Quiconque aura passé quelques minutes devant une émission de Stéphane Plaza aura remarqué chez toutes les familles une propension à « se projeter » dans l’appartement ou la maison qu’ils sont invités à passer au crible. Chacune essaie de comparer son projet personnel aux capacités offertes par le bien immobilier proposé, avec des critères de choix récurrents : maison avec un jardin (protégé des regards), proximité de la nature, luminosité, surface et nombre de chambres suffisants, le tout relativement éloigné des voisins, mais pas trop du centre-ville ou des pôles de services… À défaut d’une étude sociologique poussée (même si certains 1 se sont déjà aventurés à en tirer des conclusions), quelques séances de visionnage nous font prendre conscience que pour de nombreux ménages, au moment d’investir dans l’immobilier, le projet de vie est en général bien tracé.
Le « droit à la ville » est pour toujours beaucoup de Français loin derrière le « droit à la maison ». Cette aspiration semble confirmée par les différentes enquêtes sur les préférences des Français en termes de biens immobiliers 2 (et cette préférence ne risque pas d’être démentie par la crise du COVID-19 3). L’intérêt du foyer prime sur celui de la collectivité, et ces choix personnels s’expriment en premier lieu au travers des outils de concertation mis en place par les collectivités. Dans ce contexte de renforcement de la sphère personnelle, une voix collective peut-elle alors réellement s’exprimer ? Quelles en sont les limites et les risques ? Quelles alternatives s’offrent aux citoyens face à des outils jugés insatisfaisants ?
Le vote se fait sur la base d’enjeux résidentiels : cadre de vie, sécurité, tranquillité.
Une déconnexion des échelles spatio-temporelles qui remet en cause l’ordre des priorités
A l’heure de ce que Jean Viard appelle la « démocratie du sommeil », l’échelle de vie du foyer est décorrelée de l’échelle de vie en société. On travaille, consomme, se divertit, étudie le plus souvent hors de sa commune de résidence, dans des bassins de vie de plus en plus large, en réseaux ou archipels. La commune ne joue plus qu’une fonction résidentielle, celle du cocon protecteur où l’on trouve un repos mérité. Le vote se fait donc sur la base d’enjeux également résidentiels : cadre de vie, sécurité, tranquillité… Les projets sociaux, économiques 4, industriels, logistiques ou énergétiques n’y ont pas leur place, tant qu’ils ne trouvent pas une résonnance direct avec l’échelle de vie intime. Or, aujourd’hui, les concertations autour des projets urbains ou des documents de planification s’organisent généralement en direction des habitants et à l’échelle de la commune, c’est-à-dire à l’échelle de la sphère résidentielle seule, qui évacue de ce fait les autres acteurs de la vie en société.
Les documents d’urbanisme : garants du statu quo et boucs-émissaires faciles
Alors que les pressions sur le foncier se font de plus en plus fortes avec un objectif national de « zéro artificialisation nette », la population réagit avec de plus en plus de véhémence aux projets de bétonisation 5 . Les documents planificateurs qui couvrent les territoires de différents niveaux, censés organiser la limitation de l’étalement urbain, sont souvent vus au niveau local comme une remise en cause de la relation directe entre les habitants et leur maire. Derrière ces documents, l’Etat et ses services servent souvent de bouc-émissaires : les élus peuvent facilement utiliser le SCOT ou le SDRIF pour se dédouaner et éviter un travail de pédagogie qui permettrait d’expliquer les enjeux et construire un projet partagé avec les habitants.
Sous l’étiquette de l’intérêt général, le PLU peut devenir un outil brutal de consolidation du profil socio-économique local et de ségrégation socio-spatiale.
Parallèlement, nombreux sont les élus, notamment des communes résidentielles, qui utilisent les documents d’urbanisme comme un catalogue des demandes de leurs habitants. Ainsi, les plans locaux d’urbanisme (PLU), qui permettent d’être extrêmement précis dans la réglementation, renforce le statut de « place forte » de certains quartiers : quand le niveau de détail du PLU permet de contrôler fortement l’apparence des constructions (impositions sur les façades, clôtures, l’implantation, la hauteur, les matériaux…), il agit comme un puissant agent de tri social. L’absence de vision politique globale dans ces documents se fait alors cruellement remarquer. Pas plus qu’ils ne remplissent leurs missions de limiter les atteintes à la biodiversité et l’artificialisation 6 , ils ne permettent de mettre en oeuvre une réelle mixité sociale et fonctionnelle. Sous l’étiquette de l’intérêt général, le PLU peut devenir un outil brutal de consolidation du profil socio-économique local et de ségrégation socio-spatiale.
