Dans ces lieux de passage, les Dakarois improvisent des marchés, des cafés, des lieux de culte ou encore des librairies à ciel ouvert. Par le biais de ces différentes formes d’occupations des trottoirs, les habitants mettent en mouvement et redessinent en permanence leur ville. Ils répondent à des besoins ponctuels ou changeants et pallient à des manques et des impensés, avec des solutions souples, rapides et inventives.
L’occupation spontanée est une manière de revendiquer un droit de participation au processus de création de l’espace urbain
Parmi ces habitants, devenus des acteurs qui façonnent spontanément l’environnement urbain, se trouvent des individus issus de toutes les classes sociales et venant de tous les horizons, notamment ceux plus rarement invités à la table des décisions concernant la ville. Pour ces habitants marginalisés, l’occupation spontanée est une manière de revendiquer un droit de participation au processus de création de l’espace urbain et de proposer leurs idées et leurs visions de la ville.
Investir le trottoir est aussi un acte qui permet à tous d’habiter, même temporairement, des espaces de la ville où ils ne peuvent résider, notamment les centres-villes si convoités, que des loyers élevés rendent élitistes. Le trottoir devient alors un des rares lieux où vendeurs ambulants, businessmans, intellectuels et ministres sont amenés à se côtoyer. Reprendre le trottoir, notamment ceux des beaux quartiers, devient alors un geste symbolique, presque politique.
Le temps d’une journée, arpentons les rues de Dakar, en effectuant cinq haltes, pour observer autant de situations d’appropriation de l’espace public. Voyons ainsi comment des hommes et des femmes « font le trottoir », et font du trottoir un espace habité et pas juste traversé.
6 H - Pause café Touba
Il est six heures et Dakar se réveille doucement. Dans des rues presque désertes, une centaine d’hommes s’affairent déjà. Équipés de leur kit de travail, un réchaud à charbon de bois, une grande marmite, une centaine de gobelets en plastique et quelques ingrédients, ils attendent leurs premiers clients. Ce sont les vendeurs de café Touba, une boisson chaude très appréciée des Sénégalais. Le breuvage est un mélange de café moulu, de poivre noir de Guinée et de sucre, préparé à la manière d’un café filtre.
Quelques passants matinaux, sur le chemin du travail, s’accordent une halte pour s’acheter pour 50 francs CFA, leur première tasse de Touba de la journée, consommée sur place ou emportée.
La vente de café Touba est depuis quelques années une activité florissante dans la capitale sénégalaise et les dispositifs de vente sont divers.
Certains portent à bout de bras des thermos et écument les trottoirs de Dakar, en suivant des itinéraires tracés d’avance. D’autres se munissent de chariots et se faufilent parmi les piétons, marquant des haltes dans des coins de rue et des places particulièrement fréquentés. Des vendeurs plus sédentaires, optent pour des points de vente fixes, souvent une simple portion de trottoir où ils s’installent parfois à même le sol, ou un petit stand, édifié à l’aide de matériaux sommaires.
Pour ces occupations plus pérennes, les vendeurs doivent éventuellement verser une patente à la mairie de Dakar, ou recourir à des arrangements monétaires officieux, entre commerçants ou avec les habitants du quartier.
Qu’ils soient nomades ou sédentaires, les vendeurs de Touba, transforment les trottoirs qu’ils occupent ou traversent, en des lieux qui s’inscrivent dans la routine de nombreux Dakarois. Devenus des habitués, certains guettent impatiemment leur passage ou se rendent itérativement à leur rencontre, pour se désaltérer mais aussi pour sociabiliser autour d’une tasse de café épicé.
1 0 H - Art de rue à Kermel
Il est dix heures et le marché Kermel est en ébullition. Commerçants, acheteurs, revendeurs, touristes et curieux slaloment entre les étals de poissons frais, viandes, fleurs, fruits et légumes. Autour de cette halle ronde en fer forgé et briques, un autre marché s’organise.
