Propos recueillis par Sandra Mallet et Arnaud Mège, le 29 janvier 2020, dans le cadre d’une série d’entretiens avec cinq « théoriciens », afin de mettre en lumière leur point de vue et leurs idées sur les enjeux relatifs au temps en urbanisme. Ce travail s’inscrit au cœur du programme de recherche « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » qui réunit une équipe de chercheurs en aménagement de l’espace et urbanisme, en géographie et en sociologie. Chaque entretien vient nourrir la réflexion et entamer des analyses, définies dans l’axe 1 du programme, dédié à l’étude de l’élaboration et de la circulation des savoirs sur le temps en urbanisme.
À quels moments avez-vous travaillé sur la question du temps ? Quelle est la place du temps dans vos recherches ?
J’ai abordé la temporalité sous l’angle des rythmes urbains, interrogeant la diversification des modes de vie et des usages coexistant dans l’espace public selon les rythmes journaliers, hebdomadaires, saisonniers. L’évolution de l’espace public se caractérise par la montée des conflits entre usagers, or ces conflits ont un impact sur le projet d’aménagement. Au moment de la conception, il s’agit d’anticiper l’ensemble des différents intérêts, objectifs et contraintes des usagers, ensemble nécessairement hétéroclite, voire contradictoire et qui tend à remettre en question le programme d’origine. Or ici, c’est la temporalité du projet qui est remise en question. Un projet est une « action publique qui débute à un moment donné et qui se termine avec la réalisation », mais si on prend en compte les rythmes de conflit, de requestionnement, on passe à une logique de processus continu d’adaptation des interventions. Au cours de la réalisation du projet, on réaménage constamment pour rectifier le tir - et le temps s’étire.
Au début des années 2000, à Lyon le projet urbain se conçoit sur une durée plus longue, avec une phase de diagnostic beaucoup plus importante. Le projet se veut inclusif de la diversité des acteurs, avec un dispositif de concertation, en s'inscrivant dans un contexte multi-échelles. J’ai pris le contrepoint de cette approche : je postulais à l’époque que le projet urbain était un concept déjà dépassé alors qu’il s’imposait comme la doctrine contemporaine. Mon hypothèse était que le projet urbain est un instrument qui se sert largement des outils et process traditionnels : l’approche du plan, le master plan, le plan cadre. La notion de projet est issue de l’économie et comporte des phasages très rythmés mais qui ne permettent ni l’inclusion ni un diagnostic plus important, voire continu, pour évaluer l’évolution du projet, la pertinence des moyens et la pertinence des actions programmées. Le projet manque de souplesse face à des aléas, des opportunités, des changements, il peine à se réinventer pour évoluer en lien avec les dynamiques urbaines.
À partir de ces constats, j’ai développé les idées de « processus permanent » et d’« agrégat d’acteurs ». Le « processus permanent » vise la transformation de nos instruments de planification réglementaires, de coordination et de débat public pour que l’aménagement urbain devienne une action publique capable de s’adapter au fur et à mesure. L’« agrégat d’acteurs » entend reconsidérer le dispositif de concertation, souvent conçu comme une temporalité relativement courte. Il y a souvent confrontation entre les porteurs du projet et les intéressés mobilisés dans le cadre de ce projet, qui tentent d’élaborer ce que l’on appelle un « langage commun ». Or selon moi, un langage commun ne peut exister. En revanche, un langage partagé le peut, sous condition d’un processus d’apprentissage.
Le « langage partagé » permet de créer des scénarii collectifs de ce que Callon, Barthes et Lascoumes appellent les « mondes possibles » : des mondes futurs possibles, imaginables et souhaitables ou non
Toutes les temporalités du projet sont alors totalement remises en question. Si l’on postule qu’une négociation entre les différents groupes d’acteurs est indispensable à la réussite du projet, il faut alors donner du temps à ces acteurs pour qu’ils puissent se saisir des clés de lecture du projet. Ce temps permettra de développer ensemble ce qu’Habermas appelle « l’intersubjectivité ». On doit laisser le temps à l’émergence d’une connaissance partagée pour avoir un « langage partagé », permettant une discussion démocratique sur les enjeux du projet, les scénarii évoqués et, in fine, une décision collective, démocratique. L’instauration de lieux de partage et de discussion sur les enjeux de développement urbain est nécessaire : maisons de projets, expérimentations, par exemple, mais hors urgence de projet. Des enfants aux retraités, chacun doit pouvoir faire part des problèmes de fonctionnement urbain qu’il rencontre. Le lieu peut être matériel ou immatériel, permettant un partage de connaissances.
