« Un programme global de changement » : c’est pour répondre à cette demande de l’Assemblée générale des Nations Unies que la Commission mondiale sur l’environnement et le développement publie en 1987 le rapport Brundtland 1 et fait l’état des lieux des différentes conjonctures mondiales.
Développement durable : l’oubli des liens entre l’écologie et le social
Le rapport conclut que les crises économiques, sociales et environnementales sont liées et fonde officiellement et institutionnellement le concept de développement durable : le fameux triptyque « environnement, économie, social », lié par la sobriété, l’égalité et l’harmonie. À ce moment, alors que les rapports économie-social et économie-environnement sont au cœur des débats depuis plusieurs décennies, la relation entre les dimensions environnementale et sociale est, elle, largement ignorée. Le rapport argue néanmoins de la force des inégalités environnementales et de leur participation aux cercles vicieux de la pauvreté, de l’inégalité et de l’exclusion qui aggravent les crises écologiques.
Trois courants de pensée majeurs abordent alors le rapport entre enjeux sociaux et environnementaux :
- l’Environmental Justice, aux USA dans les années 1980, dénonce la localisation de l’habitat des minorités ethniques à proximité des activités polluantes, peu capables de faire entendre leurs revendications ;
- l’approche géographiste Nord-Sud, selon une grille de lecture opprimants/opprimés, revendique l’existence d’une dette écologique des pays « riches » envers les pays « pauvres » ;
- l’approche territoriale urbaine soutient que le rapport territoire/inégalité sociale est à l’origine des inégalités environnementales, qui se cumulent avec d’autres formes d’inégalités.
S’appuyant sur les recherches qui en découlent, l’Institut Français de l’Environnement définit en 2006 les inégalités environnementales comme l’inégale exposition des populations aux dégradations de l’environnement : pollutions naturelles, dégradations du cadre de vie, nuisances, répartition des aménités… Ces inégalités s’expriment à différentes échelles allant du quartier aux territoires les plus vastes2 et leur reconnaissance s’accompagne de nouveaux débats sur le droit à un cadre de vie de qualité3 .
Des espaces verts aux écosystèmes urbains : résoudre les inégalités environnementales
De la conception hygiéniste et culturelle des parcs et jardins du 19ème siècle à la « nature en doigts de gants » des années 1960, la nature en ville n’occupe qu’une fonction de paysage, d’agrément, voire une fonction neutre. Dans l’imaginaire d’une majorité, la biodiversité urbaine est une faune déplaisante (le pigeon, le rat, les blattes) et s’oppose de fait aux espaces ruraux.
Ces représentations évoluent dans les années 1980 lorsque la recherche établit l’insularité grandissante des espaces verts urbains et avertit de ses conséquences : les étendues bétonnées de la ville sont des barrières infranchissables pour les espèces faunistiques et floristiques que leur isolement rend vulnérables4.
Ainsi, le rôle essentiel de la biodiversité pour la régulation des écosystèmes est internationalement reconnu en 1992 lors du Sommet du Développement Durable à Rio5. Ses caractères culturels (beauté, plaisir, sociabilité, éducation) sont mis en avant, si bien que l’Union Européenne lance alors un vaste programme de valorisation de la biodiversité dont l’objectif est de créer un réseau écologique paneuropéen6. Mais sur le terrain, la mise en oeuvre prend du temps et l’opposition entre la ville, territoire dénaturé, et les espaces naturels, territoires de biodiversité, est encore puissamment installée.
En France, les années 1970 à 1990 marquent le début de la prise de conscience politique de l’enjeu environnemental7, mais sans lien avec les inégalités sociales. La ville dense est encouragée dans le but de protéger les zones périurbaines. La recherche, orientée par les pouvoirs publics, constate pourtant que les espaces verts urbains sont le réceptacle d’une biodiversité spécifique et rendent des services écosystémiques8 essentiels à la ville.
Les sciences sociales s’emparent alors de ces thématiques, en étudiant l’interaction du citadin avec la nature9 et soulignent la dimension cumulative des inégalités sociales et environnementales. Quatre inégalités environnementales sont arrêtées10, en lien avec les courants de pensée relevés plus haut :
- L’inégalité d’exposition aux nuisances urbaines (le bruit, la pollution) et aux risques (naturels, technologiques, industriels, sanitaires).
- L’inégalité d’accès à l’urbanité et à un cadre de vie de qualité.
- L’inégalité liée à l’héritage et au développement des territoires urbains : territoires industriels, périphérique, etc.
- L’inégalité de capacité à agir sur l’environnement et à interpeller la puissance publique pour améliorer le cadre de vie.
