Entretien avec Gérard Pascalis, directeur chez Servanin S.A, société de locations de camions avec chauffeurs.
Article rédigé avec le soutien de l'Ecole urbaine de Lyon.
Saint-Priest
Son campus universitaire, ses espaces verts (forêt de Feuilly, zone du Fort, parc départemental de Parilly), sa proximité avec l’autoroute A43 et surtout ses nombreuses zones d’activités économiques et industrielles. Dernier né sur la commune, le Parc Technologique offre un savant mélange entre tertiaire et habitat. « Bâti sur un modèle anglo-saxon »1, cet espace a pour fonction d’accueillir des entreprises inscrites dans des « secteurs d’activités à forte valeur ajoutée (Mérial, SFR, Iribus, Cap Gemini) », tout en conservant les caractéristiques des quartiers « durables ». Inscrit dans l’opération « Coulée verte de l’agglomération »2, l’accent est mis sur la préservation d’une qualité de vie, à la fois pour les actifs et pour les résidents des multiples programmes immobiliers.
Cachée derrière des grands cyprès, alignée le long des trottoirs, proche des parkings déserts et des hôtels miteux, la vie s’incarne dans les allées et venues des conducteurs routiers. Contrastant avec le silence des lieux, on perçoit quelques bribes de conversations dans une langue étrangère. Sur le territoire, la présence de notre petit groupe d’étudiants ne passe pas inaperçue. Nous avions pourtant l’attirail du parfait touriste : baskets tout confort, bonnet sur la tête, sac à dos harnaché et appareil photo autour du cou.
Comment continuer à lever le nez pour chercher « la bonne photo3 » lorsque l’on se retrouve confronté à l’inattendu ? Qui sont ces hommes ? Qu’attendent-ils, réfugiés dans la cabine de leur camion et emmitouflés dans d’épaisses parkas ? Sont-ils autant surpris que nous de les voir ici ? Que font-ils de leur journée ? Comment vivent-ils ? N'ayant pas obtenu de réponse dans l’immédiateté du terrain, ces questions sont restées en suspens jusqu’à ma rencontre avec Gérard Pascalis, dirigeant d’une société de location de camions avec chauffeur.
Comment expliquer la présence de conducteurs à l’arrêt, réfugiés dans l’habitacle de leur camion, en bout de la rue Jean Zay, à Saint-Priest ?
La rue Jean Zay se trouve à proximité de la D318, plus communément appelée la route de Lyon. Elle a l’avantage de se situer en pleine zone industrielle et de desservir plusieurs entrepôts, principalement ouverts du lundi au vendredi. Il est très rare que les zones soient ouvertes le samedi. La plupart du temps, les camions qui arrivent le vendredi et qui ne peuvent pas livrer ou qui ont des marchandises à récupérer le lundi sont obligés de rester dans ces espaces ou sur des parkings plus ou moins aménagés.
Beaucoup de conducteurs ne sont pas des « locaux ». Ils viennent d’autres pays ou d’autres régions de France. Pour eux, c’est très compliqué d’aller ailleurs en ville pour trouver un meilleur endroit. De plus, un transporteur est tenu de faire le moins de kilomètres parasites possible (puisqu’il est payé au kilomètre). La plupart du temps, ils restent donc dans ces zones industrielles.
Comment s’organiser quand on doit passer plus de 24h dans cette zone ? Existe-il des points de relais ? Savent-ils où s’installer ?
Ça dépend des coins et des conducteurs. Ceux qui ont l’habitude d’aller livrer toujours aux mêmes adresses ont leurs repères et connaissent exactement l’endroit le plus tranquille dans une zone sécurisée. Mais une grande majorité de conducteurs viennent-là pour la première fois. Pour eux, c’est la découverte ! Ils ne se lancent pas à l’aventure n’importe où.
Ils sont obligés de rester sur place, ils s’organisent à leur façon. Le plus souvent, ils vivent dans leur camion toute la semaine : ils ont de quoi manger, des couchettes à bord et quand les véhicules sont très bien équipés, la climatisation.
Pourtant, il y a quand même des choses qu’ils n’ont pas … notamment tout ce qui touche à l’hygiène corporelle : les sanitaires et l’eau courante. C’est difficile de prévoir des litres d’eau à bord d’un véhicule.
Concernant le ravitaillement, ils doivent manger des produits frais, comme du pain. Ils cherchent un endroit stratégique, qui ne soit ni trop loin de la zone industrielle, ni trop près afin d’éviter les nuisances liées à ces quartiers qui ne sont pas toujours très sécurisés.
C’est-à-dire ? Contre quels types de nuisances doivent-ils se prémunir ?
La semaine, les zones industrielles comptent surtout des actifs qui viennent travailler dans les bureaux ou dans les hangars alentours. Le week-end, elles sont quasi-désertes, il y a seulement des camions et leur chauffeur. Ces espaces deviennent bien souvent le terrain de jeu de jeunes qui viennent faire des rodéos, certains dealent mais il y a aussi de la prostitution. Alors que seuls sont présents les camions le week-end, l'inactivité dans les zones industrielles draine une autre population.
