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Villes, usages et numérique

L'intelligence en défaut des smart cities

Supports d'innovations technologiques, les smart cities n'en sont pas moins porteuses d'enjeux socio-politiques : les dispositifs invisibles ou opaques des applications numériques, en déplaçant les frontières entre domaine privé et domaine public, entre libertés individuelles et contrôle social, nous posent en creux cette question : « quelle nouvelle forme donner à l'intelligence collective ? »

Depuis de nombreuses années prolifèrent dans les grandes métropoles des objets numériques : réseaux d’énergie, capteurs, panneaux d’information, véhicules autonomes, dispositifs domotiques, etc. S’il est commode de regrouper sous l’expression de smart cities toutes les technologies d’information et de communication présentes dans l’urbanisme, nous proposons également de les analyser comme l’incarnation d’une volonté politique et économique de mesurer et de piloter les flux naturels (météorologiques), artificiels (transports) ou informationnels (réseaux). Toute utilisation de techniques numériques dans les villes ne relèverait donc pas automatiquement de la même acception de la « ville intelligente ». Il faut par conséquent examiner les objectifs poursuivis par le développement de ces nouveaux dispositifs de gestion des métropoles.

Afin de nous concentrer sur les enjeux sociopolitiques des smart cities, nous pouvons d’ores et déjà écarter de cette définition la profusion d’écrans publicitaires dans les rues ou encore des pratiques collaboratives comme OpenStreetMap1, pour nous concentrer sur les outils de gestion de fonctionnalités urbaines tels que, par exemple, des façades réagissant automatiquement à des variations de climat ou des réseaux de capteurs de présence déployés sur des parkings. Ces exemples incarnent directement, dans leur automatisme et leur invisibilité, un risque d’instrumentalisation des citadins. Mais ils sont aussi porteurs de progrès technique et environnementaux, d’où une ambiguïté que nous nous proposons d’essayer de clarifier dans le cadre de ce texte.

Progrès technologique inéluctable pour certains, dispositif potentiellement au service d’un énième avatar du capitalisme économique pour d’autres, les projets de « villes intelligentes » et leurs « innovations » technologiques ne sont pas neutres et participent en grande partie d’un modèle économique et d’une vision managériale particulière de la société. Elles interrogent directement la capacité du design et de l’urbanisme à adhérer ou à faire front à des manifestations, parfois convergentes, d’intérêts sécuritaires et économiques. Dès lors, il est légitime de demander « en quoi » et « pour qui » les smart cities sont-elles « intelligentes » ?

La tentation cybernétique d’une ville pilotable

Au-delà du discours technique sur le progrès, les villes intelligentes sont aussi (et surtout ?) des relais de croissance pour leurs promoteurs. Dans leurs formes actuelles, elles sont en effet souvent présentées sous l’angle d’un vocabulaire marqué par la mise en concurrence des « offres » urbaines à l’échelle planétaire placées sous le registre de la productivité, tirant ainsi un portrait marketing de la ville sous les traits d'un attracteur d’entreprises et d'une plateforme de travail. Face à ces promesses, et dans un contexte marqué par la multiplication d’attentats terroristes perpétrés au cœur des métropoles ces dernières années, le citadin de 2016 des grandes villes occidentales ne manquera pas d’interroger l’objectif poursuivi par des initiatives comme le boulevard connecté de la ville de Nice, mis en place en 2013 par l’entreprise Cisco2 et qui visait à « constituer une plateforme de services publics et privés susceptibles de générer des emplois3 ». Était-ce vraiment, avec le recul dont nous disposons désormais, un objectif prioritaire de l’aménagement du territoire ?

Cet exemple est symptomatique d’une tendance plus générale : en effet, de la profusion des caméras de surveillance à l’interfaçage des réseaux de télécommunication, une même volonté de contrôle est mise à jour, dont les échecs répétés sont plus vus par les décideurs comme des itérations susceptibles de progrès plutôt que comme des marqueurs d’impasses structurelles. Mince est la différence entre la mise en réseau généralisée de tous les flux urbains et la vieille tendance cybernétique d’une ville surveillable et pilotable depuis le retranchement d’un centre de contrôle4.

Vers des villes plus inégalitaires ?

