Avec la contribution d’Alessia Di Palma (Quartus) et Juliette Berthon (Sogaris).
Quel point commun entre un ébéniste, un plombier, un sculpteur, un traiteur, un garagiste et DHL ? Des besoins immobiliers spécifiques (surfaces importantes, contraintes techniques, nuisances, volatilité des besoins) difficilement réductibles à un ratio « poste / surface de travail », des moyens financiers limités et la recherche d’une localisation en ville, à proximité de leurs débouchés et de leur main d’œuvre. Bref, une équation à peu près insoluble dans le parc immobilier privé en zone urbaine dense, à laquelle est confrontée la majorité des activités productives1.
De la même façon qu’il a fallu la main de l’intervention publique pour permettre aux moins aisés de rester habiter en ville, nous proposons, dans ce papier, de systématiser ce parallèle avec le logement pour trouver des leviers d’interventions publiques permettant de maintenir les activités productives en ville.
C’est un projet qui compte dans le paysage de l’aménagement parisien. La ZAC Chapelle International, adossée à la porte de la Chapelle, a vu récemment la livraison de deux opérations emblématiques d’une nouvelle manière d’intégrer l’activité productive en ville. En juin 2018, c’est l’hôtel logistique de Sogaris, millefeuille programmatique superposant un data center, de la logistique, du commerce de gros et du tertiaire, sous une toiture accessible et cultivée, qui a été inauguré. Et la livraison très attendue des premiers SOHO (Small Office Home Office), immeubles couplant local d’activité à rez-de-chaussée et logement à l’étage, devrait intervenir à la rentrée.
Une logique centrifuge implacable, lourde de conséquences
Mais ces exemples médiatisés ne doivent pas faire oublier que depuis plusieurs décennies, les activités productives sont massivement repoussées aux confins de nos métropoles. Ce mouvement centrifuge s’accompagne des difficultés que l’on connaît, tant en termes d’emplois que de développement durable : congestion des axes de transports (rappelons que 90% des marchandises sont transportées par la route) et surtout consommation du foncier en périphérie. Sans compter les difficultés induites pour les entreprises (pour vendre, recruter, innover) et pour les habitants des centres urbains en matière d’accès à certains biens et services.
La Chambre de Commerce et d’Industrie d’Ile-de-France évalue les besoins en immobilier pour les activités productives entre 1,5 et 1,9 million de mètre-carrés annuels au sein de la région (soit de 240 à 300 ha de foncier)2. Côté offre, on trouve des parcs d’activités en bonne partie obsolètes3, des locaux d’activités neufs peu nombreux en zone dense et des projets de renouvellement urbain où le couple logement-tertiaire prédomine. Avec un loyer moyen de 300 à 400 €/m² pour une occupation tertiaire contre 100 à 120 €/m² pour de l’activité qui peine à dépasser le R+1, le calcul de l’aménageur est rapide. De fait, une partie non négligeable de l’offre immobilière à destination des activités productives dans Paris bénéficie déjà d’une forme de soutien public.
1.Des pistes déjà explorées par les acteurs publics et privés
Fabriquer en ville : l’affirmation d’une volonté politique...
La « mise à l’agenda » des activités productives ne date pas d’hier. Les quartiers de faubourg témoignaient déjà d’une mixité forte entre l’habitat et un immobilier industriel très intégré à la ville, résultant d’organisations par filières sévèrement réglementées. À Paris, le patrimoine actuel d’hôtels industriels et de parcs d’activités (CAP 18, CAP 19, Métropole 19) est le résultat d’une production foncière municipale fortement subventionnée au début des années 1980.
Relocaliser en ville la production de biens manufacturés, agricoles et énergétiques, tel est donc le projet que formulent aujourd’hui un certain nombre de collectivités pour expérimenter, dans l’espace urbain, de nouveaux modèles - plus durables - de production mais aussi de consommation. La ville de Paris et le territoire Grand-Orly Seine Bièvre, pour ne citer qu’eux, sont deux exemples de collectivités qui ont fait du maintien des activités en ville leur cheval de bataille.
