Il est courant de décrire l’activité de conception architecturale et urbaine comme une boîte noire : des éléments entrent et sortent d'un processeur dont le fonctionnement interne n’a pas besoin d’être connu pour comprendre l’effet du système. Cette métaphore de la « boîte noire » rejoint l’approche cybernétique des systèmes. Mais, avec l’open source, la boîte noire de la conception pourrait-elle devenir transparente ? À l'heure où le numérique se déploie dans différents domaines de la vie, cette « ouverture » semble en effet caractériser divers dispositifs : open software ou hardware, open design, open innovation, open data, open government, open democracy et open source sont autant d’appellations qui se diffusent largement et peuvent rendre le terme « open » ambigu1. Comment les déploiements de ces visions particulières du numérique dans la société contemporaine peuvent-ils influencer les mondes de l’architecture et de la ville ? Les principes des interactions et assemblages « libres » que la culture de l’open source favorise, pourraient-ils s’appliquer aux interactions inhérentes à la conception de la ville de demain ?
En informatique la notion d’open source émerge en s’appuyant sur les quatre libertés définies par Stallman en 1983 (GNU Project « Free Software ») :
- utiliser le programme informatique selon ses buts et besoins (commerciaux ou non) ;
- pouvoir étudier la manière dont le programme fonctionne et le modifier ;
- redistribuer des copies pour aider son voisin quel qu’il soit (sic.) ;
- donner des copies ou versions modifiées du logiciel à quiconque.
Une quinzaine d’années plus tard, l'Open Source Initiative2 confirme les principes d'accès libre, d'autorisation de modification et de redistribution du logiciel. Les utilisateurs sont donc au cœur de l'Open Source : ils en sont à l’origine et en restent les artisans. Bien que cette culture de la collaboration issue du monde numérique ne concerne pas a priori la question urbaine, elle peut cependant résonner avec les fonctionnements des villes à travers les rôles de leurs habitants3. Pour un nombre relativement croissant d'acteurs opérationnels cette problématique fait écho aux réflexions en cours autour de la notion de Smart City : « la ville intelligente, c’est la ville de l’intelligence collective, la société civile devra elle aussi y prendre toute sa place. Car une ville, aussi « smart » soit-elle, ne pourra fonctionner que si les citoyens se l’approprient »4. Pour autant, la sociologue Saskia Sassen, connue pour ses travaux sur la mondialisation et les grandes métropoles, souligne qu’il est nécessaire d’urbaniser l'open source 5. Étant d’abord une pratique d'innovation technologique, l’open source concerne la libre diffusion des données. Or, souvent considérés comme simple end-users, les premiers concernés par les données sont en fait les utilisateurs. Lorsque l’on parle de données personnelles, cela semble évident. Ainsi, par extension, on peut supposer que les premiers concernés par l'utilisation des données urbaines sont les habitants et usagers de la ville. Ainsi, « l’open source [...] peut rendre la ville intelligente encore plus intelligente car la technologie permet de rassembler et de rendre disponibles à tous la connaissance et les expériences des autres citoyens d’un quartier ou d’une ville »6. L'objectif serait de renforcer les pratiques « horizontales » pour que les utilisateurs deviennent davantage des « acteurs » de la gestion des données , voire des « citoyens ». Néanmoins une question de fond demeure : cela peut-il suffire pour urbaniser l’open source ? Du monde numérique au monde physique, comment les métiers de la conception architecturale et urbaine peuvent-ils être concernés par l’open source ?
Pour tenter d’y répondre, en pensant à la fabrique de la ville contemporaine, réduisons à 5 les « 50 nuances d'Open » de Pommeranz et Peek7 :
- En échos aux pratiques d’open data, l'accès interroge les formes de disponibilité des données, envisagées comme des ressources versatiles, immatérielles, donc diffusables à l'envie. Quelles limites à poser aux disponibilités des données émises dans le cadre de processus de conception de projets urbains ?
- La liberté d'utilisation suppose l’usage des données par quiconque de manière indifférenciée. À son origine, le terme « open » désigne la possibilité d'un usufruit temporaire de certains lieux sans droit de propriété. En se rapprochant de la question des communs, dans quelle mesure la libération des données produites par les concepteurs pourrait-elle donner lieu à des réutilisations par les usagers de la ville ?