À cette tentation sécuritaire et aux réponses apportés par les pouvoirs publics, il est tentant d’opposer des initiatives plus horizontales impliquant directement les citadins. La plateforme sous licence libre FixMyStreet (2007) permet par exemple aux riverains de signaler à la mairie des problèmes de voirie (panneaux de signalisation manquants, trottoirs abîmés, etc.), voire de les réparer eux-mêmes. En apparence séduisants, les problèmes posés par ce type de service, a priori positif, sont en réalité multiples. D’une part, ces applications tendent à substituer le bon vouloir individuel et bénévole à l’action publique, aujourd’hui grevée de sérieuses coupes budgétaires, mais d’autre part : en faisant de la sphère numérique l’endroit où pourraient être « solutionnés » tous les « problèmes du monde5 », ces services excluent, de fait, tout une frange de population n’ayant pas le temps, les compétences ou encore les moyens économiques requis pour les manipuler à leur tour. Ainsi, à titre d’exemple, certains pouvoirs publics locaux au sein des métropoles américaines confient déjà la gestion de leurs transports publics à l’application Uber – alors que leurs véhicules restent inaccessibles aux handicapés et aux personnes ne possédant pas de carte de crédit ou de smartphone6. De plus, les données statistiques collectées par Uber dans ce genre de dispositif ne sont pas reversées à la collectivité, empêchant donc tout recul et possibilité d’analyse critique sur l’efficacité de cette initiative. Cet exemple est révélateur d’un risque : que « l’intelligence artificielle » produite, du moins celles que promeuvent ces apps, reste in fine confinée à l’usage de certains groupes sociaux s’agrégeant par homophilie7. Autre cas emblématique, le dispositif Voisins vigilants mis en service en 2007 propose à ses utilisateurs d’organiser des rondes de surveillance dans son quartier (« neighborhood watch ») et de notifier à la police les cas suspects – prélude, ou réplique timide, à la constitution dans les villes européennes de milices privées autonomes et équipées numériquement, sur le modèle américain des « citizen arrests » ?

L’importance d’une politique des données

En substance, comme le rappelle Antoine Picon, les smart cities – qui s’adressent avant tout, comme nous l’avons vu, à une population « smart » (« cool », aisée, intelligente) – s’inscrivent dans la longue histoire d’un certain type d’urbanisme – qu’on pense à Haussman – qui consiste à rendre tolérable la cohabitation avec des inégalités plutôt que de chercher à les résorber8. Or la « ville » n’est ni comparable à un logiciel susceptible d’être mis à jour ni à un amas de communautés hétérogènes susceptibles d’être gérées par des plateformes. De par leur nature uniquement technologique les smart cities, n’agissent pas nécessairement sur le fond des problèmes qu’elles ambitionnent pourtant de résoudre.

L’urbanité, tel qu’elle nous intéresse, articule plutôt une multitude de trajectoires individuelles dont la mise en motifs (« patterns ») dans des cartographies de données comportementales9 ne retient que des moyennes abstraites. Si une certaine maîtrise des flux est sans doute nécessaire pour éviter le chaos urbain, le fait que cette gestion tende à absorber de plus en plus de strates d’informations pose problème quand les modalités de collecte et de restitution des données urbaines échappent en grande partie aux citoyens qui les produisent10. Car, même si tout le monde n’est pas en mesure de lire ou de produire des cartes à partir de données brutes, l’anonymisation et la redistribution sous licence libre de données collectées constituent déjà une première étape dans une vision citoyenne des technologies numériques dans l’espace urbain. Il en va de même de la mise en place de protocoles techniques permettant l’échange dynamique de données (API) ainsi que de réflexions concernant leur interopérabilité (compatibilité) et leur pérennité, autant de façons d’échapper à un contrôle panoptique. Mais il est illusoire de croire qu’une meilleure gestion des données suffira à affronter les enjeux politiques posés par les smart cities.

