Sur-Mesure : Certains de vos travaux de référence, que vous présentiez il y a une vingtaine d’années au sein de l’ouvrage « Mondialisation, villes et territoires : l'économie d'archipel », annonçaient-ils déjà selon vous le portrait que vous dressez aujourd’hui de ce nouveau capitalisme productif ? Quels éléments majeurs viennent ainsi confirmer l’effet des mutations des systèmes économiques sur la polarisation métropolitaine des activités ?
Pierre Veltz : Dans mon livre de 1996, j’avais mis l’accent sur le lien entre les processus de concentration métropolitaine, la globalisation (le livre a été l’un des premiers en français à comporter le mot de « mondialisation », néologisme dont l’éditeur ne voulait pas) et la transformation des formes productives, notamment dans les multinationales industrielles que j’avais observées de près depuis de longues années. Mon approche était donc très différente de celle de Saskia Sassen, notamment, qui s’intéressait exclusivement à la centralisation financière dans les très grands pôles (New York, Londres et Tokyo).
Ma thèse de base était double :
- Les changements dans les systèmes productifs modernes en cours de mondialisation reposaient de plus en plus sur des externalités, des effets relationnels fortement territorialisés, qui favorisaient leur ancrage croissant dans les grands pôles métropolitains ; ceci, soit au passage, allant à l’encontre de la vision courante d’une mondialisation recherchant systématiquement les coûts, salariaux et autres, les plus bas.
- Ces pôles, du même coup, avaient tendance à absorber une part croissante de la richesse et du pouvoir mondial, et à s’organiser en archipel transversalement aux découpages traditionnels des États-nations. Dans une certaine mesure, on revenait donc à un monde à la Braudel, un monde d’économies en réseau appuyés sur des villes-mondes, avec cette différence qu’il n’y avait plus une seule ville-monde dominante, mais un archipel, et aussi que les États (et l’empire américain) restaient des acteurs puissants.
L’économie de l’internet a puissamment favorisé la concentration spatiale et aussi la concentration des richesses en direction des grands pôles d’innovation.
Comment cette thèse a-t-elle résisté à la montée du numérique (embryonnaire en 1996) et à l’extension d’une globalisation de plus en plus fragmentée, celle des « global value chains » ? En deux mots : très bien ! Le constat que je fais dans la deuxième partie de la « société hyperindustrielle » est que les évolutions récentes ont non seulement confirmé mais radicalisé les tendances que j’avais repérées il y a vingt ans : les logiques de hub et d’écosystèmes territorialisés se sont affirmées dans toute leur force, ce qui peut sembler paradoxal dans un monde où l’internet a pris la place qu’on connaît.
En réalité, l’économie de l’internet a puissamment favorisé la concentration spatiale et aussi la concentration des richesses en direction des grands pôles d’innovation, massivement en faveur des pôles américains et chinois. La globalisation et l’internet ont, sans aucun doute, créé des opportunités étendues pour un nombre croissant d’individus, notamment en Asie, mais jusqu’à présent le numérique dominé par des quasi-monopoles américains et chinois a été une formidable machine à concentrer la richesse.
Sur-Mesure : Dans votre ouvrage La société hyper-industrielle vous présentez un concept qui semble s’inscrire à rebours des idées reçues sur la désindustrialisation : la notion peut sembler contre intuitive quand on observe le nombre d’emplois en chute dans ce secteur. Comment se manifeste le phénomène d’hyper-industrialisation ? Quels sont les territoires concernés ?
Pierre Veltz : Dans mon livre, j’ai surtout voulu m’opposer frontalement à l’idée répandue, mais fausse et néfaste, d’un effacement progressif de l’industrie au profit d’une société post-industrielle, presque exclusivement tertiaire.
La norme « industrielle » se généralise dans la société et l’industrie devient servicielle, en ce sens que l’économie des usages prévaut de plus en plus sur l’économie de possession des objets.
Le grand paradoxe qui est au cœur du livre est que certes les emplois industriels de production directe (grosso modo, ceux des usines) sont en chute libre, mais que la société devient en réalité de plus en plus « industrielle », avec une fusion-intégration croissante entre les mondes manufacturiers, ceux des services et le numérique qui booste puissamment cette intégration. La norme « industrielle » se généralise dans la société, dans les comportements de tous types – la production des services s’industrialise – et l’industrie devient servicielle, en ce sens que l’économie des usages prévaut de plus en plus sur l’économie de possession des objets.
