La presse raffole de ces petits bouts de ville où le vocabulaire du « possible » reprend de sa vigueur : les Grands Voisins, le 6b, l’Hôtel Pasteur, Mains d’Œuvre, la Station - Gare des Mines, le Wip, etc. autant de noms, de réalités, pour des lieux ancrés dans leurs territoires, interfaces entre vie économique, société civile, tissu associatif et pouvoirs publics, qui reconfigurent les instances de la fabrique de la ville.
Dans l’angle mort de la littérature1 en essor sur ces lieux, emblématiques d’une nouvelle manière de faire la ville, il est encore peu question de l’humain. C’est l’objet de cet article : scruter les coulisses pour en savoir plus sur ces femmes et ces hommes, leurs aspirations, leurs motivations et, parfois, leurs talons d’Achille.
Des équipes protéiformes pour des réponses communes
Un premier enseignement est sans doute l’extrême diversité de leurs réalités humaines. Les tailles des équipes sont très variables - de quatre ou cinq personnes pour le 6b à 70 pour l’association Yes We Camp - sans compter qu’entre les intermittents, collaborateurs indépendants, stages et services civiques, les effectifs sont constamment à géométrie variable, en fonction des saisons, de la nature des activités et de l’intensité de la programmation.
« Ces lieux doivent créer des écosystèmes ouverts et diversifiés »
Pour certains, l’organigramme se sédimente à mesure entre des fonctions supports et des responsables de projets, pour d’autres il est en reconfiguration constante selon l’actualité des lieux et des opportunités des projets. Ainsi, modes de gouvernance, modalités de prises de décision et schémas d’organisations évoluent bien souvent de manière organique.
C’est cette diversité des trajectoires et des modes d’implication qui donne à ces projets un caractère « ouvert », en redéfinition permanente des règles du jeu, des rôles et postures des participants. C’est ce que formule Juliette Bompoint, directrice de Mains d’Œuvre : « Ces lieux doivent créer des écosystèmes ouverts et diversifiés. Je défends des lieux où on accepte le fait que tout le monde puisse être le héros, des lieux qui ne peuvent pas fonctionner sans cela. Il faut valoriser des équilibres entre les différents acteurs ».
Pour la plupart structurés sous forme associative (la forme le plus répandue, malgré l’essor de formes coopératives : Mains d’Œuvre et le 6b par exemple), ces lieux embrassent une gouvernance plus horizontale, attentive d’une part à servir l’encapacitation des équipes et leur engagement au cœur d’un projet collectif, et d’autre part à ouvrir le lieu à une diversité de parties prenantes (résidents, bénévoles, usagers, voisins, etc.).
La figure du « dictateur bienveillant » formulée par Antoine Burret (Tiers-Lieux, et plus si affinités) reste une clé de lecture de ce phénomène : la plupart de ces lieux, collaboratifs, sont dans le même temps incarnés par un leadership identifié, point d’interface entre le collectif et le dehors. Ainsi de Julien Beller (6b), Yoann Till-Dimet (Soukmachines), Olivier Le Gal et David Georges François (MU), Juliette Bompoint (Mains d’Œuvre) ou Nicolas Détrie (Yes We Camp).
Portraits robots des équipes
C’est la même variété qui ressort lorsque l’on demande à ces interlocuteurs de brosser le portrait robot des membres de leurs équipes. Avant tout parce que leurs statuts varient : si le cœur des équipes permanentes reste salarié, elles s’étoffent toutes d’une large palette de compétences complémentaires aux statuts divers (intermittents, freelances, stages, services civiques, bénévolat, etc.). Diversité que l’on retrouve dans les métiers représentés : artistes, architectes, professionnels de la culture, mais aussi techniciens, barmen, artisans, professionnels de la restauration.
Plus que des métiers, ce sont ces alliages de compétences qui sont l’outillage nécessaire pour faire advenir, dans la durée, des alternatives
Du côté de l’association Yes We Camp, son directeur, Nicolas Détrie, liste ces compétences : « l’architecture, parce que ce point de bascule, cette transformation, ce ne sont pas simplement des injonctions écrites qui le permettent, c’est le ressenti, l’émotion, l’espace. Ce sont des gens qui pensent le rapport de la partie au tout. L’artistique, pour fabriquer des situations réelles d’un vivre ensemble différent. Il est important d’avoir des personnes en mesure de questionner l’existant, la décision. Les métiers techniques parce qu’il faut construire, réparer, maintenir, peindre, etc. Des métiers précieux qui peuvent être l’endroit de partage. Les métiers de la gestion : tout ça n’a du sens que si les gens se parlent, donc beaucoup de capacité d’écoute, de diplomatie, etc. ».