Cette idée amène à une inversion des temporalités de projets urbains et de débats publics. Traditionnellement, le projet démarre, en mettant en place une série de procédures administratives, politiques et économiques. Ce n’est qu’après que l’on essaie d’intégrer une temporalité qui devrait servir à ce partage de connaissances et à l’évolution de ce « langage partagé » : on n’a alors pas le temps.
Pouvez-vous préciser les enjeux qui émergent en termes de temporalités ?
Le « langage partagé » permet de créer des scénarii collectifs de ce que Callon, Barthes et Lascoumes appellent les « mondes possibles » : des mondes futurs possibles, imaginables et souhaitables ou non. Il permet de se projeter dans des utopies. L’idée de mondes futurs possibles, imaginables, souhaitables ou non, est un moyen de dire : « attention, on se projette dans le futur, on a des images qui permettront de départager : ça c’est un scénario, on ne le veut pas ; ça c’est un scénario, on le voudrait mais c’est très difficile à réaliser et là, on est dans un compromis, etc. ». Mais, dans la pratique, ce n’est pas mis sur la table. Du coup, les participants ont l’impression que les images qui sont véhiculées, les programmations, les résultats de programmation, les résultats de conception sont des produits qu’ils vont acheter. Le processus de planification montre toujours que l’idée de départ est plus ou moins proche de ce qu’on réalise à la fin mais il y a beaucoup de changements entre temps. Cela crée alors souvent de la déception, une perte de confiance, voire de méfiance vis-à-vis de l’action publique.
J’avais essayé de lui montrer que c’était moins le résultat qui comptait que le processus.
Il ne s’agit pas de réaliser tous les scénarii, mais de faire un travail rétroactif pour définir les étapes qui permettent de nous approcher d’un ou deux scénarii que l’on souhaite, sachant que l’image que l’on a aujourd’hui ne se réalisera pas telle qu’elle, car surviendront nécessairement des dynamiques, des aléas, des opportunités, des changements politiques, des changements économiques. Cela permet de compter l’incertitude comme facteur de développement du projet.
Je suis opposé à l’idée d’un projet urbain partant d’un diagnostic pour anticiper au mieux la suite. Pour moi, le projet parfait n’existe pas. Cette idée est très difficile à communiquer auprès des élus dont la temporalité est celle de leur mandat.
Pouvez-vous développer autour d’exemples ?
Lorsque j’accompagnais le maire de Lyon, il faisait ce qu’on appelle du « shopping de projets » : « Ça, je veux le voir sur la Part-Dieu, ça je le veux sur Confluences... ». J’avais essayé de lui montrer que c’était moins le résultat qui comptait que le processus. Si on est capable de dire aux participants du projet urbain : « Ecoutez, on ne sait pas très bien où l’on va mais on y va ensemble », on a une meilleure possibilité d’accorder les temporalités. L’élu peut dire : « Je n’ai pas réalisé de supers projets, qui s’avèrent en fait dysfonctionnels, mais j’ai mis en place un langage partagé, un processus de partage de connaissances, et c’est un investissement pour le futur. »
Quand j’ai parlé de processus urbain à Gérard Collomb, alors Maire de Lyon, je me suis beaucoup inspiré du concept de la IBA (Internationale Bau Ausstellung) en Allemagne. Des élus sont capables d’entendre cette idée d’un processus évolutif où le processus lui-même a une importance presque plus grande que la réalisation du projet. J’ai ensuite travaillé avec lui et Rem Koolhaas autour d’un plan guide de la vallée de la chimie. Le site y est extrêmement propice puisque l’on est dans un contexte où rien n’est possible : le plan de prévention des risques est rouge, on a de la pollution partout, et on doit s’inscrire dans des temporalités extrêmement longues. Donc on planifie pour 20, 30, 50 ans ! L’idée du « processus permanent » prend toute sa place. D’autant plus qu’il faut inclure dans le processus des grandes entreprises, des leaders économiques comme Total par exemple : il faut mettre en place ce débat public, ce partage de langage, pour construire quelque chose qui est forcément de l’ordre de l’utopie. Gérard Collomb, à l’époque, disait : « Je veux étendre la métropole au sud, sur la vallée de la chimie, et la vallée de la chimie va devenir la métropole du savoir. Donc je vais y installer des universités, des think thank, des labos » etc., et à l’époque, cette idée était complétement incongrue. Mais pour moi elle n’est pas incongrue du tout, elle est au contraire très intéressante parce que c’était un scénario.