Vers une concertation entre spécialistes éclairés ? L’enjeu démocratique en question
Certains citoyens rivalisent d’inventivité pour s’opposer aux projets qu’ils jugent capables de remettre en cause la qualité de leur cadre de vie 7. Les principales raisons sont souvent d’ordre économique, mais les habitants évoquent également l’argument écologique, pas nécessairement à bon escient (est-il légitime dans une commune péri-urbaine de défendre la préservation d’un terrain enherbé isolé au nom de la lutte contre les îlots de chaleur urbains alors que sa construction permettrait de limiter la consommation d’espace agricole ou naturel en périphérie ?). L’absence de concertation véritablement co-construite autour d’un projet (« que veut-on faire de notre ville ensemble ? » ) reporte les enjeux sur des questions foncières, qui peuvent devenir des luttes juridiques où le plus outillé (à la fois socio-culturellement et financièrement) l’emporte.
Le processus de concertation ne peut être réellement démocratique sans prise de position claire des autorités publiques sur la question de la mise en capacité de la population
On assiste ainsi une professionnalisation de la concertation, avec des associations qui proposent des ateliers de formation à leurs membres afin de pouvoir peser dans les enquêtes et défendre leurs intérêts. Cette tendance prête cependant à discussion : soit la concertation est véritablement publique et accessible à tous sans outillage préalable, soit on considère que compte-tenu de la complexité des enjeux, une mise à niveau des citoyens est nécessaire pour que chacun soit en capacité de s’exprimer. Dans ce cas, ces formations doivent être ouvertes à tous les publics. Sans prise de position claire des autorités publiques sur la question de la mise en capacité de la population, le processus de concertation ne peut être réellement démocratique.
L’intelligence artificielle au secours de la concertation ?
Devant des méthodes d’aménagement qui semblent de plus en plus conflictuelles, face à des riverains sûrs de la validité de leurs revendications, les tentations sont fortes pour certains de s’affranchir des étapes obligatoires de la concertation sous couvert de recherche de choix d’aménagements « objectifs » , qui s’imposeraient d’eux-même au débat. Le big data et l’intelligence artificielle représentent alors une opportunité pour des entreprises prêtes à offrir des résultats de concertation « clés en main », obtenus grâce à des données extrapolées à partir de relevés ponctuels 8 . La concertation peut maintenant se passer de l’humain, dont on déduit les besoins à partir de données traitées. Derrière l’apparente objectivité des nombres, ces statistiques restent soumises au choix des indicateurs que l’on souhaite faire parler : sans transparence autour des critères utilisés (notamment sur le ciblage des populations), le risque de dérive clientéliste est présent.
Les technologies de la concertation n’ont pu se développer que par l’incapacité de la concertation officielle à qualifier l’intérêt collectif,
À l’heure où les collectivités sont désemparées face au casse-tête que représente l’exercice de concertation, entre des projets déjà soumis à une multitude de contraintes et des acteurs institutionnels aux revendications souvent contradictoires, faut-il se réjouir d’outils dont les utilisations commerciales ont prouvé qu’ils savent identifier les désirs de leurs cibles avec une précision inégalée, ou s’inquiéter d’une dérive orwellienne où les pouvoirs publics, grâce à l’aide d’un puissant secteur privé, sauraient ce qui convient aux habitants sans avoir besoin de les solliciter ? Ce type de démarche étant relativement récent, il est difficile d’en juger les effets sur l’aménagement de nos villes, mais on relèvera que ces méthodes s’inscrivent dans un sillon déjà creusé par les grands noms du numérique (Google le premier), et dont les conséquences, encore subtiles dans l’espace public, peuvent être réelles sur le plan de l’évolution sociologique des quartiers 9 .
Quoiqu’on en pense, cette orientation des « technologies de la concertation » n’a pu se développer que par l’incapacité de la concertation officielle à qualifier l’intérêt collectif, et par sa tendance clientéliste. Même si des collectivités ouvertes à des modalités innovantes et pertinentes en termes de participation montrent qu’il existe toujours d’autres moyens de recueillir l’avis des habitants-usagers en dehors des indéboulonnables registres en mairie, réunions et enquêtes publiques, force est de constater que ces outils sont aujourd’hui insatisfaisants.