En France, la société civile des années 2000 s’est encore peu emparée de ces questions pour les transformer en revendications. Comme l’explique Noël Mamère, alors député et cadre du parti écologiste Les Verts : « c’est bien parce que ce lien entre injustices sociales et injustices environnementales n’est pas évident à faire comprendre que nous éprouvons tant de difficultés à exister de manière forte dans le paysage politique »11. Sous cette appellation ou une autre, la dénonciation des inégalités environnementales finit toutefois par atteindre le débat public, notamment à travers la mise en avant de l’enjeu, très englobant, de l’amélioration du cadre et de la qualité de vie, des questions de santé publique, et via l’émergence d’initiatives citoyennes12.
Chemin faisant, la conception de la nature en ville change définitivement au tournant du siècle : d’abord cantonnée à sa promotion par la recherche scientifique, elle pénètre finalement la sphère publique. Les Grenelles de l’Environnement, en 2007 et 2009, réaffirment son importance stratégique13 alors que la concurrence métropolitaine s’accroît et avec elle l’intensification des problématiques de congestion urbaine et de consommation des sols. Pour répondre à ces phénomènes, la prise en compte de la qualité du cadre de vie est essentielle, et des actions comme l’adoption de la gestion différenciée14 ou la création de jardins naturels figurent désormais dans la loi, participant à l’évolution de la conception de la biodiversité urbaine.
Ville et nature ne s’opposent plus, et la question de la nature en ville se transforme en revendication sociale dont l’objectif est l’atténuation des nuisances auxquelles certaines populations sont exposées. Des enjeux sociaux - à savoir l’accès à un cadre de vie de qualité - sont désormais associés à des enjeux écologiques - préserver la biodiversité - et l’on identifie que l’aménagement urbain doit tenir compte de ces enjeux.
La trame verte et bleue, un outil au carrefour des problématiques : le cas de Plaine Commune
En 2007, la trame verte et bleue devient, suite au Grenelle de l’Environnement et par sa vocation multifonctionnelle, un véritable outil d’action (création de corridors écologiques) de la prise en compte du développement durable dans l’aménagement urbain. Elle puise son originalité dans la prise en compte de la protection de la biodiversité et de ses conséquences sur l’aménagement et la gestion des espaces à caractère naturel (ECN).
Plaine Commune, ancienne Communauté d’agglomération aujourd’hui Établissement Public Territorial situé au nord de Paris, est un territoire urbain dense à l’héritage industriel significatif, où les inégalités sociales et environnementales sont fortes. Elle lance en 2013 une étude sur sa trame verte et bleue (TVB)15 qui s’inscrit dans un programme plus large d’amélioration de la qualité de vie, de lutte contre les différentes formes d’inégalités et de renforcement de son attractivité. Le territoire souhaite valoriser la biodiversité et la circulation des espèces grâce à la restauration des continuités écologiques tout en favorisant la mixité des usages et espaces citadins et naturels.
L’étude de la TVB, menée par Urban Eco, classe les ECN en distinguant des noyaux primaires et secondaires, réservoirs de biodiversité d’importances différenciées, et des espaces relais qui permettent la circulation entre ces noyaux. Cette approche écologique est combinée à une approche paysagère ainsi qu’à l’analyse de la dimension sociale, fortement mise en valeur grâce à la méthode des sociotopes. Les échelles sont constamment croisées (liaisons écologiques, mobilités douces, gestion des sites et de leur fréquentation) et l’ensemble des phases de l’étude sont menées en concertation multi-acteurs, pluridisciplinaire et en l’intégrant dans d’autres grandes thématiques soumises à la concertation, dans un souci de durabilité des réflexions menées.
L’étude considère enfin que les ECN, porteurs de biodiversités, participent de l’amélioration globale de la qualité de vie et enclenchent un cercle vertueux : les services écosystémiques rendus font prendre conscience de l’importance de préserver la biodiversité urbaine, etc.
Ces travaux ont conduit à l’intégration des espaces à caractère naturel dans les documents d’urbanisme et les projets d’aménagement locaux et territoriaux. Des supports originaux sont désignés pour accueillir la trame verte et bleue : infrastructures de transport, friches, projets d’aménagement... La trame verte et bleue de Plaine Commune est ainsi conçue pour devenir une véritable composante du programme de tout aménagement réalisé.
Aussi, la mise en oeuvre de la trame verte et bleue à Plaine Commune illustre l’évolution et l’appropriation par les collectivités et les professionnels de la ville de la conception de la nature en ville à travers la rencontre d’enjeux sociaux et écologiques. Organiser l’émergence et la persistance de la nature en ville, c’est désormais à la fois proposer des lieux d’agrément et de loisirs pour tous, mais aussi favoriser des solutions de mobilités alternatives, nourrir les habitants, traiter le phénomène des îlots de chaleur et contenir le changement climatique, diminuer les pollutions aériennes, et in fine participer à la réduction des inégalités environnementales.
