des commerces et établissements qui sont souvent déconnectés de l’endroit du monde où nous nous trouvons.
En même temps que les commerces de proximité disparaissent pratiquement de ces espaces de centralité à forte valeur foncière, d’autres secteurs moins intéressants pour les entreprises sont poussés à l’inactivité et soumis à un processus de fermeture des commerces, lorsqu’ils ne sont plus rentables ou qu’ils ne trouvent pas de repreneurs pour poursuivre l’activité.
Dans ce contexte, il semble incontestable que le modèle productif, économique et commercial de nos villes ait besoin d’être repensé en attirant l’attention non seulement sur l’activité économique, mais aussi sur la relation entre celle-ci et la qualité de vie des habitants. Effectivement, l’activité économique en pied d'immeuble constitue un des éléments essentiels du paysage urbain, un élément de dynamisation de l’espace public et de la vie en ville. Il est aussi un facteur clé dans la perception de la sécurité publique, de la mixité des personnes qui y habitent, plus concrètement, c’est ce que nous attendons d’un espace public attrayant. Le commerce de proximité peut également être un facteur important pour développer des habitudes de consommation plus responsables et moins consommatrices de ressources - contrairement celles que nous utilisons pour nous déplacer sur vingts kilomètres ou plus jusqu’au centre commercial le plus proche.
La réactivation urbaine et commerciale peut-elle impulser un changement de modèle productif dans nos villes ? Quelles relations existent entre les modèles de développement urbain et l’activité économique ? Comment les tissus commerciaux obsolètes peuvent-ils être réactivés et devenir des leviers d’amélioration de la qualité de vie urbaine ?
Vers de nouveaux modèles productifs et de consommation dans nos villes
Pour affronter ce grand défi, il est nécessaire d’analyser les réalités commerciale et urbaine dans une optique complexe et intégrale. Analyser les facteurs comme la densité et la complexité urbaines, les caractéristiques physiques de l’espace public, le confort et le paysage urbains, ainsi que la mobilité entre quartiers et l’intégration de l’activité commerciale dans les réseaux de parcours quotidiens (en relation avec les équipements et services quotidiens, noeuds de mobilité), est essentiel si nous voulons comprendre le rôle de l’activité commerciale dans la ville, ainsi que les problèmes qui lui sont inhérents. Nous devons garder à l'esprit que la vitalité urbaine n’est pas dépendante d’un seul facteur, mais qu'elle est influencée par différents facteurs économiques, sociaux, culturels, etc. qui s’entremêlent. Ce point de vue, nous permet de comprendre que la ville doit être à la fois support et générateur d’expériences et pas seulement la scène d’un échange fugace de biens de consommation.
Il est également important d’ouvrir les yeux sur de nouveaux modèles et réseaux commerciaux, de questionner le rôle et l’expérience des usagers et consommateurs et leur rapport avec les producteurs, de laisser de la place à la mixité, à l’échange et à la construction de connaissance(s) et d'identités collectives et de mettre en valeur la manière dont la participation citoyenne et ses initiatives peuvent jouer un rôle décisif dans cette réactivation.
Expériences de réactivation dans les quartiers
Dans le même esprit, il est intéressant d’évaluer comment la mise en place d’actions intégrées publiques-privées peut fonctionner comme moteur d’activation de zones défavorisées. Différents projets de référence ont abordé la question de la réactivation d’espaces inactifs, au-delà de la simple activité commerciale. C’est le cas de « The MeanWhile Project », une initiative qui met autour de la table promoteurs, propriétaires, autorités locales et différentes organisations pour transformer des espaces vides en zones actives où développer des activités culturelles, des activités commerciales temporaires et d'autres solutions hétérodoxes qui visent à revitaliser des espaces dégradés. Un autre exemple, la « Estrategia Comboi »1, est un projet qui a servi à impulser le travail de nouveaux professionnels en même temps qu'étaient redynamisés des locaux vacants dans plusieurs villes de la région de Valencia.