Plus que des métiers, ce sont ces alliages de compétences qui sont l’outillage nécessaire pour faire advenir, dans la durée, des alternatives : « les mobilisations citoyennes parfois s’essoufflent parce qu’il manque quelques compétences clés, malgré l’envie », conclut ainsi Nicolas Détrie.
Quels mondes pour quels côtoiements ?
Dans ces lieux viennent s’entrecroiser divers mondes et avec eux un certain nombre de réflexes et de postures, de cadres d’analyse et de principes d’action. L’architecture et l’urbanisme, la culture et l’économie sociale et solidaire (l’ESS), trois mondes qui se côtoient dans ces lieux.
En premier lieu, les architectes et urbanistes : le 6b, l’Hôtel Pasteur, la Friche Belle de Mai et l’héritage présent, à différentes mesures, de Patrick Bouchain, fédérés un temps à Venise autour du Pavillon des Lieux Infinis, proposé par l’agence Encore Heureux lors de la dernière Biennale de Venise, mais aussi par les initiatives d’Hyperville et de Bellastock. Ces acteurs, au-delà d’une sensibilité à la mise en espace et aux enjeux de la fabrique de la ville, mobilisent une culture de projet spécifique.
En miroir, le monde de la culture, qui draine un contingent de pionniers de ces lieux - Confort Moderne, Mains d’Œuvre et les réseaux qui en découlent comme Trans Europe Halles - et d’héritiers en continuité des préceptes initiaux - comme le collectif MU dans une certaine mesure - mobilise un référentiel issu des combats menés au titre des politiques culturelles : droits culturels, accessibilité, démocratisation. Le sous-texte militant y est prégnant, tout comme l’hyper-spécialisation des tâches (production, communication, administration, régie, etc.) ou des disciplines (arts visuels, spectacle vivant, scènes musicales).
Enfin les mondes de l’ESS, qui s’inscrivent dans une certaine continuité des aventures associatives du monde social - MJC, centres sociaux, antennes jeunesses, hébergement d’urgence - et se métissent aujourd’hui avec le monde en essor de l'entrepreneuriat social. Ils complètent cette trilogie avec, là-aussi, la défense de motifs politiques et sociaux.
Les équipes placent leur pratique au niveau d’une réinvention permanente des métiers et des postures
Conscients de cette co-présence de différents mondes, les équipes placent leur pratique au niveau d’une réinvention permanente des métiers et des postures, en évitant le caractère figé de référentiels trop étanches. C’est ce que souligne Nicolas Détrie à propos des architectes, confrontés au caractère évolutif de ces lieux : « quelqu’un qui sort d’une école d’architecture, il ne sait que fabriquer un truc pour toujours, il ne sait pas fabriquer un truc avec des configurations variables. C’est la même chose dans les grands projets urbains. Alors qu’il faut être beaucoup plus souple, il n’y a pas de solution parfaite, tout est mouvant ». À Juliette Bompoint de conclure : « on travaille ces frontières au quotidien ! »
La question des trajectoires individuelles
Considérons à présent les trajectoires de chacun au sein des lieux et projets et les manières dont ces évolutions les impactent et sont impactées par elles. C’est ce que suggère Laura Aufrère, doctorante en sciences de gestion, chercheuse associée au Wonder/Liebert, qui explore la manière dont ces lieux permettent de consolider des parcours individuels à travers des parcours collectifs : « la trajectoire se fait dans la prise en compte de la manière dont la gouvernance va te permettre de reformuler ton projet au fur-et-à-mesure de la reconfiguration des questions politiques. Avec un lieu, tes problématiques sont celles de la confrontation, de l’égalité, de l'émergence organisationnelle puis de la façon dont tu construis ton développement ; elles vont nourrir ton projet sans t’empêcher de le reformuler ».
Un monde du travail moins hiérarchisé, laissant de la place à la proposition et à l'expérimentation, un contexte fertile pour des jeunes travailleurs souvent aux balbutiements de la vie active
David Georges-François, cofondateur du collectif MU, décrit ainsi la Station - Gare des Mines, espace d’expérimentation et de fête dans le XVIIIe arrondissement parisien - comme un lieu de travail et d’encapacitation par le travail, par la responsabilisation de chacun et la grande marge de manœuvre dans la conduite des projets. On y découvre un monde du travail moins hiérarchisé, laissant de la place à la proposition et à l'expérimentation, un contexte fertile pour des jeunes travailleurs souvent aux balbutiements de la vie active, d’où une jeunesse relative des équipes.