- La transparence du code pour le monde du numérique pourrait concerner celle des procédures en aménagements. Face aux contraintes inhérentes au code de l'urbanisme, l’open source pourrait induire une remise en jeu des clauses de confidentialité de nombreuses procédures de maîtrise d’oeuvre.
- Les logiciels open source sont accessibles gratuitement mais, pour les utilisateurs artisans du code, leur coût embarqué dans ces temps de maintenance et développement. Pour le cas des projets de ville, cela pose la question de la transmission des compétences et des processus démocratiques de validations des transformations. Quelle place pour la société civile dans les projets urbains ?
- L'encouragement à l'ouverture se traduit par un partage de valeurs. Lié aux licences Creative Commons, l'open source est aussi une réaction face aux logiques de licences propriétaires. Cela s’attaque donc à tout ce qui est potentiellement soumis à copyright. Dans le cas de la conception de la ville, cette approche pourrait-elle être une alternative aux processus de privatisation grandissants des villes contemporaines ?
Un exemple d’application de ces principes peut être tiré de la pratique d'HOST et UFO. Agence d’architecture et d’urbanisme et start-up technologique, ces agences travaillent à cette transposition de la notion d'open source du monde numérique au monde physique. En retour, les outils de l'open source alimentent le développement de leurs pratiques. Paradoxe apparent : ils développent aussi des logiciels propriétaires. La licence permet de rétribuer l’effort de R&D comme c’est le cas pour leur interface d'« urbanisme collaboratif » Unlimited Cities Pro qui s'inscrit dans des procédures d'aménagement et une économie de services affiliés à la conception (voir les deux exemples ci-dessous) : En parallèle, avec des fonctionnalités différentes Unlimited Cities Do It Yourself possède un code libre (voir les deux exemples ci-dessous) : Les deux applications sont gratuites pour leurs utilisateurs finaux (habitants et usagers de l'espace public) et les données qu’elles génèrent sont en open data. Ces outils et les méthodes qui les accompagnent sont ainsi situés à l'intersection de logiques de projet descendantes et ascendantes. Ces « enquêtes d’imagination publique » sont des véhicules de paroles structurées issues des usagers des territoires où elles se déploient. Elles permettent d’optimiser les choix pour les développements urbains à venir. En alliant les aspects quantitatifs et qualitatifs du projet, les restitutions produites par UFO désamorcent le risque de l’openwashing (l’instrumentalisation des formes de la concertation) par la formulation de consensus entre société civile, professionnels et décideurs.
Alors que la demande de participation va croissante et que le métier d’architecte connaît une interrogation sur sa légitimité, le terrain entrouvert par les approches open source semble fertile pour interroger la figure de l’architecte et son rôle singulier dans la transformation du cadre de vie. « Figures de la totalité perdue »8, ils pourraient devenir porteurs d’une intelligence collective et s’affirmer comme auteurs polyphoniques.
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POMERANTZ, Jeffrey, PEEK, Robin, Fifty shades of open, in First Monday, vol. 21, n°5-2, Mai 2016, URL : http://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/6360/5460, 2016 ↩
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PERENS, Bruce, RAYMOND, Eric, 1998 ↩
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SASSEN, Saskia, Open Source Urbanism, in Domus, 29 juin 2011, URL : http://www.domusweb.it/en/op-ed/2011/06/29/open-source-urbanism.html, dernière consultation le 05/09/2016 ↩
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ACCHIARDI, Jean-Pierre, 2013 ↩
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SASSEN, Saskia, ibid. ↩
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SASSEN, Saskia, L’urbanisme open source, un des enjeux majeurs de la Smart City, in Blanc S., La Gazette des Communes, 08/04/2016, mis à jour le 13/07/2016, URL : http://www.lagazettedescommunes.com/436197/lurbanisme-open-source-un-des-enjeux-majeurs-de-la-smart-city/2016 ↩
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POMERANTZ, Jeffrey, PEEK, Robin, Ibid. ↩
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MOULIN, Raymonde, LAUTMANN, Jacques, 1978, CHAMPY, Florent, 2010 ↩