Paisaje Transversal s’intéresse depuis plusieurs années à la manière dont l’urbanisme peut être un support pour accompagner les processus de réactivation urbaine et commerciale. Lors de notre première expérience avec le projet #Egia Mapa, dans le quartier d’Egia (Donostia / San Sebastien) au cours de l’année 2012, nous avons développé de concert avec le projet de Tabakalera (Centre international de la culture contemporaine de Donostia), un processus qui visait au recyclage des espaces désaffectés à travers le développement de stratégies culturelles et « d’architecture adaptative »2 qui permettaient d'identifier des initiatives et propositions citoyennes pour dynamiser ces espaces. En parallèle, l’élaboration des « Protocoles d’activation de l’Espace Public et Locaux Commerciaux Vacants », guide opérationnel mis à disposition des citoyens et des établissements du quartier comme outil facilitateur des démarches de développement d'activités, a permis la mise en place de diverses initiatives dans l’espace public et les équipements du quartier.
Un autre cas pratique développé en 2017, consistait en l’élaboration de la « Stratégie de Revitalisation du Centre de Pinto », ville de 50.000 habitants dans l'agglomération de Madrid dans lequel nous avons proposé une série d’actions et de projets pour dynamiser l’activité, tant publique que privée, du centre historique très affecté par le vieillissement démographique et le départ de la population vers d’autres quartiers, la perte de sa dimension centrale et la mauvaise qualité de ses espaces publics et de ses services publics. Pour ce faire, les différents projets d’amélioration des itinéraires piétons et des espaces publics les plus significatifs (place de la Mairie, place de la gare), la création d’itinéraires patrimoniaux et l’implantation d’un nouvel équipement hybride (activités publiques et privées), constituent un pari pour les nouveaux modèles productifs, économiques et commerciaux des quartiers : des éléments fondamentaux pour la régénération urbaine de ces espaces.
Plan de Dynamisation Commerciale de Amara Berri
L'un de nos derniers projets développé dans cet esprit est le « Plan pour la dynamisation commerciale d'Amara Berri » à Saint-Sébastien. Il s’agit du quartier le plus peuplé de la ville (avec plus de 30.000 habitants). Son profil hétérogène est le résultat du regroupement de quartiers historiques et des développements urbains successifs depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000. Une dynamique de perte d’activité commerciale accentuée et le développement d’un paysage constitué de locaux commerciaux vacants ont conduit la Mairie à mettre en place un plan de dynamisation.
Après plusieurs mois de travail où, en plus du travail de diagnostic nous avons eu l’occasion de travailler en concertation avec techniciens et responsables municipaux, associations de quartier, commerciales et hôtelières et différents commerçants du secteur, trois lignes stratégiques ont été définies :
- Intensifier les axes et centralités commerciales du quartier, en encourageant l’activité dans les zones qui comptent une densité commerciale suffisante, en consolidant et en renforçant leur centralité;
- Diversifier les zones non commerciales, afin de répondre à la situation de certaines zones du quartier, sans attrait commercial et éloignées des axes d’activité, mais qui pourraient avoir une valeur potentielle pour le développement d’activités non commerciales et d'initiatives enrichissantes ;
- Dynamiser Amara Berri dans l’ensemble de la ville, afin de stimuler une identité propre et d'augmenter son potentiel d’attractivité à travers d’une offre différenciée, tant pour les résidents du quartier que pour le reste de la ville.
Ces lignes stratégiques articulent un total de 18 actions, qui englobent tant des aspects procéduraux (la création d’une table de commerce et d’une identité reconnaissable du commerce du quartier), que des projets de rénovation des principaux axes commerciaux, ou la mise en place de diverses initiatives économiques, culturelles et sportives qui permettront l’utilisation de locaux commerciaux vacants et des espaces publics peu exploités ou dégradés. Dans l’ensemble, les différents projets essaient de de parvenir à une approche globale des problèmes du quartier, considérant l’activité commerciale comme une pièce en plus de l’engrenage qui génère la ville active. Dans ce sens, les villes ont encore de grands défis à relever.