De la concertation à l’action pour faire entendre sa voix ?
Face à la complexité des protocoles et la difficulté d’accès à la parole, un nombre croissant de citoyens - en particulier les plus jeunes, cible qui échappe systématiquement aux dispositifs de concertation - privilégie l’action directe à l’expression normée de la parole publique. C’est ainsi que l’action « Superlocal » 10 , initiée par un ensemble de collectifs écologistes, s’est donnée pour mission de recenser les grands projets inutiles et imposés de France, afin de pouvoir mieux s’organiser au niveau local pour s’y opposer. Derrière l’intention louable de vouloir stopper des projets potentiellement polluants ou dommageables à l’environnement, le fait de cibler des projets ponctuels plutôt que leurs conditions d’émergence (que ce soit la permissivité d’un document d’urbanisme, un schéma national, ou la simple volonté d’un élu), ne permet pas de distinguer des projets indispensables au territoire et aux impacts limités, de ceux qui sont réellement inutiles et imposés.
Pour alors éviter de s’épuiser dans des mouvements qui arrivent bien souvent après la bataille (une fois les projets inscrits dans les documents de planification à l’issue d’une concertation étriquée), l’intégration de toutes les parties prenantes en amont des processus, autour d’une vision commune du territoire et d’un socle de valeurs partagées semble être la meilleure voie pour espérer pouvoir allier projet de ville et projet de vies.
-
Jean-Laurent Cassely, La Casa de Plaza : comment M6 a home stagé la France, Pop up Urbain, 23 juillet 2018 : pop-up-urbain.com/la-casa-de-plaza-comment-m6-a-home-stage-la-france ↩
-
Selon une enquête du Crédit Foncier en 2018, 73% des futurs acquéreurs de biens immobiliers recherchent une maison, avec pour principaux critères la localisation, la surperficie et le nombre de pièces edito.seloger.com/actualites/france/achat-immobilier-7-francais-sur-10-revent-d-une-maison-article-27060.html ↩
-
Isabelle Rey-Lefèvre, Le confinement renforce le désir de campagne des citadins et booste le marché des maisons individuelles, Le Monde, 27 avril 2020 lemonde.fr/societe/article/2020/04/27/immobilier-le-confinement-renforce-l-appel-du-vert-et-le-desir-de-maison_6037839_3224.html ↩
-
Sur la déconnexion entre l’enjeu économique local et les intérêts « verts » des habitants, voir l’interview donnée par Laurent Davezies au journal Le Monde avant le premier tour des municipales lemonde.fr/economie/article/2020/03/09/municipales-2020-le-mariage-entre-elus-et-activites-economiques-est-fragile_6032302_3234.html ↩
-
Le thème a d’ailleurs été très fréquemment utilisé -souvent comme épouvantail- durant la campagne des municipales, sur tout le territoire : voir notamment à Paris, Marseille, ou en Alsace ↩
-
Une étude menée en 2019 par la DREAL des Hauts-de-France sur l’utilisation du foncier pour le logement entre 2005-2016 pointe la boulimie des documents de planification (SCOT), avec des projections de croissance démographique, en moyenne trois fois supérieures aux scénarios de l’INSEE influençant de fait le calcul de la taille des zones à construire hauts-de-france.developpement-durable.gouv.fr ↩
-
Voir notamment les « perles de la concertation » recueillies par l’agence Deux Degrés deuxdegres.net/projects/la-concertation ↩
-
L’entreprise Qucit propose aux collectivités un service de « consultation inclusive » permettant d’obtenir un « avis objectif des usagers » sans avoir à interroger grâce au machine learning.
Elle permet de simuler et de filtrer les réponses établies en fonction du lieu et du type de personne sondée qucit.com/qucit-comfort ↩ -
Un article détaillé de l’agence en design public Vraiment Vraiment analyse très bien les mécanismes mis en place par Google pour orienter les choix commerciaux des utilisateurs (et incidemment, les impacts urbains de ces choix) medium.com/@vvraiment/https-medium-com-vvraiment-espace-public-google-a-les-moyens-de-tout-gacher-2ab92ac11df4 ↩