Ce qu’il se passe dans la rue, ce n’est pas leur problème. Il peut y avoir de la prostitution, des rodéos ou du deal, ils s’en foutent !
Est-ce que ces établissements peuvent devenir un gage de sécurité ?
En fait, il s’agit plutôt de délinquance que j’appelle « péri-urbaine ». Les conneries ne seront pas faites en ville mais plutôt en périphérie. Ces zones-là sont idéales, elles sont à la fois moins contrôlées et moins regardantes. Le week-end, on ne s’attend pas à trouver des flics dans la zone industrielle ! Il n’y a personne pour inspecter à part quelques sociétés de surveillance. Elles sont employées par des entreprises pour aller contrôler leur dépôt et éviter qu’il y ait des vols. Mais ça se limite à ça : ce qu’il se passe dans la rue, ce n’est pas leur problème. Il peut y avoir de la prostitution, des rodéos ou du deal, ils s’en foutent ! Eux, ce qu’ils veulent vérifier c’est que l’entrepôt qu'ils doivent surveiller n’ait pas d’incident.
Alors pourquoi se stationner à proximité des hôtels ?
Ce sont souvent des camions dépourvus de couchette que l’on trouve à proximité de ce type d’hébergement. Il y a beaucoup d’hôtels dits de « première gamme » parce que les zones industrielles offrent une surface commerciale financièrement compétitive. Beaucoup d’hôtels s’implantent ici en dehors de la ville. Il y a une forte demande d’hébergements, de courte-durée et à prix bas.
Mais pourquoi le dimanche ?
En France, la réglementation routière impose aux conducteurs - qu’ils viennent de l’étranger ou pas - d’arrêter de rouler le dimanche. Les routes sont interdites à la circulation des poids lourds du samedi minuit au dimanche minuit (sauf dérogation). Les camions que l’on voit circuler le dimanche sont souvent des « camions-frigo ». Ils doivent rouler tout le temps pour ne pas casser la chaîne du froid. D’autres dérogations peuvent concerner des produits dangereux, comme par exemple l’oxygène livré dans des camions citernes pour les hôpitaux.
C’est un métier qui implique un certain mode de vie. Comment s’adaptent les conducteurs sur le long terme ?
C’est toute une organisation : ils sont sacrément équipés ! Ils partent de chez eux avec une glacière et des produits frais. Certains camions sont équipés de frigo. Après, c’est sac de couchage, affaires de rechanges, comme si on partait une semaine avec une valise. Ils ont quelques produits « pratiques » comme des pâtes, mais c’est tout !
S’ils ne trouvent pas d’endroits pour se laver, ils ne se lavent pas !
Et pour se laver quotidiennement ?
S’ils ne trouvent pas d’endroits pour se laver, ils ne se lavent pas ! Et je vais être un peu cru, mais certains conducteurs n’ont même pas le temps de s’arrêter pour uriner, encore que cela se fait de moins en moins. Ils le font dans des bouteilles qu’ils mettent dans leurs camions et qu’ils versent ensuite sur les parkings d’autoroutes. Le constat que vous avez fait lors de votre balade urbaine est partagé par l’ensemble des routiers : l’inexistence de structure d’accueil pour les conducteurs immobilisés. Ils s’organisent entre eux pour s’entre-aider et s’occuper le dimanche, loin de tout. Ils partagent de la nourriture mais surtout ils se retrouvent. Il y a une sacrée solidarité entre conducteurs ! Ils gardent un œil les uns sur les autres parce que le nombre d’accidents, de vols ou d’agressions est impressionnant. Des gars se font détrousser parce que les fenêtres du camion sont restées entrouvertes. C’est pour ça qu’ils essaient de se mettre côte à côte pour se protéger entre eux.
Ils s’adaptent en permanence selon la zone où ils doivent rester immobilisés ?
Disons qu’ils ont leur propre organisation, entre eux, en interne. Malheureusement, on entend souvent dire qu’après leur passage, c’est sale, mais c’est normal. Mettez des poubelles, mettez des sanitaires ! Sur des zones industrielles comme celle-ci, les entreprises ne manquent pas, elles devraient unir des moyens financiers pour créer des structures adaptées à toutes leurs activités, dont le transport fait partie. Que ce soit des sanitaires, un coin pour se protéger ou même une connexion wifi pour ceux qui veulent joindre leur famille quand ils sont en déplacement tout le week-end. Ils sont obligés de s’adapter et de se dépanner entre eux. J’ai eu des conducteurs qui mettaient leur vélo dans leur camion. Sur place, ils allaient faire un tour pour trouver un endroit plus sympa, pour aller boire un café ou tout simplement voir du monde !
Il manque clairement des équipements commerciaux autour des métiers de la route.
Cet isolement et cette précarité du mode de vie des routiers, constitueraient-ils un frein au renouvellement de la profession ?