Le cas, très outillé, de la ville de Paris fait figure d’exception. Pour les communes de banlieue parisienne situées entre le périphérique et l’A86, l’équation est plus complexe, avec des collectivités et des acteurs économiques moins dotés (financièrement), dans des territoires traversés par de puissants mouvements de transformation urbaine : c’est ici, il nous semble, que de nouvelles formes de soutien public à l’activité sont à inventer, avant qu’il ne soit trop tard. L’urgence sonne compte tenu des dynamiques foncières mais aussi des problématiques de mobilité, avec un risque de précarisation des PME, dans la perspective de l’interdiction progressive des véhicules thermiques.
Les opérateurs privés cherchent aussi des solutions
La réflexion est aussi engagée du côté des acteurs privés, à l’heure où les consultations successives de type « Réinventer » ont fait de la mixité programmatique un nouveau standard. Parmi les pistes développées, citons ainsi de nouveaux modèles économiques fondés sur l’usage et la mutualisation, la péréquation avec d’autres activités et/ou la réversibilité des bâtiments, ou encore les nouveaux modes de commercialisation (plateformes, transitoire…).
Côté privé, le promoteur immobilier Quartus et le développeur de logistique urbaine Sogaris ont engagé depuis l’été 2018 une réflexion sur l’immobilier à destination des TPE-PME productives dans le cadre d’un think tank co-animé avec le Sens de la Ville. Les pistes présentées dans cet article sont en partie issues de ce travail qui associe maîtres d’œuvre, experts du développement économique et de la logistique urbaine et partenaires bancaires.
Bien que les acteurs privés aient beaucoup à apporter en matière de nouvelles solutions constructives et programmatiques, la marche de l’équation économique paraît trop haute pour pouvoir être franchie sans l’aide de l’intervention publique. Diffuser les pistes parisiennes au-delà du périphérique et rechercher encore de nouveaux leviers : tel est l’objet de notre seconde partie.
2.De nouvelles explorations pour un droit à la ville des activités productives ?
Des activités qui ont besoin de se loger en ville, mais pas les moyens ; un effet d’éviction dommageable pour l’activité économique, mais aussi pour l’ensemble de la société... Tout cela n’est pas sans rappeler ce qui se joue dans le domaine du logement où est débattu de longue date le droit à la ville et le juste degré d’intervention publique pour loger les moins aisés. En jeu, le déploiement d’une intervention publique « régulatrice » du marché de l’immobilier d’activités ?
Prolongeant ce rapprochement entre marchés du logement et des activités productives, nous proposons une typologie faite de trois degrés possibles d’intervention publique : une puissance publique facilitatrice, une puissance publique co-interventionniste et une puissance publique à la manœuvre. Pour amorcer la transposition entre logement et activités productives, précisons d’emblée que l’optimisation du foncier déjà dédié à l’activité économique est un levier incontournable pour répondre à la demande4, à la façon des densifications de lotissements (BIMBY).
2.1 Une puissance publique facilitatrice
Incitations fiscales
Parmi les dispositifs d’incitations fiscales, figurent en bonne place ceux favorisant l’investissement locatif privé (Scellier, Duflot, Pinel & co) dans le logement. On pourrait imaginer que, sur certains secteurs géographiques, des réductions fiscales soient proposées pour des investissements locatifs à destination d’activités productives. La transposition de ces dispositifs fiscaux à l’activité productive se complique lorsqu’il s’agit du plafonnement des ressources des locataires (nous y reviendrons). Dans la catégorie des aides fiscales, d’autres mesures seraient à explorer, comme l’exonération temporaire de taxe foncière sur les propriétés bâties, des exonérations ou abattements en matière de taxe d’aménagement, voire des dispositifs de TVA réduite pour encourager la production de locaux d’activités à des loyers accessibles.
Garanties locatives
Il existe différents types de dispositifs publics d’aide à la location. Mentionnons ainsi la garantie Visale, accordée par Action logement à l'étudiant ou le jeune en alternance désireux de louer dans le parc privé. Mentionnons également le conventionnement proposé à des bailleurs privés avec l’Anah. Pour le marché des activités productives, l’équivalent serait une garantie immobilière proposée aux acteurs économiques trop jeunes ou fragiles.