On retrouve ces traits de caractère chez Yes We Camp et le portrait type d’un « androgyne de 30 ans » marqué par « une forme naturelle de générosité, une capacité de travail assez forte et une grande solidarité dans son implication. Une forme de détente, de dérision » que brosse Nicolas Détrie.
C’est ainsi qu’entre les murs de ces lieux cohabitent, autour des projets, des acteurs aux trajectoires diverses
À ce stade, deux questions émergent. D’une part, est-il possible de vieillir dans ces lieux, lorsque l’on connaît le degré d’engagement induit par les projets - tout autant stimulants que précaires - et les conditions de travail parfois complexes - malgré un environnement d’ensemble positif ? De l’autre, quelle place occupent ces lieux dans la carrière d’un travailleur : est-ce un tremplin vers autre chose, une étape plus ou moins longue, ou un poste dans lequel on se projette sur le temps long ?
À ce titre, les avis divergent. « Jusqu’à présent, c’est assez rare que ce soit un passage. Peu de gens partent. Il y a les deux cas : ceux qui ont bossé ailleurs et ont connu quelques désillusions, qui viennent chercher une certaine forme d’harmonie chez Yes We Camp, et aussi des jeunes en fin d’étude dont c’est la première expérience » explique Nicolas Détrie. Juliette Bompoint nuance le constat : « trois à cinq ans... c’est un bon exercice d’avoir vécu ça à Mains d’Œuvre. Le passage à Mains d’Œuvre est déterminant, c’est un lieu où l’on apprend beaucoup. Certains vont dans des lieux équivalents, d’autres vont vers de grosses institutions, d’autres ne veulent pas quitter la proximité avec la création et vont vers des compagnies, des collectifs, etc. ».
C’est ainsi qu’entre les murs de ces lieux cohabitent, autour des projets, des acteurs aux trajectoires diverses : autodidactes, jeunes travailleurs aux premiers temps de la vie active, salariés essoufflés en quête de césure et de renouvellement, slashers aux multiples missions, anciens d’écoles de commerce ou de grandes écoles attirés par une vie de bohème, et pour le plupart, un engagement, parfois militant, souvent du côté de la quête de sens.
Toujours précaires ?
Les acteurs classiques de l’aménagement s’intéressent de près à ces nouveaux visages. Ces lieux commencent à faire école dans la fabrique de la ville, en montrant que des alternatives sont possibles bien que la précarité de leurs modèles reste une constante alarmante. La frugalité des projets - que certains traduisent comme une forme positive d’agilité et de résilience - est vécue comme un nivellement par le bas. En montrant que l’on pouvait faire avec peu, ils dessinent ainsi une nouvelle norme mais s’enferment eux-mêmes dans une précarité qui n’était qu’un outil, un moyen.
Le salariat n’est pas le standard de tous ces lieux, dont beaucoup fonctionnent grâce à l’engagement bénévole de chacun
On n’apportera pas beaucoup d’eau au moulin en rappelant que les rémunérations restent faibles. Il est à souligner que les écarts entre postes (du stagiaire à la direction) sont très faibles (un ratio moyen de 1,5 à 2) quand les collectifs ne militent pas eux-mêmes pour un salaire standard. C’est le cas de Yes We Camp, où tous les salariés sont rémunérés sur une même indexation, proche du SMIC, équilibrée par des apports en nature (logement, repas). Nicolas Détrie explique ainsi ce choix : « le salaire transversal que nous pratiquons chez Yes We Camp c’est l’idée du revenu universel de base. C’est très lié à notre culture du travail sur le terrain, qui repose sur les shifts et la polyvalence de chacun. Celui qui est dans son bureau, il a peut être fait plus d’études que celui dans le froid qui bricole, mais ce n’est pas pour ça qu’il sera payé mieux que l’autre. Ne pas acter de transformation de la valeur du temps de chacun, c’est assez fort comme positionnement ».
Mais le salariat n’est pas le standard de tous ces lieux, dont beaucoup fonctionnent grâce à l’engagement bénévole de chacun. C’est le cas par exemple des artist-run-spaces DOC (Paris, XIXe) et Wonder/Liebert (Bagnolet) qui existent grâce au temps donné au projet collectif par leurs membres (en complément d’un poste de coordinateur salarié). À ce jeu là, pour trouver l'équilibre entre implication dans le projet global et maintien de la pratique artistique personnelle, chacun met en place sa politique. Au DOC, chaque résident signe une charte et s’engage à se mobiliser pour le projet commun ; au Wonder/Liebert c’est l’inverse : la seule règle pour rester dans les lieux est de continuer à pratiquer sans que le travail artistique ne soit phagocyté par l’engagement au quotidien dans la gestion du lieu.