C’est vrai qu’en France, on a deux problèmes majeurs. Le premier concerne le manque de structures d’accueil. Pourtant il en existe en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis ! Mais en France non. Il y a très peu de grands centres routiers où les conducteurs peuvent stationner, prendre une douche, manger correctement, se retrouver entre eux, avoir des systèmes de réparation, de dépannage … Il manque clairement des équipements commerciaux autour des métiers de la route.
L’autre problème résulte davantage d’une dégradation de l’image associée à la profession et à la pollution : ils roulent doucement, créent des embouteillages et polluent. Clairement, c’est la caricature du conducteur en marcel qui ne sait pas aligner deux phrases sans faire de faute. Pourtant aujourd’hui, les camions sont ultra modernes : il y a des obligations réglementaires pour circuler avec des véhicules moins polluants. Il y a aussi des contraintes de sécurité routière drastiques ! On ne peut pas faire n’importe quoi avec un camion, il y a beaucoup de contrôles. En 2018, le conducteur routier est qualifié et dans certains cas, il a des formations spécifiques comme pour le transport de matières dangereuses.
Il y a 25 ans, quand on demandait à un enfant de 10 ans le métier qu’il voulait faire, « routier » arrivait dans les dix premiers métiers cités. Aujourd’hui, le métier a disparu des listes, comme s’il n’existait plus. Ça n’attire plus les jeunes, alors qu’en parallèle, dans la région Rhône-Alpes par exemple, on cherche 10.000 conducteurs ! Et on n’a personne à mettre dans les camions parce que personne ne veut faire ce métier-là.
Il faudrait réellement envisager d’intégrer les activités de transport dans ces zones périphériques.
Pour autant, pourrait-on développer des structures d'accueil dans les espaces vacants ? À Saint-Priest, les friches inexploitées, pourraient-elles servir d’expérimentation à ces centres d’accueil ?
Au lieu de vouloir meubler à tout prix les espaces vides par des entrepôts ou les mélanger avec des zones d’habitat où le foncier est plus rentable, il faudra aussi se préoccuper des populations qui se côtoient. Des possibilités il y en a. En revanche, on attend toujours la volonté politique pour le faire. Les camions c’est comme les usines, si on peut éviter de les avoir dans son quartier, on préfère ! Mais en attendant, les conducteurs sont obligés d’avoir des modes de vie contraints par les environnements difficiles des zones industrielles.
99% des marchandises qui arrivent dans les villes, que ce soit dans nos assiettes, ce qu’on porte, notre mobilier ou bien même nos voitures, sont transportées par camions. On ne peut pas y échapper ! La solution n’est pas de continuer à les reléguer à l’extérieur : il faudrait réellement envisager d’intégrer les activités de transport dans ces zones périphériques et extra-périphériques. Une négociation avec le reste des habitants, les entreprises et les politiques permettrait d’améliorer la cohabitation au lieu de laisser les conducteurs errer avec leurs camions alignés les uns derrière les autres, où la vie se passe à l’écart, cachée et loin de tout.
Porter un nouveau regard sur la vi(ll)e active c’est se poser des questions, se préoccuper de ce qui dérange et ne pas détourner le regard, dans le cas présent, de ces mal-aimés du transport. Il reste indéniable que ces zones d’activités économiques et industrielles ont pour fonction de concentrer l’ensemble des moyens de production et de logistique. Cependant, les acteurs de l’aménagement du territoire doivent veiller à ce que les projets de développement urbain durable garantissent une opportunité d’amélioration de la qualité de vie mesurée et qu’elle soit accessible à tous.
Citer cet article
Floriane Ordonneau, « Sur la route toute la sainte journée : autres regards sur la ville active dans l’ornière des transporteurs routiers », Revue Sur-Mesure [En ligne], 4| 2019, mis en ligne le 16/04/2019, URL : http://www.revuesurmesure.fr/issues/nouveaux-visages-ville-active/sur-la-route
Pour aller plus loin
Dubeaux Sarah, post-doctorante ENS 3S RECIPE, « Un urbanisme transitoire. Eléments de réflexion à partir du cas allemand », Urbanisme transitoire, une nouvelle façon de fabriquer la ville ? - séminaire ENS-IAU - 9 mars 2018.
Tesoriere Zeila et Renzo Lecardane, « L’urbanité de l’héritage industriel», In Situ [En ligne], 26 | 2015, mis en ligne le 07 juillet 2015, consulté le 29 novembre 2018.
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http://www.ville-saint-priest.fr/Les-zones-d-activites.1664.0.html [Consulté le 26 novembre 2018]. ↩
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Loc.cit. ↩
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« Celle qui se jouera du temps qui s’assombrit (…). Celle qui ravira les yeux des autres amateurs de téléobjectifs. C’est presque devenu un enjeu vital et compétitif; » in Floriane Ordonneau, « Vous avez 2 heures ! Récit d’un samedi pas (si) ordinaire », Exercice dans le cadre de l’atelier blogueur, novembre 2018. ↩