Au cours du XXe siècle, les villes occidentales ont été construites de façon à permettre à l’Homme de s’émanciper d'une Nature considérée comme désordonnée, reniant ipso facto l’héritage des premières agglomérations formées lors de la naissance de l’agriculture, il y a plus de dix-mille ans en Mésopotamie. Le lien entre la Ville et la Nature est-il réellement rompu ? Pas si sûr, à en juger le nombre de projets de végétalisation porté par des associations de citoyens ou par les collectivités. Jardins partagés, potagers sur les toits, expérimentations de fermes urbaines en hydroponie, parcs urbains ou trames vertes… l’engouement pour un retour de la nature en ville semble ne jamais avoir été aussi manifeste que depuis ces dernières années, donnant lieu à de nouvelles formes d’éco-citoyenneté. Au regard de la pléiade d’acteurs impliqués, du caractère protéiforme des projets et des enjeux territoriaux singuliers, comment considérer la relation qu’entretiennent la Nature et la Ville ? Pour tenter d’analyser ce qui se joue derrière ces transformations, une prise de recul est nécessaire de manière à éviter l’écueil d’une pensée unique qui viendrait lisser l’existence bien réelle, d’une multitude d’« espèces d’espaces » (Georges Perec)1.
Urbanistes sensibles à la question environnementale et un brin esthètes, nous voulions découvrir d’autres manières de penser et de faire de l’autre côté de l’hémisphère. Direction l’Amérique Latine ! Plus précisément le Pérou, pays imprégné par l’héritage des civilisations précolombiennes et Incas. La Nature est la pierre angulaire de leurs organisations sociales, politiques, religieuses et économiques. Nous espérions donc y trouver des réponses aux défis de société, ou plus humblement apprendre d’autres savoirs que ceux que nous avions acquis sur les bancs de l'université.
La nature est morte, vive la Nature !
En atterrissant à Lima, la nature nous a semblé bien loin face à cette capitale tentaculaire de dix millions d’habitants, fondée en 1535 par le conquistador Espagnol Francisco Pizarro. Dans cette ciudad de los reyes [Ndt : ville des rois] qui jadis concentrait les extractions d’or avant de les exporter par bateau dans les pays du nord, se concentrent aujourd’hui d’autres types de métaux, plus lourds et plus nocifs pour la santé, faisant de Lima l’une des villes d’Amérique Latine les plus polluées. Depuis le centre historique hypertrophié où s’entremêlent patrimoine architectural colonial et habitat informel construit à base d’adobes, de grandes artères serpentent le territoire métropolitain et permettent de rejoindre les districts de San Isidro, Miraflores et Barranco situés au sud du fleuve El Rimac. Si tant est que l’on puisse encore appeler « fleuve », ce qui ressemble à une décharge à ciel ouvert où règnent les bouteilles en plastique vert. Dans la cacophonie des voitures, des camions, des tuc-tuc et des taxis plus ou moins officiels, nous empruntons l’autoroute urbaine construite en contrebas des falaises qui longent l’océan Pacifique jusqu’à Chorillos, le dernier District au sud parmi les quarante-trois que comporte Lima.
Une première lecture de la nature en ville s’effectue par le prisme de la pollution, induite par une urbanisation galopante dénuée de planification qui a réussi à phagocyter peu à peu les anciens ports de pêcheurs. La nature s’appréhende également par son absence à l’échelle du territoire métropolitain, comme si elle avait été engloutie par l’industrialisation ; les injonctions à la production ayant conduit à la déforestation massive, à l’appauvrissement des terres arables, à la contamination des eaux, à la disparition d’espèces faunistiques et floristiques, le tout sur fond de dérèglement climatique. Face à tant de dégâts dont la responsabilité incombe aux activités humaines, nous avons ressenti un profond désarroi, observant concrètement ce que nous pouvions lire dans les médias. À Lima, la vulnérabilité de nos systèmes urbains est également sans cesse rappelée. Elle s’exprime matériellement par des panneaux de signalisation disposés tous les 500 mètres et indiquant les règles de sécurité à suivre en cas de tsunami. Secoués - littéralement, ayant été témoins d’un terramoto [Ndt : tremblement de terre] trois jours après notre arrivée – nous avons cherché à identifier et à analyser les différentes natures qui s’expriment, parfois de manière contradictoire.
La condition urbaine
En immersion durant quelques jours dans le quartier bohème de Barranco, nous oscillons entre la contemplation de ces rues arborées de plantes tropicales qui s’entrelacent aux câbles électriques de manière bucolique, et la stupéfaction face à la qualité paysagère des places publiques. Cette nature aménagée interpelle : mise en valeur, protégée et respectée par les usagers des parcs urbains, cette nature domestiquée n’est pas qu’un simple élément d’ornementation et d’embellissement. Elle semble avoir tout autant sa place que les badauds, les cireurs de chaussures et les amoureux s’installant sur les bancs publics aux heures les moins chaudes de la journée. La nature en ville devient ainsi une condition permettant aux citadins de vivre des expériences singulières et de se réapproprier leur cadre de vie sous une forme plus sensible.
