La deuxième phase de notre travail a consisté en la préparation, la réalisation et l’analyse d’une quinzaine d’entretiens avec différents acteurs de la « ville intelligente » et de la vie citoyenne de Buenos Aires. Nous avons ainsi rencontré cinq chercheurs en sociologie et/ou sciences politiques, quatre fonctionnaires ou personnes occupant des postes au sein d’institutions gouvernementales (dont un au niveau national), quatre responsables associatifs et citoyens engagés, une cadre de la Banque Mondiale et le directeur de l’Institut pour la ville en mouvement à Buenos Aires. Nous n’avons pas pu rencontrer, à notre grand regret, d’entreprises impliquées dans la stratégie de transition vers la ville intelligente, mais avons pu obtenir un panel d’acteurs aux visions assez différentes.
Les chercheurs que nous avons rencontrés se sont montrés très critiques vis-à-vis de la notion de ville intelligente. Le premier d’entre eux que nous avons interrogé est Daniel Kozak, chercheur au Ceur-Conicet. Il considère que Buenos Aires fonctionne aujourd’hui comme une « ville-archipel », avec l’apparition des quartiers fermés et des bidonvilles. S’il y a beaucoup de marketing urbain et de communication dans le Plan de Modernisation du gouvernement, peu de mesures sont réellement mises en place. Pour Adrian Iulita, professeur à l’Université Tres de Febrero située dans la banlieue de Buenos Aires, la ville intelligente est une grille d’analyse européenne et Nord-Américaine qui ne peut s’appliquer à un pays comme l’Argentine où le taux d’accès à Internet est encore faible. Lui aussi considère que cette stratégie est surtout fondée sur la communication. Si les nouvelles technologies sont développées dans les politiques publiques locales, cela ne va pas toujours dans le sens d’une amélioration de la qualité de service et jamais dans celui d’une plus grande implication des habitants dans la gestion des affaires publiques.
De même, les responsables associatifs et citoyens engagés avec qui nous nous sommes entretenus étaient assez critiques sur cette notion. Enrique Banfi, président de l’association civile des habitants de Belgrano (quartier nord de la ville), considère que le gouvernement ne cherche pas réellement à favoriser la participation citoyenne. Il en donne pour preuve son attitude vis-à-vis des instances existantes, comme les conseils consultatifs qui ont subi une opposition très forte de la part de Mauricio Macri et de ses partisans lorsqu’il était chef du gouvernement de la ville. Pamela Landini, de la fondation Equidad, exprime son soutien à la stratégie de transition vers la ville intelligente, tant que celle-ci cherche à intégrer tous les citoyens. Son inquiétude : la diminution ou le retrait des financements aux programmes mis en places par son association, et particulièrement la formation des personnes précaires à l’usage des nouvelles technologies. Les épisodes politiques peuvent venir ébranler les mesures préalablement établies et orienter le gouvernement vers un tout nouvel horizon.
Les fonctionnaires et acteurs des institutions publiques qui prennent part à la stratégie du gouvernement à ce sujet sont plus partagés. Guillermo Tella, architecte-urbaniste et directeur du Consejo de Planeamiento Estratégico (Conseil de planification stratégique) de la ville présidé par le chef du gouvernement de Buenos Aires, semble douter de la capacité des nouvelles technologies à relever les défis socio-urbains actuels, notamment les fractures territoriales. Partisan d’un « optimisme réaliste », il rappelle cependant que plusieurs canaux de participation des citoyens existent : non seulement à travers les réseaux sociaux et le portail mis en place par le gouvernement de la ville pour recevoir plaintes, demandes et propositions, mais aussi au moyen de formes plus traditionnelles de l’expression citoyenne telles que les manifestations et mouvements sociaux. Le Conseil de planification stratégique qu’il dirige peut également être un moyen d’expression citoyenne puisqu’y siègent des représentants de la société civile. Josefina Azpiroz Costa, qui travaille au Secrétariat à l’habitat et à l’inclusion de Buenos Aires, et avec qui nous avons pu visiter un “Nucleo de Inclusion et de Desarollo de Oportunidades” (Noyau d’inclusion et de développement d’opportunités - NIDO), insiste sur l’importance de l’inclusion de tous dans la ville intelligente. Cette inclusion passe notamment par l’accès aux nouvelles technologies et la formation à leur utilisation (le NIDO, antenne située dans un bidonville, donne accès gratuitement à des ordinateurs et à des ateliers de formation). Paula Bisiau, directrice du Sous-secrétariat à la mobilité durable de la ville, défend quant à elle, la stratégie du gouvernement en valorisant toutes les avancées en termes de mobilité. De la même façon, Maximiliano Velazquez qui travaille au Ministère national des transports, met en avant ces avancées tout en émettant des doutes quant à la capacité des NTIC à transformer une culture politique peu portée vers le pouvoir citoyen dans les décisions de politiques publiques.