Pour la mobilité, par exemple, l’avenir est à ceux qui sauront le mieux capter les données individualisées d’usage, pour proposer des réponses sous forme de mix novateurs entre objets, systèmes et services. D’où les alliances entre les constructeurs automobiles et les Gafa, par exemple. Ce processus est général. Ses implications territoriales sont encore difficiles à lire de façon précise. A un niveau très global, la mutation renforce les processus de polarisation en faveur des grandes régions urbaines, comme je l’ai déjà dit. Car les grands marchés métropolitains sont évidemment des « biotopes » privilégiés pour expérimenter, et faire pénétrer dans la sphère marchande les nouvelles offres mixtes biens/services que je viens d’évoquer.
Il faut comprendre aussi que l’automatisation et la technicisation de plus en plus poussée de la production favorisent puissamment les zones de la planète où existent des marchés sophistiqués de consommateurs, mais aussi et surtout des tissus de compétences techniques pointues pour faire fonctionner les outils de production. Il y aura de moins en moins de gens dans les usines, mais beaucoup de compétences autour. La robotisation croissante de nouvelles tâches nous inquiète pour l’emploi, mais c’est surtout une très mauvaise nouvelle pour les pays pauvres, ceux de la mondialisation par les bas salaires.
J’ai évoqué l’habillement : si la robotisation de ce secteur se confirme, cela signifiera un retour de la production vers les pays riches, et une catastrophe pour le Bangladesh, par exemple. Il faut savoir qu’aujourd’hui déjà, la grande majorité des pays émergents, notamment en Amérique Latine sont en « désindustrialisation » absolue (baisse de la production).
L’hyper-industrie du futur risque donc de s’appuyer sur un nombre limité de plates-formes nationales ou régionales, au sein de l’archipel de premier rang. C’est une chance à court terme pour nous, mais lourde de menaces graves pour l’avenir !
Sur-Mesure : Autre notion clé de votre ouvrage : le capitalisme productif. Vous présentez à ce propos l’hybridation des modèles productifs : pouvez-vous détailler quels sont les tenants de cette hybridation ? Quelle diversité d’activités, d’entreprises, d’emplois, etc. revêtent-elles concrètement ? Cela se traduit-il à travers une nouvelle géographie économiques des territoires ?
Pierre Veltz : Parler de capitalisme productif au singulier est évidemment très réducteur. Des chercheurs comme Robert Boyer ou Bruno Amable ont montré depuis assez longtemps qu’il y avait des variétés nationales ou régionales très différentes : le capitalisme « rhénan » n’est pas le même que le capitalisme anglo-saxon, etc. Et on a vu au cours des dernières décennies apparaître des formes inédites, comme le capitalisme d’Etat chinois. Je n’aborde pas du tout ces aspects dans l’ouvrage. Mais je souligne l’hybridation croissante des acteurs et des logiques, y compris dans la « variété » française du capitalisme.
Les frontières entre l’univers marchand, les économies collaboratives, associatives, l’économie sociale et solidaire seront sans doute plus poreuses.
Les entreprises du monde numérique obéissent, par exemple, à des règles de financement très différentes de celles des entreprises traditionnelles. La scène « tech » émergente est sociologiquement coupée des ETI ou des PME anciennes. Un des enjeux de politique publique serait d’ailleurs de mieux connecter ces divers mondes. Ainsi, entre les start-ups qui naissent au cœur des villes universitaires, et les firmes industrielles moyennes (ou même grandes) qui ont des gros problèmes d’entrée dans l’âge numérique – mais aussi des sujets compliqués de matériaux, de procédés, etc. – il y a un champ de coopérations potentielles considérable, mais peu exploré, car ces milieux s’ignorent largement.
Enfin, je pense que dans l’avenir, les organisations productives vont obéir à des schémas de plus en plus variés. A côté des firmes hiérarchiques traditionnelles, qui dominent encore largement le paysage, on voit déjà monter les plates-formes, mais aussi des coopératives, des réseaux de néo-artisans, des réseaux de production collaborative en ligne, comme dans le logiciel libre, l’économie du partage et du recyclage, etc. Les frontières entre l’univers marchand, les économies collaboratives, associatives, l’économie sociale et solidaire seront sans doute plus poreuses.
Sur-Mesure : Cette société hyper-industrielle semble s’accompagner d’effets de polarisation forts, qui sont alors susceptibles d’accroître les inégalités. Partant de ce constat, quels sont vos conseils ou vos mises en garde pour limiter le décrochage social et territorial ?