Ce type de dispositif assurantiel pourrait également s’entendre différemment, en protégeant non pas le locataire, mais l’investisseur pour couvrir le risque de commercialisation. Ce risque est inhérent aux activités productives, car les entreprises concernées, souvent de petite taille, ont peu de visibilité sur leur activité à moyen-long terme. Or, dans le cas d’une opération immobilière neuve, si l’on cherche à pré-commercialiser les surfaces avant le lancement du chantier (limitant ainsi le risque de l’opération), il faut alors trouver les locataires au moins deux voire trois ans avant leur emménagement. Nouvelle équation à résolution complexe… C’est là que la puissance publique pourrait intervenir : à défaut de rencontrer l’investisseur, trop rare, acceptant de lancer une opération d’activité productive en blanc, la puissance publique pourrait participer à la mise en place d’une assurance contre le risque de commercialisation initiale.
Prêts aidés et « troisième voie », entre location et accession
Autre dispositif possible, susceptible d’être impulsé par la puissance publique : les prêts aidés dédiés, à la façon du prêt à taux zéro (PTZ) dans le domaine du logement. En effet, les TPE-PME privilégient, dans certains cas, l’investissement patrimonial dans leurs propres locaux. Des prêts aidés pourraient dès lors être imaginés pour appuyer cette démarche patrimoniale. Le risque d’effet d’aubaine est cependant assez important dans la mesure où ce sont souvent des Sociétés Civiles Immobilières (SCI) personnelles qui investissent dans les murs et non l’entreprise elle-même.
Une réflexion similaire pourrait être conduite sur la transposition à l’activité des mécanismes de la location-accession ou de l’usufruit locatif social5, qui offrent des possibilités d’acquérir, à moindre frais ou plus progressivement, un logement.
2.2 Une puissance publique co-interventionniste
Le démembrement foncier
Le démembrement foncier vise à réduire le poids du foncier dans l’équilibre économique d’une opération. Il est déjà pratiqué, tant dans le logement social qu’en matière d’activités économiques. Le parc d’activités Cap 18, détenu par la foncière privée Covivio sur un foncier Ville de paris, en est un exemple. Les montages reposant sur un démembrement foncier dans le logement ont été consolidés et systématisés via les montages en baux réels solidaires (BRS), adossés à des Offices Fonciers Solidaires (OFS)6. Là, encore, pourquoi ne pas imaginer d’étendre la logique des BRS/OFS aux activités productives ?
L’urbanisme transitoire
L’activité productive est inégalement représentée au sein des projets d’urbanisme transitoire. En effet, si une occupation de quelques mois au prix des charges peut intéresser un petit artisan ou créateur, l’équation est moins évidente pour des activités aux coûts fixes importants. Pour résoudre cette difficulté du coût des machines, une des pistes à travailler serait de coupler l’offre d’espaces à celle de machines (comme le proposent les makerspaces ) et de rendre, le cas échéant, celles-ci déplaçables.
Par exemple, à Angers, les « box-services » - des espaces de travail à bas coût pour les artisans (notamment du BTP) - sont proposés sous forme de containers installés temporairement sur un foncier public dans le quartier de Monplaisir7. Un tel dispositif pourrait être déployé plus largement, sur des fonciers publics en attente de projet, à la manière de ce qu’envisage déjà la Caisse des Dépôt en matière d’hébergement d’urgence, avec le dispositif « Toits Temporaires Urbains » (TTU).
2.3 Une puissance publique à la manœuvre
Le locatif social
Le logement a son parc social, porté par des bailleurs et autres acteurs publics de l’hébergement. L’activité économique aussi : à Paris, l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) recense quelques 330 000 m² de locaux d’activités existants ou programmés au sein du patrimoine des bailleurs sociaux en 20188. Ces dernières années ont vu éclore, en France, divers projets de foncières publiques des rez-de-chaussée, visant à soutenir le commerce et l’artisanat9. Pousser jusqu’au bout l’exercice de la comparaison avec le logement social permet de dégager quelques pistes d’amélioration.