Des marchand d’art et d’artisanat, proposant bijoux, vanneries, tissus, maroquineries, peintures et statuettes en tous genres, ont investi les trottoirs avoisinants. Le choix de l’emplacement est stratégique. Kermel se situe dans le centre historique de la ville et sa remarquable architecture en fait un point de passage obligatoire de tous touristes à Dakar. C’est notamment cette clientèle étrangère, à la recherche de souvenirs, qu’il faut alpaguer.
Pour ce faire, les commerçants disposent avec soin leurs plus beaux bibelots. Les uns s’installent avec leurs marchandises sur des nattes colorées posées à même le sol. D’autres improvisent des présentoir en bois ou en carton et certains n’hésitent pas à transformer les voitures garée à proximité en étal.
Parmi eux les vendeurs de masques africains se distinguent. Sur des pans de murs d’enceinte des bâtiments environnants, ils accrochent des oeuvres taillées dans des bois précieux, tels que le teck et l’ébène. Des masques maliens, ivoiriens, guinéen ou encore Burkinabé, côtoient les masques semainiers des populations Wolof. Ces objets rituels aujourd’hui devenus décoratifs sont proposés au prix débattable d’une douzaine d’euros l’unité.
Ainsi les marchandages entre vendeurs d’art en quête de bénéfices et badauds en quête de bonnes affaires vont bon train sur ces portions de trottoir devenues galerie d’art.
1 3 H - Mosquée à ciel ouvert
Il est treize heures et l’appel du muezzin retentit dans tout Dakar. C’est l’heure du salāt al-jum‘ah, la prière du vendredi, la plus importante de la semaine. Si les autres salāt peuvent être accomplis à domicile ou en solitaire, pour le jum‘ah il est préférable de prier en groupe et se rendre à la mosquée. Dans les rues du Plateau, quartier central, historique et très commerçant de Dakar, les vendeurs de fruits et légumes de la rue Sandinieiri, abandonnent quelques instants leur étals.
Les mosquées de ce quartier très animé se remplissent rapidement, alors c’est sur les trottoirs, voire sur la chaussée, que les fidèles s’installent, formant des rangées parallèles tournées vers la Mecque.
Les plus avisés ont prévu leur tapis, d’autres improvisent avec une simple natte ou se contentent de tracer un rectangle dans le sol sableux, l’important étant de délimiter spatialement un espace purifié pour y accomplir sa prière. Les fidèles enchaînent alors les Rakat, s’inclinant, se redressant et se prosternant, dans une parfaite coordination, tandis que s’élèvent en chœur les « Allâhou Akbar ».
L’office fini, la rue Sandinieri devenue mosquée le temps d’une prière, retrouve son aspect et ses fonctions habituelles : voie de passage, lieu de rencontre et grouillant marché à ciel ouvert.
1 6 H - Faire Grand'Place
Il est seize heures et assis à l’ombre d’un kapokier, au beau milieu d’un terre plein central, une dizaine d’hommes sont rassemblés. Deux d’entre eux disputent une partie de dame, sous le regard de quelques spectateurs. D’autres débattent de l’actualité ou se font confidences.
Ces groupes d’hommes, souvent des habitants d’un même quartier, se donnent quotidiennement rendez-vous en un lieu précis. Des portions d’espace public, qu’ils se sont appropriées et qui sont devenues leurs lieux de rencontre. Il peut aussi bien s’agir d’un vaste trottoir, que d’une place, un terre plein ou la devanture d’un commerce.
Ouvert aux quatre vents ou abrité grâce à des parasols ou un arbre, cet espace peut être meublée de quelques chaises et tables rapportées par l’assemblée ou de simples nattes posées au sol. Dans ce lieu ces hommes peuvent se retrouver dans un cadre familier mais pas familial, pour « faire Grand’Place ». Les premiers arrivants s’installent dès dix heures et les plus couche-tard, se séparent en général sur le coup de vingt-deux heures.
Parmi eux une majorité de retraités venus tuer le temps, parfois rejoints par des jeunes chômeurs ou des hommes souhaitant faire un brin de conversation avant ou après les horaires de travail. Issus de toutes les classes sociales, certains sont ou étaient, médecins, chauffeurs de taxi, commerçants, militaires ou députés.