La notion de services écosystémiques rendus par la nature à la ville et ses habitants prend alors tout son sens et autorise aujourd’hui à profondément revisiter les règles d’urbanisme : on peut considérer que c’est la TVB qui ordonne la ville par les usages qu’elle accueille et les fonctions des paysages maintenus ou créés, qui se complètent les uns les autres.
A la croisée des échelles, des disciplines et des enjeux : l’habitant et l’écosystème
La défense de la nature en ville et de la biodiversité, qui n’ont pas de frontière, s’opère à travers un emboîtement d’échelles globale (état des lieux, élaboration des concepts), nationale (mise en place de stratégies) et locale (application des objectifs) et nécessite d’organiser la collaboration des acteurs publics et privés. La promotion de la nature et de la biodiversité en ville, autrefois oxymorique, est aujourd’hui devenue un cadre de pensée standard dans l’aménagement urbain, déclinée par des outils dont la TVB et les valeurs qu’elle véhicule sont un exemple particulièrement représentatif.
Cette évolution, qui trouve ses nouveaux contours et vocabulaire grâce à la recherche scientifique, dépasse pourtant l’expertise et questionne la place de l’habitant dans la ville. L’étude de l’écosystème urbain permet de comprendre le fonctionnement biologique de son quartier, de sa rue, et de les appréhender comme un environnement vivant. Le résident, en définitive, n’habite plus un milieu dénaturé mais prend part à un véritable écosystème.
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Rapport Brundtland, Commission mondiale sur l’Environnement et le Développement, Oxford University Press, 1987 ↩
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IFEN (2006), « Inégalités environnementales », Les synthèses IFEN, p.419-430 ↩
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Pour aller plus loin « Le droit à la ville de Henri Lefebvre : quel héritage politique et scientifique ? » Laurence Costes ↩
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Théorie de îles biogéographiques de MacArthur et Wilson, 1967 ↩
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La biodiversité y est définie comme étant « la variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes ». Convention pour la biodiversité adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992 ↩
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Stratégie paneuropéenne pour la protection biologique et paysagère (1995) à la suite de ça des indicateurs sont créés pour suivre l’évolution de la biodiversité http://indicateurs-biodiversité.naturefrance.fr ↩
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Naissance du Ministère de la Protection de la Nature et de l’Environnement puis des agences de l’environnement (INERIS, ADEME, IFEN), vote de la loi Barnier (A995) puis Voynet (1999). ↩
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Ce sont des services rendus par la nature qui, à l’échelle locale, ont un impact positif sur la qualité de vie des habitants. 43 services ont été répertoriés en 3 registres : les services d’approvisionnement, c'est-à-dire la production par les écosystèmes de biens consommés par l’être humain, les services de régulation qui sont les processus qui canalisent certains phénomènes naturels et ont un impact positif sur le bien-être humain (protection contre les catastrophes naturelles, l’atténuation des pollutions de l’eau et de l’air etc.), les services à caractère social, à savoir les bénéfices immatériels que l’être humain tire de la nature en termes de santé, de liberté, d’identité, de connaissance, de plaisir esthétique et de loisir (pêche de loisir, sport de nature, support de recherche etc. Plan Ville durable, Restaurer et valoriser la Nature en ville, MEDD, novembre 2010 ↩
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Blanc N., 1996, La nature dans la cité. Thèse (dir. N. Mathieu), univ. Paris-I. SL chez l’auteur, 400pp ; Rivault C., Blanc N., Cloarec A., Mathieu N. 1995. Les blattes en milieu urbain, Plan urbain, SRETIE, 130 pp. ↩
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Travaux de Lydie Laigle et Vincent Oehler, Les enjeux sociaux et environnementaux du développement urbain : la questions des inégalités écologiques, Rapport final pour le PUCA – MELT, Centre Scientifique et Technique du Bâtiment, Paris, 100p. ↩
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Noël Mamère dans une lettre ouverte à Nicolas Hulot, le 8 août 2006, Libération. (En ligne). ↩
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Comme la création des premiers jardins partagés urbains à partir des années 1990. ↩
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Le « plan restaurer et valoriser la nature en ville » est l’un des engagements du Grenelle Environnement, repris dans la loi de programme du 3 août 2009 et dans le plan ville durable dont il constitue l’un des 4 volets. www.développement-durable.gouv.fr ↩
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Ajustement des modes d’entretien des parcs en fonction de leur fréquentation, de leur usage et de leur localisation. Ainsi, les fréquences d’intervention et les moyens, humains et matériels, sont ajustés, en tentant de préserver une gestion la plus écologique possible. ↩
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L’étude est menée par le groupement Urban Eco, Marine Linglart, Philippe Clergeau, Magali Paris et Sylvain Morin d’Altern Paysage, sociologues, écologiques et paysagistes, en collaboration avec différentes directions de Plaine Commune. ↩