Pierre Veltz : La question des inégalités est centrale, en effet, dans ce nouveau monde en émergence. J’analyse en détail dans le livre les notions de « hub » et d’ « écosystèmes » qui sont les concepts-clés pour analyser la nouvelle géographie, mais aussi la nouvelle société. Les hubs apparaissent et se renforcent lorsque la fluidité des échanges augmente. Les hubs physiques sont l’analogue des grandes plateformes numériques : plus les échanges sont faciles, plus on a intérêt à se raccorder à un nœud de réseau doté du maximum de liens.
Les notions de « hub » et d’ « écosystèmes » sont les concepts-clés pour analyser la nouvelle géographie, mais aussi la nouvelle société.
Les écosystèmes fondés sur la variété et la complémentarité des compétences forment désormais le cadre essentiel de l’innovation et de la production : ils ont également un rôle polarisant et auto-renforçant. Tout cela explique cette grande vague de concentration que l’on observe à l’échelle planétaire. Il faut ajouter que les villes de premier rang attirent massivement les investissements immobiliers de placement où les super-riches (de plus en plus nombreux) stockent leurs revenus, de manière improductive, quitte à rendre les cœurs de ces villes inabordables pour l’immense majorité des membres des classes productives et créatives, et à mettre en péril le bon fonctionnement des métropoles en termes d’économie d’agglomération et de moteurs de la croissance.
La déconnexion entre les centres et les périphéries de proximité est une grave menace, car elle laisse en friche une grande partie du monde.
Un point très important que je souligne dans le livre est le nouveau rapport entre centres et périphéries ou arrière-pays (nationaux ou régionaux). Historiquement, ces arrière-pays étaient des ressources importantes, voire vitales pour les centres : pour leur nourriture, l’accès à une main d’œuvre peu ou moyennement qualifiée, à toutes sortes de commodités de proximité. Aujourd’hui, ils apparaissent comme des charges, inutiles et encombrants, surtout lorsqu’ils restent liés au cœur par des contrats de solidarité de type national.
Les cœurs peuvent en effet trouver ces ressources périphériques (nouvelle domesticité, ouvriers des chantiers, alimentation, commodités, etc.) sur le marché mondial, sans engagements réciproques ! La déconnexion entre les centres et les périphéries de proximité est alors une grave menace, car elle laisse en friche une grande partie du monde. Singapour s’est développé en quittant la Malaisie ; Londres pourrait se passer du Nord industriel ruiné ; Moscou a besoin des sites gaziers, mais pas de la Russie profonde.
Tout ceci ne rend pas très optimiste. Je souligne cependant dans le livre que la France ou l’Allemagne échappent largement à cette logique. Les inégalité sociales et territoriales restent chez nous très inférieures à ce qu’elles sont dans les pays émergents et aux USA. Le pacte national reste solide, et même si certaines régions du Nord et de l’Est connaissent un fort déclin, la France fonctionne plutôt comme une grande ville encore bien intégrée, avec ses quartiers plus ou moins riches ou pauvres, plus ou moins productifs, mais fortement liés par les mécanismes redistributifs de l’État social. C’est une immense chance, à préserver et valoriser.
Sur-Mesure : Nous intitulons le cycle thématique de nos publications “Nouveaux visages de la ville active”. Selon-vous, et même de façon très caricaturale, quel est le portrait “type” de l’actif urbain contemporain par rapport à son aîné des années 1980 ?
Pierre Veltz : L’actif urbain des décennies à venir est en moyenne beaucoup plus diplômé et formé que celui des années 1980. Mais le risque est une bipolarisation croissante entre les plus qualifiés et la masse des emplois de service à la personne faiblement qualifiés, au moins sur le papier (car ce sont des métiers difficiles).
C’est la raison pour laquelle il serait bon de réintroduire en ville des activités de type « manufacturing », pour garder des qualifications moyennes. Je pense que les nouveaux actifs se déplaceront encore beaucoup, circulant entre les « villages urbains » mais en dehors des grands rythmes collectifs et massifiés du type RER du matin et du soir. Le « télétravail » pourrait se généraliser, les objets immobiliers seront multifonctionnels, moins spécialisés, pour laisser la place à la porosité croissante entre temps de travail, temps résidentiels, temps de loisir.
Pour aller plus loin, quelques liens :
Podcast de présentation du livre à France culture, le 30/07/17
Interview pour le PUCA à l'occasion du Grand Prix de l’urbanisme 2017 : "Être métropole dans un monde incertain"
Présentation à l'occasion de la remise du Grand Prix de l'urbanisme 2017 sur le site du Ministère de la Cohésion des territoires