Comment comprenez-vous la question des temporalités aujourd’hui ?
En 2019, j’ai travaillé avec des professionnels sur les éco-quartiers. La Ville de Paris possède une sorte d’observatoire des éco-quartiers dans le monde et était intéressée par l’idée de l’incertitude entendue comme un levier du processus d’aménagement. L’idée d’éco-quartier est souvent vantée, avec une labellisation ou une certification HQE aménagement. On vend-là un produit mais, dans la réalité, on construit un processus qui est ininterrompu, un chantier permanent, d’adaptation, d’expérimentation.
Ils se sont rendu compte que ces sociétés sont capables de se réinventer face à un changement de contexte [...]. Cette idée de l’autopoïèse est intéressante à transposer en urbanisme
Je comprends aujourd’hui la question de la temporalité dans ce sens de nouvelles approches : comment s’engager dans un processus relativement ouvert, qui permet de prendre en compte des aléas, des changements de contextes, d’enjeux, d’impératifs , changements qui ne doivent être ni contrôlés ou maîtrisés, puisqu’ils permettent justement de réinterroger en permanence les démarches, la programmation et la conception ? J’utilise le concept américain de « l’autopoïèse », inventé par les biologistes américains Maturana et Varela. Ils analysaient des sociétés d’animaux dans les années 1970, notamment les abeilles et les fourmis. Ils se sont rendu compte que ces sociétés sont capables de se réinventer face à un changement de contexte, à une transformation de leur fonctionnement, et donc de constamment réadapter leur stratégie par rapport à ce qui se passe. Cette idée de l’autopoïèse est intéressante à transposer en urbanisme.
Selon vous, comment est considéré le temps, aujourd’hui, en urbanisme ?
J’ai l’impression que la question des temporalités est de plus en plus sous-jacente mais qu’elle n’est pas encore apparente. Elle est en passe de le devenir. Donc je vous donne un exemple : celui des mobilités. À l’EUP, j’ai co-encadré avec Marie-Hélène Massot un atelier dans le Master « Transports et mobilités » sur le vélo en libre-service à Paris. Il s’agissait de comprendre comment les pratiques de vélo évoluent par rapport au report modal métro, voiture. Avec l’ensemble des nouveaux modes de déplacement doux (trottinettes, mono-roue, le skate-board électrique), on s’est aperçu que la mobilité se diversifiait de plus en plus. Le vélo est devenu complémentaire et le report modal, attendu de la voiture sur le vélo est moins important que le report modal du métro vers le vélo. On assiste en fait à quelque chose que l’on avait pas du tout anticipé : le choix s’effectue entre transports en commun, mais cela ne change pas beaucoup la place de la voiture. On est face à un choix très diversifié pour organiser son temps.
La question des temporalités se pose aussi avec le développement du numérique dans la ville, par rapport aux usages des applications qui ont pour effet une perte de l’autonomie du choix. Le temps de transport est un temps éminemment important dans une grande métropole. On passe beaucoup de temps dans les transports. Comment rentabiliser ce « temps perdu » ? La ville paramétrée offre une multitude d’informations pour en même temps checker ce qui se passe, à quel endroit, quelles sont les informations en temps réel. J’ai l’impression que l’organisation du temps devient de plus en plus, elle-même, mobile. Il s’agit d’un champ émergeant, qui à mon avis, aura beaucoup d’impact sur les questions de planification.