Enfin, Veronica Raffo, notre contact à la Banque Mondiale, porte un discours très positif sur la stratégie mise en place à Buenos Aires. Elle nous rappelle brièvement le rôle de la Banque Mondiale dans les pays « en développement », à savoir une assistance technique et financière aux projets qu’elle approuve. Il semblerait que beaucoup de ces projets, en tout cas en Argentine, concernent l’objectif de transition vers la smart city et s’articulent autour de l’utilisation des NTIC. Selon notre interlocutrice, Buenos Aires serait plus avancée que la plupart des villes d’Amérique Latine dans cette démarche, à l’exception de Rio de Janeiro et de São Paulo. A ses yeux, la mobilité est le domaine qui a été le plus transformé par les nouvelles technologies sur notre terrain d’étude, notamment grâce à l’application BA Móvil et la Tarjeta Sube, carte sur laquelle les usagers chargent de l’argent leur permettant d’emprunter tous les transports en commun de l’aire métropolitaine. Elle permet également aux entreprises gestionnaires et au gouvernement de récolter des données sur les déplacements. La Banque Mondiale apporte aussi une assistance à la plateforme de participation citoyenne développée par le gouvernement. Une assistance davantage portée sur la transparence des données et la lutte contre la corruption que sur l’expression citoyenne à proprement parler.
Prise de recul et conclusions : le décalage déterminant entre les discours et les pratiques
La troisième phase de notre travail a été consacrée à la rédaction de nos différents rendus, supposant une prise de recul sur notre sujet et nos hypothèses. Pour établir notre problématique, nous nous étions appuyées sur une vision spécifique de l’intelligence urbaine, à savoir l’utilisation des nouvelles technologies pour la mise en place de politiques publiques visant à améliorer la qualité de vie et le pouvoir des citoyens sur la prise de décision politique, au moins au niveau local. Notre conception de la ville intelligente est tournée vers l’Humain, quand beaucoup de chercheurs mettent en garde contre une vision « technocentrée », très répandue parmi les décideurs.
Ce mois d’étude de terrain et la quinzaine d’entretiens que nous avons réalisés nous ont conduit à repenser notre problématique, à la resserrer sur les écarts constatés entre le discours politique et les mesures réellement prises au sujet de l’implication des citoyens dans la ville intelligente, ainsi que sur les impacts réels de la stratégie de transition vers la smart city sur le pouvoir citoyen à Buenos Aires. Ils nous ont aussi permis de confronter nos postulats de départ aux observations réalisées.
En effet, nous étions parties du principe suivant : si la communication du gouvernement de la ville autonome de Buenos Aires était autant axée sur la participation citoyenne, cela signifiait que la majorité des outils numériques développés dans le cadre de la smart city relevait de l’amélioration de la relation administration-administrés et de l’ouverture de nouveaux canaux de participation citoyenne1. En réalité, les mécanismes démocratiques classiques restent déjà à consolider, la corruption étant encore très importante en Argentine. Les conseils consultatifs et les audiences publiques sont prévus par la loi mais ont en réalité assez peu d’impact. Changer les technologies utilisées ne suffira donc pas à transformer la culture politique.