Tout d’abord, les critères d’accès à ce « parc social d’activités » sont moins précis que ceux du locatif social. Certains hôtels industriels publics, initialement destinés à accueillir des activités productives, sont d’ailleurs aujourd’hui davantage des repères d’architectes ou de sociétés de production… Clarifier les règles du casting, en croisant par exemple le besoin de locaux et la valeur-ajoutée de l’activité pour le quartier (densité en emploi, nuisances, service rendu, etc.), permettrait de rebattre les cartes d’une commercialisation encore trop peu outillée. C’est d’ailleurs l’orientation que prend la ville de Paris avec la constitution du GIE Paris Commerces, qui mutualise la commercialisation des locaux d’activités et de commerce des trois bailleurs municipaux parisiens. Mais attention, des critères de sélection plus fins vont nécessairement de pair avec davantage de moyens humains, dans un jeu de ressources limitées des acteurs publics.
Complémentaire du casting initial, le surloyer appliqué dans le logement social en cas de maintien dans son habitation d’un résident ne répondant plus aux plafonds de ressource, pourrait être une piste intéressante pour encourager les mutations dans le parc d’immobilier d’activités publics.
Enfin, les ressources de gestion et de développement social des bailleurs sociaux, aujourd’hui peu déployées sur leur parc d’activités, pourraient être davantage mobilisées pour tisser du lien entre habitants et entreprises, et encourager l’emploi local.
Conclusion
Alors qu’hier les premiers logements sociaux étaient bâtis par de grands industriels qui avaient tout intérêt à loger « leurs ouvriers » à proximité de l’outil de production, il est nécessaire aujourd’hui de réguler le marché pour réintroduire les outils de production à proximité des secteurs résidentiels. Les collectivités se démènent - avec difficulté - afin de trouver des leviers suffisamment efficaces pour maintenir ou faire revenir les activités productives en ville. Les plus riches (Paris) y arrivent partiellement : non seulement parce qu’elles en ont les moyens, mais aussi parce que les petites séries redeviennent économiquement viables sur certains marchés de niche et peuvent conduire à la relocalisation de formes d’artisanat en ville10. Pour aller au-delà de « l'exception » parisienne, les collectivités ont besoin d’être accompagnées, à bon niveau, par une vraie politique publique de l’activité productive. Les acteurs privés sauront dès lors aller puiser dans leurs cordes créatives pour emboîter le pas.
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Dans cet article, nous entendrons par activités productives des activités qui ont pour objet principal une production physique, par opposition au commerce, au tertiaire et aux services. On parlera donc ici de petite production, de transformation, de réparation, de création, sans aller jusqu’à la production industrielle lourde qui n’a, sauf exception, pas sa place en milieu urbain. À ce panel d’activités s’ajoutent la logistique et le stockage, indispensables au fonctionnement des premières et de la vie urbaine plus largement. ↩
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Rapport de la CCI Ile-de-France « Quels besoins en foncier des entreprises industrielles franciliennes » publié en 2018. Voir aussi cet autre rapport de la CCI « Grand Paris : comment maintenir un tissu économique diversifié en zone dense », 2015. ↩
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Zones et parcs d’activités économiques en Île-de-France, Volume 1 : situation, évolution du parc de ZAE et PAE, novembre 2018, Jean-François Saigault, IAU. ↩
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2000 ha sont disponibles dans les ZAE franciliennes, source : ibid. ↩
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Dans le cas de l’usufruit locatif social, la nue-propriété est cédée à un investisseur privé, et l’usufruit du logement est vendu à un bailleur social. ↩
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Pour en savoir plus sur le Bail Réel Solidaire et les Offices Fonciers Solidaires : http://www.cohesion-territoires.gouv.fr/organismes-de-foncier-solidaire-et-bail-reel-solidaire-3844 ↩
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https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/monplaisir-box-services-pour-entreprises-2009242 ↩
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L'offre de locaux d'activités de la Ville de Paris, levier pour la nouvelle économie, APUR, 2014 : https://www.apur.org/fr/nos-travaux/offre-locaux-activites-ville-paris-levier-nouvelle-economie ↩
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Par exemple, à Saint-Denis, sur le territoire Grand Orly Seine Bièvre, à Angers ou encore Saint-Étienne. ↩
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Pierre Veltz, « La société hyper-industrielle : le nouveau capitalisme productif », Revue Sur-Mesure [En ligne], 4| 2018, mis en ligne le 08/11/2018, URL : revuesurmesure.fr/issues/nouveaux-visages-villeactive/la-societe-hyper-industrielle-livre. Sur ce sujet voir aussi "Makers, enquête sur les laboratoires du changement social", ouvrage d’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Le Seuil 2018. ↩