La ville se transforme au gré des décisions prises par les politiques, des visions projetées par les urbanistes et des univers déployés par les architectes et les paysagistes. En mobilisant des enjeux économiques et sociaux de grande envergure, la transformation urbaine s’inscrit dans des échelles de temps et d’espace qui dépassent rapidement le quotidien d’un acteur urbain bien souvent oublié : l’habitant.
Dans ce contexte, le projet de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCI) ambitionne de questionner la transformation urbaine du point de vue de l’habitant. Intégrée à la pratique que l’habitant a de sa propre ville, la transformation urbaine devient un levier pour repenser la manière de s’approprier le territoire, de partager son expérience urbaine et de faire vivre la ville.
Ces travaux d’étudiants de l’ENSCI, dirigés par Jean-François Gleyze dans le cadre de l’édition 2014 des Ateliers de Création Urbaine de la Région Île-de-France questionnent la place et le rôle de l’habitant dans les métropoles de demain.
Abandonner la frontière
Le projet Île-de-France 2030 traduit une volonté un peu utopique d’améliorer le cadre de vie des Franciliens, de corriger les inégalités territoriales et de construire une métropole durable à l’échelle régionale et nationale. Comment l’habitant vit-il l’évolution de ces espaces en mutation ? Au fur et à mesure que s’étend la métropole parisienne – et notamment depuis 1973 et la mise en service du périphérique parisien –, la question des frontières apparaît comme centrale. Le bandeau autoroutier que constitue le périphérique a en effet accentué la hiérarchisation des espaces entre Paris et sa banlieue. Aujourd’hui, les politiques urbaines cherchent à nuancer ces frontières par un éclatement des pôles urbains, scientifiques, technologiques, économiques, sportifs et culturels. Cependant il ne s’agit pas de détruire l’existant mais d’opérer un changement progressif. Dans ce contexte, comment ces mutations peuvent-elles alors être accompagnées ?
L’échelle d’investigation du projet Île-de-France 2030 est vaste : il concerne en effet près de 12 000 km2. Le pouvoir décisionnaire doit donc être décentralisé auprès d’acteurs locaux. Compte tenu du changement fréquent des élus et de leur couleur politique, il est parfois compliqué de conserver une ligne de développement fixée dans le temps. Il devient alors d’autant plus pertinent d’impliquer les habitants dans la gestion des mutations territoriales.
Depuis les années 2000, la naissance de nombreuses communautés d’agglomérations en Île-de-France (Grand Paris Seine Ouest, Est Ensemble, Plaine Commune, etc.) a encouragé les habitants à s’impliquer dans l’élaboration de projets concertés. Pourtant, la création du Grand Paris va conduire fin 2015 à la dissolution de ces rassemblements.
Porter un regard sur les mutations
Quelle identité peut émerger de cette restructuration des territoires ?
Aujourd’hui et demain, ce sont les habitants – et plus généralement les acteurs locaux – de l’Île-de-France qui vont définir ce qu’est la région. Ce sont eux qui utiliseront quotidiennement les réseaux de transport, eux qui décideront d’habiter dans ces nouveaux pôles en dehors de Paris, eux qui tisseront des liens entre ces nouveaux espaces.
Comment cette identité peut-elle se construire pendant la mutation de ces espaces ? Comment se servir alors de la création d’une mémoire collective afin de mettre en place une relation plus forte entre les habitants, les élus locaux et l’État ?
En rassemblant les traces sensibles des habitants et en créant un outil permettant de les partager, cette mémoire sera augmentée durant la mutation des espaces, des habitants et des frontières. Elle ouvrira alors le regard de chacun sur le rapport au territoire qu’entretiennent les différents acteurs.
Aujourd’hui, on ne peut pas savoir quel sera le visage de l’Île-de-France en 2030. Les habitants sont souvent confrontés à des images de synthèse, mais il est compliqué d’en apprécier la globalité et d’imaginer les pratiques de la ville qui en découlent. Partant de ce constat, le projet Cairn propose de mettre à disposition des habitants un outil grâce auquel ils vont pouvoir exprimer la manière dont ils perçoivent et vivent les mutations de leur ville. L’enjeu de ce projet de pouvoir collecter le regard que les habitants portent sur leur ville afin de pouvoir révéler les transformations des lieux en mutation.
Construire une mémoire collective
L’espace public manque de lieux reconnaissables, d’endroits marqués socialement ou historiquement. Dans des territoires en mutations, quelle est la place de l’emblème éternel ? Du lieu de rassemblement ? Avec la mise en place des projets de l’Île-de-France 2030, la gare constitue certainement un lieu privilégié de convergence de l’activité des habitants. Cairn est un dispositif numérique qui couvre tout le territoire de l’Île-de-France en s’appuyant sur le réseau de ses gares. Conçu comme une mémoire numérique des mutations urbaines vues à travers le regard des habitants, Cairn est matérialisé aux abords des gares par un symbole peint au sol, évoquant la figure du Cairn des chemins de randonnées.
Chacun des symboles renferme des pierres virtuelles déposées par les usagers. Celles-ci sont des objets numériques itinérants : elles portent la marque du trajet de l’usager, des lieux qu’il traverse et des contenus qu’il produit pendant son trajet. Ces marques traduisent le regard que portent les Franciliens sur leur territoire, à un instant donné. Les pierres renferment ainsi des traces sensorielles qui, assemblées dans les Cairns, racontent la mémoire de la région Île-de-France.
Lorsque l’usager arrive aux abords d’un Cairn, il peut emporter l’une de ses pierres dans son téléphone et la garder durant son trajet, afin d’en consulter les contenus ou de l’enrichir de nouvelles expériences sensorielles. L’usager peut en effet accéder à toutes les traces que ses précédents possesseurs ont stockées dans la pierre, pour peu que ces contenus se trouvent dans son halo de visibilité. Les traces sont des contenus (sons, images, vidéos, dessins, textes) produits par les usagers pendant leur trajet et liés à l’endroit où ils ont été produits. Quand un usager consulte une trace, il peut réagir à celle-ci en lui associant une nouvelle trace : cette fonctionnalité permet de créer du lien entre les usagers autour de sujets liés à la ville.
À la fin de son trajet, l’usager redépose la pierre sur le Cairn de sa gare d’arrivée. Les pierres voyagent donc d’utilisateurs en utilisateurs et de lieux en lieux. Par ce dispositif, l’usager participe à la mémoire collective des lieux, au gré des déplacements et des traces ainsi collectées. Les pierres amassées dans les Cairns tissent ainsi des liens entre tous les habitants de l’Île-de-France, à travers le temps et à travers l’espace : sans date de péremption, elles créent une histoire unique à travers les usagers, les parcours et les contenus collectés.
Faire signe dans la ville
À l’interface de la ville et des réseaux
Accumuler des expériences urbaines au quotidien
Raconter la vie de la métropole
Le dispositif Cairn permet de créer une mémoire de ce qu’a été l’Île-de-France à l’aube des projets d’urbanisme de 2030. Il est évident que les habitants ne peuvent pas avoir d’influence réelle sur les mutations du Grand Paris, mais certaines de leurs appréhensions, volontés, idées peuvent ainsi émerger et sensibiliser les autorités compétentes.
Cairn vise ainsi un rapprochement des habitants, de leur territoire, afin de créer un projet commun sur une échelle de temps à long terme. Espace de rencontre immatériel, Cairn ambitionne de devenir un lieu symbolique d’échange entre les différents acteurs présents sur le territoire.