L’invisibilité des villes numériques

Selon la philosophe Hannah Arendt, le « domaine public » se caractérise par le fait que chacun puisse voir et entendre la place de l’autre, différente de la sienne11. Sans cette distinction, il ne saurait exister de lieu de rencontre, et donc de débat politique. À ce titre, il est frappant de constater, comme le fait remarquer Antoine Picon que « les formes urbaines [des smart cities] ont peu changé et que, contrairement à l’automobile, le numérique [comme l’électricité] ne semble pas présenter d’impact direct sur la conception de la trame viaire et sur le gabarit des immeubles12». Au-delà des smartphones qui ont modifié en profondeur nos rapports à la ville, ce sont bien les capteurs urbains qui sont les objets paradigmatiques des « villes intelligentes ». De façon symptomatique, ceux-ci sont la plupart du temps dissimulés. Qui sait, par exemple, que tous les arbres de la ville de Paris sont équipés depuis 2006 de puces RFID permettant la mesure d’indices de pollution ? De la même façon, si la mise en place du compteur « intelligent » EDF Linky fait débat13, est-ce en raison d’une résistance, « par principe », à la nouveauté technique, ou est-ce parce que sa conception technique opaque ne permet pas de comprendre les modalités de transmission et de stockage des informations14 ?

Donner forme à l’intelligence

La logique d’innovation se caractérise la plupart du temps par la dissimulation de la nouveauté technique dans des formes familières15. Cette tendance des technologies à se retirer du lisible (voire du visible) empêche alors de prendre conscience des manières dont elles modifient notre être au monde. Car quelque chose a lieu qui ne fait pas retour à la conscience. De ce point de vue, ce serait donc moins la captation de valeur16 à l’échelle urbaine par des acteurs aux intérêts privés qui poserait problème dans les smart cities, que le fait que ces opérations aient lieu à notre insu. Telle est la nouveauté des « villes intelligentes » : en déportant l’intelligence d’une collecte de données automatisée à des dispositifs numériques invisibles, dont la production et l’utilisation ne sont pas débattus collectivement, les smart cities travaillent aussi, discrètement et insidieusement, à défaire le sens critique et la cohésion du corps social : sommé de répondre en temps réel à des sollicitations toujours plus nombreuses (apps, services connectés, etc.), le citoyen devient un consommateur de services coupé du recul nécessaire à l’action politique.

Or une politique – et non une gestion – des données débattue collectivement17 ouvrirait la voie à une intelligence partagée, avec laquelle on pourrait travailler dans d’autres directions que celles, dominantes, des « technologies de contrôle18 ». De façon plus large, quels seraient les équivalents numériques de démarches d’architectes comme Patrick Bouchain19 ou Carin Smuts20 ? Aux dispositifs finalement assez limités voire stupides des « villes intelligentes », et sans pour autant rejeter tout ce que le numérique comporte de possibilités positives (optimisation énergétique, sociabilité, etc.), il importe d’opposer des projets urbains et des techniques numériques « sur-mesure » : ces procédés ne chercheraient pas à résoudre de façon univoque tous les problèmes du monde urbain, mais mettraient au contraire en évidence les failles de l’indexation des technologies à des impératifs de productivité. Aux impasses de l’« idéal auto-réalisateur » des smart cities (Antoine Picon) pourraient, voire devraient ainsi répondre des mises en forme partagées de la ville, un « partage du sensible »21 sans quoi aucune politique n’est possible, et auquel un design n’ayant pas la prétention de tout résoudre pourrait prendre part.

Article sous licence libre CC BY-SA


  1. Open Street Map est une base de données cartographique contributive placée sous licence libre : http://openstreetmap.fr 

  2. Selon la description de sa page d’accueil en ligne (septembre 2016), « Cisco domine le secteur de l’informatique et des technologies, et donne aux entreprises les moyens de saisir les opportunités de demain en leur montrant que des choses extraordinaires se produisent lorsque l’on connecte ce qui ne l’est pas encore. » 

  3. PICON Antoine, Smart Cities. Théorie et critique d'un idéal auto-réalisateur, Paris, B2, coll. Actualités, 2013, p. 57, [En ligne], http://editions-b2.com/les-livres/6-smart-cities.html 

  4. Voir à ce propos : Paul N. Edwards, Un monde clos. L’ordinateur, la bombe et le discours politique à l’époque de la Guerre froide [1996], trad. de l’anglais par Alcime Steiger et Nikola Jankovic, Paris, B2, coll. Territoires, 2013 et Judy L. Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine Daston, Paul Erickson, Thomas Sturm, Quand la raison faillit perdre l’esprit. La rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide [2013], trad. de l’anglais par Jean-François Caro, Bruxelles, Zones Sensibles, 2015.
    Un monde clos. L’ordinateur, la bombe et le discours politique à l’époque de la Guerre froide [1996], trad. de l’anglais par Alcime Steiger et Nikola Jankovic, Paris, B2, coll. Territoires, 2013 et Judy L. Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine Daston, Paul Erickson, Thomas Sturm, Quand la raison faillit perdre l’esprit. La rationalité mise à l’épreuve de la Guerre froide [2013], trad. de l’anglais par Jean-François Caro, Bruxelles, Zones Sensibles, 2015. 