Les avancées apportées par les nouvelles technologies concernent principalement le domaine de la mobilité et des transports : Metrobus (réseau de BRT), Tarjeta Sube, applications smartphones, WIFI en accès libre dans le métro… C’est d’ailleurs le seul domaine qui fait l’objet d’une réelle coopération métropolitaine entre Buenos Aires et les municipios (municipalités) qui l’entourent. L’une des explications que nous avons pu trouver à ce décalage est l’importance de l’impulsion donnée par les institutions internationales (Banque Mondiale, Banque de développement d’Amérique Latine, etc.) dans la mise en oeuvre de projets « intelligents » porteurs de développement économique, ce qui n’est pas directement le cas avec la participation citoyenne. Le fait que ces institutions s’intéressent peu à ces questions peut contribuer à la faiblesse du déploiement de politiques liées à l’inclusion sociale et sociétale, qui nécessite des financements au même titre que le reste des politiques publiques impliquant des outils numériques. Les initiatives concernant le renouveau de la gouvernance locale peuvent émaner du gouvernement de la ville en premier lieu, ce qui le pousserait à sur-communiquer sur la question.
La deuxième hypothèse qui nous avait poussées à choisir Buenos Aires comme terrain d’étude était la mise en avant d’un modèle de gestion de la transition vers la ville intelligente, différent de ceux des autres grandes métropoles d’Amérique Latine. En effet, la plupart de nos sources montraient que la stratégie de Buenos Aires se fondait sur les politiques publiques, quand celles d’autres grandes villes, en particulier Santiago du Chili, se construisaient majoritairement sur l’intervention d’entreprises privées influentes. Dans une perspective comparative, nous souhaitions déterminer si cette stratégie permettait de mieux favoriser la participation citoyenne par rapport à celle fondée sur le secteur privé. Nous n’avons pas pu réaliser cette comparaison, car dans les faits, depuis l’ère néolibérale des années 1990, beaucoup de prérogatives sont dévolues au secteur privé. Les partenariats public-privé ainsi que la vente de terrains publics (notamment des parcs et places) à des entreprises privées se sont multipliés (dans un climat plutôt aigu de corruption selon la plupart de nos interlocuteurs) et certains grands groupes sont devenus les protagonistes phares de l’évolution des politiques publiques.
L’étude de terrain et la rencontre avec les différents acteurs ont donc été déterminantes dans le cheminement de notre réflexion et nous ont permis de prendre du recul sur nos hypothèses de départ. Ce que nous avons découvert était très différent de ce que nous avions imaginé à partir des informations trouvées sur le site internet du gouvernement, les articles de presse et certaines sources bibliographiques consultées avant le départ (beaucoup de nos sources bibliographiques actuelles nous ont été conseillées par des chercheurs rencontrés lors des entretiens).
En somme, la transition vers la ville intelligente est plus complexe qu’elle en a l’air, notamment lorsqu’on s’intéresse en premier lieu à la place des citoyens dans ce processus. Les quelques initiatives mises en place à Buenos Aires restent soit très ciblées et à petite échelle (les NIDO par exemple), soit descendantes et fondées principalement sur du crowdsourcing. Pour différentes raisons, les citoyens s’approprient peu ces outils : absence d’accès à internet et aux objets connectés, désintérêt, asymétries d’information, manque de capacités et de compétences, absence de formation allant dans ce sens, etc. De plus, ces dispositif de civic tech interrogent de manière plus générale les notions de légitimité démocratique et de représentativité : le public qui a accès à ces formes de participation est souvent le mieux doté en capital culturel, économique et social, notamment lorsque le taux d’accès à Internet est faible (48% en Argentine). Si les NTIC peuvent ouvrir la voie vers de nouvelles formes de participation dans les pays où le taux d’équipement est fort, elles peuvent aussi accentuer les fractures sociales dans un territoire où ce taux est faible. Le risque aujourd’hui pour Buenos Aires, est de s’engager dans une compétition internationale féroce sur le terrain de la smart city, en oubliant les enjeux et les grands défis socio-urbains de son territoire.
Note
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Aujourd’hui, on parle de “civic tech” pour désigner ce secteur de l’action publique ou individuelle, “à la croisée de la technologie, l’innovation, d’un gouvernement ouvert et de l’engagement du citoyen” (Rapport de Knight Foundation, 2013) ↩