Outre une fonction récréative, sociale et esthétique, la nature se conçoit également par sa fonction productive. Hormis la ceinture maraîchère d’Arequipa, deuxième ville du pays située à 2 800 mètres d’altitude, aucun signe d’agriculture urbaine telle que nous l’entendons dans les pays du nord, n’a été observé au cours de notre épopée. Les terres agricoles sont toutes reléguées en dehors des zones urbaines, le long de la côte pour la culture destinée à l’exportation tandis que les cultures de l’Altiplano (hauts plateaux de la cordillère des Andes) ou de la Selva (zone tropicale et forêt amazonienne) servent à la consommation interne du pays. Selon la Banque Mondiale, ce ne sont pas moins de 1 277 247 hectares de terre qui sont dédiés à la production de cinq millions de tonnes de céréales et un peu plus d’un million de tonnes d’agrumes2. Cette richesse agricole est aujourd’hui en péril, notamment à cause de firmes agroalimentaires transnationales qui compromettent la souveraineté alimentaire des peuples. Haro sur les monocultures de maïs, quinoa ou encore de soja - exportées principalement vers l’Europe afin de servir d’alimentation à l’élevage ou être utilisées comme substituts aux produits laitiers - qui contribuent à la déforestation et à la pollution des sols induite par l’utilisation de pesticides nocifs pour l’environnement et la santé. Face à ce fléau, les savoirs ancestraux, disqualifiés pendant de nombreuses années, sont aujourd’hui revisités, à l’instar des techniques d’irrigation ou de rotation des cultures en terrasses, intégrant dans les usages la vision écosystémique de la biodiversité. Alors que les Incas avaient compris dès le XVème siècle, l’intérêt d’avoir des lieux de production agricole à proximité des lieux de distribution, leurs descendants pâtissent de la subordination des entreprises agro-industrielles.
Installés sous des halles dans un espace clairement délimité ou bien à ciel ouvert, réinvestissant l’asphalte des grandes artères, les marchés alimentaires occupent des places physique et symbolique de premier ordre dans les villes de l’Altiplano telles que Puno. À s’y méprendre, ces marchés donnent l’image de grands bazars bruyants et désorganisés, or la disposition méticuleuse, soignée sur les étals, des mille et une variétés endémiques de maïs, de patates ou de fruits exotiques gargantuesques cultivés sur ces terres ensoleillées témoignent de la richesse du patrimoine naturel péruvien.
« Une innocence archaïque » rappelant les œuvres du Douanier Rousseau
Durant nos pérégrinations, la présence d’une faune considérée habituellement en Occident comme « sauvage » tels que les condors, les colibris, les pélicans, les perroquets pour ne citer que les espèces d’oiseaux croisés dans le dédale des ruelles de Barranco, Arequipa ou Cusco, nous a interpellé sur la place de cette biodiversité et ses relations entretenues avec l’homo urbanus.
Le Pérou est l’un des 17 pays dans le monde renfermant une biodiversité faunistique et floristique les plus riches avec pas moins de 1 831 espèces d’oiseaux, 507 espèces de mammifères, 415 espèces d’amphibiens, 400 espèces de reptiles, 855 espèces de poissons continentales et 19 mille espèces de plantes3.
Comprendre les liens qui unissent la nature et la ville seulement par le prisme fonctionnel est donc préjudiciable, car ce ne sont pas une mais des natures qui coexistent. La prise de conscience de cette coexistence fait échos à un entendement du monde hérité des civilisations précolombiennes. Les Caral -civilisation apparue en 3 000 avant J.-C dans la Sierra - ou les Moches - civilisation qui a vécu sur la côte nord du Pacifique il y a 2 000 ans- avaient une organisation politique, sociale, et religieuse calquée sur les principes de la Nature. De même, leur économie et la répartition professionnelle des rôles au sein des communautés se faisaient en étroite corrélation avec la Nature. Devenus des emblèmes nationaux, le condor, le serpent et le puma, qui symbolisent respectivement la vie passée, la vie présente et la vie spirituelle, rappellent cette cosmogonie sacrée considérant l’Homme, non pas comme au centre du Monde, mais comme un élément constitutif d’une Nature qui le transcende. Le système de croyance inca repose en effet sur une trinité - Pacha Mama, Pacha Tata et Mama Cocha [Ndt : Mère-Terre, Père-Terre, Mère-Lac] régissant les rapports des Hommes entre eux mais aussi des Hommes avec leur environnement.
« Nous sommes frères par la Nature, mais étrangers par l’éducation », Confucius
Interroger la place et le rôle de la Nature en ville suppose donc de cultiver nos esprits pour repenser nos liens de solidarités. Loin des dichotomies spirituel/matériel, nature/culture, êtres humains/êtres vivants, le concept de Buen Vivir (Sumac Kawsay en Quechua) repose sur une relation harmonieuse entre les Hommes et la Nature qui implique des devoirs d’entraides et de responsabilités partagées afin de remédier aux injustices sociales induites par l’illusion d’une croissance économique infinie. Sous l’impulsion d’États voisins, tels que l'Équateur ou encore la Bolivie qui a inscrit la reconnaissance de la Nature comme un sujet de droit dans la nouvelle Constitution en 2009, ce mode de pensée holistique met en lumière les interdépendances des systèmes vivants partageant un territoire commun.
Les formes multiscalaires de natures que nous avons expérimentées durant notre voyage ont souligné l’importance de la dimension culturelle dans la réflexion sur les liens tissés entre la Nature et la Ville. Polysémique, la culture désigne d’une part, « l’action ou manière de cultiver certaines plantes ou productions naturelles » et d’autre part, « l’enrichissement de l’esprit, connaissances, ensemble des traits qui caractérisent un groupe ». Alors sur les conseils de Voltaire, cultivons notre jardin afin de garder nos esprits fertiles et bien vivre dans les villes de demain.
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Perec Georges, Espèces d’espaces, Gallilée, 1974 ↩
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fr.actualitix.com/pays/per/statistiques-agriculture-perou.php ↩
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Source : Annuario de estadisticas ambientales, 2014, gobierno del Peru ↩