  5. Cette idée est développée dans : Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique [2013], trad. de l’anglais par Marie-Caroline Braud, Limoges, FYP, 2014. 

  6. GUILLAUD Hubert, « Plateformes et métropoles », InternetActu.net, 15 septembre 2016, [En ligne], http://www.internetactu.net/a-lire-ailleurs/plateformes-et-metropoles 

  7. Voir à ce propos : Eli Pariser, The Filter Bubble. What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011. 

  8. PICON Antoinre, op. cit., p. 116-117 : « Loin de vouloir éradiquer les différences sociales, le Paris de Napoléon III et d’Haussmann se proposait simplement de les rendre tolérables en insérant les quartiers bourgeois et les faubourgs populaires dans une même maille combinant réseaux d’eau et d’assainissement, voirie et plantations d’agrément. L’Internet n’a fait que reprendre à son compte cet idéal de cohabitation sans réduction des inégalités. Du même coup, les récits concernant la smart city ne sont ni plus ni moins généreux que ceux qui avaient présidé à la mise en place des grands réseaux urbains de l’ère industrielle. » 

  9. On pourra par exemple s’interroger sur les récents travaux des cultural analytics appliqués à la ville : http://lab.softwarestudies.com/p/research_14.html 

  10. GUERRINI Federico, « Cities Cannot Be Reduced To Just Big Data And IoT: Smart City Lessons From Yinchuan, China » [ancien titre : « Engaging Citizens Or Just Managing Them? Smart City Lessons From China »], Forbes.com, 19 septembre 2016, [En ligne], http://www.forbes.com/sites/federicoguerrini/2016/09/19/engaging-citizens-or-just-managing-them-smart-city-lessons-from-china 

  11. HANNAH Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], trad. de l’anglais par Georges Fradier, Paris, Pocket, coll. Évolution, 2001, p. 97-98. 

  12. PICON Antoine, op. cit., p. 100. 

  13. CRIQUI Patrick, LABRANCHE Stéphane, « Compteur électrique Linky : comprendre la polémique », TheConversation.com, 23 mai 2016, [En ligne], http://theconversation.com/compteur-electrique-linky-comprendre-la-polemique-59769 

  14. Voir en contre-exemple les projets initiés par le collectif Citoyens Capteurs depuis 2012 : http://www.citoyenscapteurs.net 

  15. Voir à ce propos : Pierre-Damien Huyghe, « L'innovation comme maître-mot », conférence donnée à l’ENSCI – Les Ateliers, Paris, le 8 octobre 2013, [En ligne], http://www.ensci.com/actualites/une-actualite/news/detail/News/18248 

  16. BOULLIER Dominique, « L’âge de la prédation », InternetActu.com, 7 septembre 2012, [En ligne], http://www.internetactu.net/2012/09/07/l%E2%80%99age-de-la-predation 

  17. Voir par exemple le programme de recherche « Mes Infos » mené par la FING depuis 2011 : http://mesinfos.fing.org  

  18. DELEUZE Gilles, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », dans : Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 240-247. 

  19. L’architecte Patrick Bouchain travaille sur des démarches de construction alternatives faisant place à la coproduction, au dialogue social et à l’inattendu. Voir : Patrick Bouchain (dir.), Construire autrement, comment faire ?, Paris, Actes Sud, coll. L’Impensé, 2006.  

  20. Architecte des townships de Cape Town en Afrique du Sud, Carin Smuts qualifie sa démarche d’« architecture de l’enpouvoirement » (« The architecture of empowerment »).  

  21. RANCIERE Jacques, « Le partage du sensible », entretien dans la revue Alice, no 2, été 1999, [En ligne], http://www.multitudes.net/Le-partage-du-sensible : « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. [...] La politique porte sur ce qu’on voit et ce qu’on peut en dire, sur qui a la compétence pour voir et la qualité pour dire, sur les propriétés des espaces et les possibles du temps. » 

Pour citer cet article

Anthony Masure, « L'intelligence en défaut des smart cities », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 05/01/2017, URL : https://revuesurmesure.fr/contributions/l-intelligence-en-defaut-des-smart-cities