La précarité se fait alors, comme l’explique Laura Aufrère, très ambivalente : « la relation à la précarité très intéressante. Elle n’est pas pensé au travers d’un cadre politique restreint qui verrait la question du travail uniquement. La précarité se fait comme une recherche des interstices dans lesquels il y a du possible ».
Nouveaux visages d’entrepreneurs urbains
Coprésence des mondes, travail quotidien des frontières, polyvalence et multiplicité des trajectoires au service de projets à fort impact social ou territorial : les lignes de force que l’on tire nous amènent à considérer les équipes de ces lieux comme de nouveaux visages de la fabrique de la ville. Il s’agit d’entrepreneurs urbains tel que défini par Natalia Bobadilla (Université de Rouen), Marie Göransson (ULB) et François Pichault (HEC Liège) : une interface de traduction constante entre société civile, champ artistique et pouvoirs publics2. Aladdin Charni, fondateur du Freegan Pony, restaurant solidaire de la Porte de la Villette, résume : « un jour, quelqu'un m'a dit que j'étais un entrepreneur social. J'aime beaucoup l'image. Un activiste aussi. Et un acteur de terrain ».
« Le fait de gérer un bâtiment, ce n’est pas de la gestion urbaine, c’est simplement de l’immobilier. Aujourd’hui, le projet immobilier est transformé en projet urbain, d’un seul coup tous les gens associés à cela deviennent des acteurs urbains. C’est tout de même être très optimiste quant à la faculté de ces acteurs-là à savoir négocier vraiment ce dont ils auraient besoin, et je trouve que c’est dommage », Laura Aufrère
À cette dynamique de mise en relation et ce travail de traduction viennent s’agréger la recherche d’un impact positif, notamment au niveau local. Ces initiatives issues de la société civile suivent ainsi, en cohérence avec le projet associatif, l’intérêt général, quitte parfois à se substituer à un faible interventionnisme de la puissance publique sur un territoire donné. Mais cette recherche de l’impact s’accompagne d’une revendication de principes d’actions expérimentaux et de la défense du droit à l’erreur. « On est des expérimentateurs, mais nourris depuis une posture d’être humain, social. Notre truc c’est d’essayer des choses. C’est pour cela qu’on n’a pas vocation à gérer un lieu pour toujours, on a un rôle de déclencheur, d’activateur » précise Nicolas Détrie à propos de Yes We Camp. La formule nous éclaire sur ce statut de l’entrepreneur dans le sens de l’intérêt général.
Attention néanmoins à ne pas projeter sur ces nouveaux visages de la ville active des fantasmes et des fardeaux, les attendre où ils ne sont pas et n’ont pas à être. C’est le point de vigilance identifié par Laura Aufrère : « le fait de gérer un bâtiment, ce n’est pas de la gestion urbaine, c’est simplement de l’immobilier. Et ces acteurs ne sont pas des acteurs de l’immobilier. N’importe qui occupe un bâtiment devient un acteur urbain. C’est résumer la question urbaine à quelque chose de très micro. Aujourd’hui, le projet immobilier est transformé en projet urbain, d’un seul coup tous les gens associés à cela deviennent des acteurs urbains. C’est tout de même être très optimiste quant à la faculté de ces acteurs-là à savoir négocier vraiment ce dont ils auraient besoin, et je trouve que c’est dommage ».
Défendre une posture dans la cité
Lieux et collectifs configurent des possibles pour la ville de demain. Ils montrent à mesure qu’une autre ville est possible… mais la route est sans doute est encore longue. Pour Nicolas Détrie, cela passe par de la pédagogie constante, un travail renouvelé de traduction auprès des parties prenantes, le développement d’outils et la défense, avant tout, d’une posture assumée dans la cité : « la ville peut être ce point de bascule ou cela devient plus normal d’oser, de faire des choses. La question est la suivante : comment passer d’un rabougrissement où l’on est tous un peu handicapés dans la ville à une capacité collective. Celle-ci a besoin d’outils physiques et concrets mais se doit d’être également une mécanique sentimentale ; il faut faire passer le message que c’est possible de faire plus et ensuite d’outiller pour rendre concret ».
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On notera tout de même l’ouvrage L’hypothèse collaborative, dirigé par l’Atelier Georges et Mathias Rollot, mis en forme par les graphistes de PierrePierre et édité par Hyperville. ↩
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N. Bobadilla (Université de Rouen), M. Göransson (ULB) & F. Pichault (HEC Liège), “Urban entrepreneurship through art-based interventions: unveiling a translation process”. ↩