Ces lieux intergénérationnels et de mixité sociale, se muent parfois en association, ayant un système de cotisation. Celles-ci sont redistribuées ou utilisées pour venir ponctuellement en assistance à des membres rencontrant des difficultés. Les Grand’Place sont aussi des lieux où des différents, impliquant l’un des membres, peuvent être réglés.
Ainsi une simple portion de trottoir devient un haut lieu de la vie sociale, un espace de dialogue et de divertissement, un lieu où s’organise l’entraide et un espace de médiation.
2 0 H - Tangana nights
Il est vingt heures, la nuit est tombée sur Dakar et dans les gargotes de rue, installées sur les trottoirs des cuisiniers s’affairent derrière les fourneaux. Ces modestes structures se constituent d’une table centrale, autour de laquelle sont installés cuisiner et clients, assis sur des banc en bois. L’ensemble est souvent protégé d’une bâche en plastique, posée sur une frêle structure. Ces cantines de rue porte le nom de Tangana, qui signifie « c’est chaud » en Wolof.
Habituellement tenus par des Maïgas, des hommes d’origine malienne, ces lieux proposent dès le matin, des collations à prix « social » à une clientèle d’hommes; des célibataires ou des travailleurs et des étudiants venus des banlieues de Dakar.
Au petit déjeuner, on y sert boissons chaudes et tartines. Au déjeuner et au dîner on y déguste des sandwichs et des plats à base d’omelettes, de pâtes et de frites, accompagnés de brochettes de viande. Les prix varient entre 200 et 400 francs CFA, ce qui convient au portefeuille des jeunes Dakarois et Dakaroises, de plus en plus nombreux à également fréquenter ces lieux pour manger entre amis ou en amoureux.
Aujourd’hui non seulement les jeunes filles fréquentent les Tangana, mais les femmes ont également décidé de se lancer dans cette affaire lucrative et concurrencent les Maïgas.
Longtemps l’apanage d’hommes d’origine modeste, Les Tanganas sont aujourd’hui des lieux plus mixtes. Sur ces portions de trottoirs transformées en lieu de restauration et de sociabilité, des individus de tous genres, âges et classes sociales se côtoient, de l’aube au bout de la nuit.
À tout moment, ces fragments de ville conquis par les habitants peuvent être à nouveau perdus, nous rappelant que reprendre la ville est une nécessité, mais également un combat
Celui qui passe une journée sur les trottoirs de Dakar, sait qu’ils sont bien plus que des lieux de passage. Les habitants de la ville ont su réinventer et mettre à profit ces portions d’espaces public et leur affecter des usages voire une valeur sentimentale.
Ils en ont fait des lieux d’échange et de transaction, où l’on vend, achète ou propose des services, l’espace de coworking des auto-entrepreneurs de la rue. Ils en ont fait des hauts lieux de la sociabilité, où l’on demeure, se rassemble, converse, débat, dispute une partie d’échec ou prend le thé. Ils en ont fait des extensions du chez-soi, la cour ou le jardin dont on ne dispose pas, pour accueillir les activités du quotidien qui ne trouvent plus leur place dans l’espace domestique privé. En somme, les Dakarois débordent de créativité et leurs initiatives pour réinventer le paysage urbain, font de Dakar une ville vivante et surprenante.
Toutefois, il est important de rappeler que ces pratiques urbaines sont de plus en plus réprimées. À Dakar, au nom d’une modernisation et d’une « mise en ordre » de la ville, un encadrement et un contrôle croissant de l’usage de l’espace public laissent de moins en moins de place à l’appropriation. Les opérations dites de « déguerpissement » visant les vendeurs ambulants, ne cessent de se multiplier, notamment dans le centre-ville. À tout moment, ces fragments de ville conquis par les habitants peuvent être à nouveau perdus, nous rappelant que reprendre la ville est une nécessité, mais également un combat.
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