En s’appuyant sur son dernier ouvrage, La société hyper-industrielle, le nouveau capitalisme productif, Pierre Veltz donne à voir les transformations économiques et sociales contemporaines. Il appelle à une nécessaire évolution de nos grilles de lecture afin de concevoir une politique industrielle cohérente à l’échelle nationale et européenne.
Présentation des éditions du Seuil : La sortie du monde façonné par l’industrie de masse du XXe siècle ébranle toute la société française. Quel sera le nouveau monde de la globalisation et de la révolution numérique ? Prenant le contrepied des analyses les plus répandues – désindustrialisation, passage à une société de services – Pierre Veltz décrit une situation où les services, l’industrie et le numérique convergent vers une configuration inédite : le capitalisme « hyper-industriel ». Cette convergence se déploie à l’échelle mondiale, faisant émerger une nouvelle économie, mais aussi une nouvelle géographie. Un grand partage se dessine, entre un archipel de pôles ultra-connectés et des mondes périphériques résiduels. Grâce à l’intensité de la redistribution, l’Europe et la France échappent pour l’instant aux formes les plus brutales de cette dislocation. C’est un atout immense qu’il faut préserver et consolider.
La transformation des biens
Vers des biens-services anthropocentrés, collectifs et systémiques
Les Trente Glorieuses ont conduit à la production et à la possession d’un nombre croissant d’objets. Les secteurs moteurs étaient notamment ceux produisant des robots, des machines, que ce soit dans le domaine ménager ou de la mobilité. Cette dynamique conduit aujourd’hui à un phénomène de saturation qui s'accompagne par la substitution croissante des biens et des services rendant ces catégories presque obsolètes. Ainsi, le développement des transports en commun a conduit à la substitution d’un objet, la possession d'une voiture, par la mobilité, un service mobilité.
On assiste à l’apparition de nouveaux objets et services à travers deux transformations majeures qui semblent s’opérer aux antipodes l’une de l’autre.
- Une première relève de la production de bien davantage « anthropocentrés » pour reprendre l’expression de Robert Boyer. Les biens-services produits se recentrent sur l’individu, sur certains aspects de la vie, notamment la santé, l’éducation et la distraction. Les acteurs privés sont déjà très implantés dans ces industries en forte croissance et participent activement de ce phénomène.
- Une seconde transformation observée, au contraire, est le glissement du statut des objets de l’individuel vers le collectif. Les biens traditionnels laissent de plus en plus place à des « biens-services systémiques » dont le champ d’application est surtout la ville, le territoire (système intégré de chauffage par exemple). De plus en plus intégrés, ils deviennent également de plus en plus complexes.
Ces transformations des biens et des services ont des impacts sur les emplois, leur nombre mais aussi les qualifications demandées.
La transformation des emplois
Une bipolarisation des qualifications
Les débats actuels sur la robotique et l’automatisation n’ont rien de contemporains : il s’agit d’un mouvement engagé depuis déjà une trentaine d’années. Seulement, alors qu’hier l’automatisation concernait essentiellement de la production directe, des tâches simples, les robots sont aujourd’hui en capacité de réaliser des tâches plus complexes d’assemblage et d’emballage par exemple. Ce qui semble aujourd’hui inédit, comme les centres logistiques automatisés de l’entreprise Amazon, est amené à se diffuser à un horizon proche.
Ce glissement des secteurs s’accompagnent d’une bipolarisation des qualifications où deux grandes catégories de travailleurs se distinguent : les « travailleurs de fond » et les « travailleurs de front ».
S’il y a, en conséquence, moins d’emplois dans l’industrie, cela ne signifie pas pour autant que notre économie se désindustrialise. Au contraire, la thèse de Pierre Veltz est que notre société s’hyper-industrialise. Ainsi, les emplois de production directe vont continuer à décroître. Il se crée pour autant des emplois très qualifiés, certes moins nombreux, mais décisifs pour la prospérité de ces secteurs d'activité. Face à des systèmes de plus en plus intégrés et complexes, les compétences de management des systèmes ou de pilotage deviennent essentielles... mais également délocalisable.
Ce glissement suppose la mise en œuvre de politiques qui rencontrent des freins majeurs, et soulève des enjeux d’acceptabilité sociale, puisqu’elle suppose de sauver une poignée d’emplois tandis que les activités de production directe disparaissent. Néanmoins, bien que peu nombreux, ces emplois et fonctions de pilotage sont stratégiques pour l’économie.
Le résultat est une bipolarisation des emplois : des emplois très qualifiés face à des emplois « déqualifiés ». En effet, l’automatisation ne peut être totale : il y a nécessairement quelqu’un qui pilote derrière. L’économie ne se tertiarise pas, mais les emplois, eux, relèveraient de plus en plus du domaine des services.
Ce glissement des secteurs s’accompagnent d’une bipolarisation des qualifications où deux grandes catégories de travailleurs se distinguent : les « travailleurs de fond » et les « travailleurs de front ». Les travailleurs de l’arrière, ou « de fond », sont les personnes qui gèrent les systèmes. Leur travail est essentiel, nécessite des qualifications de plus en plus élevées, mais ils sont peu nombreux et peu visibles. Les « travailleurs de front » sont eux en contact avec les usagers et jouent un rôle d’interface. Ils aident les usagers à utiliser les systèmes ou délivrent des services comme les services à la personne par exemple. Ils représentent un nombre considérable d’emplois.
L’économie du monde hyper-industriel
Une économie de savoirs communs, des relations, de l’intelligence collective
La vision d’une industrie amenée à être complètement automatisée est, d’après Pierre Veltz, un mythe, y compris à long terme. Si une part accrue des fonctions est déléguée aujourd’hui à des robots, il n’en reste pas moins que pour s’assurer de la fiabilité et du bon fonctionnement des systèmes il importe que les gens communiquent. Il faut que les concepteurs parlent aux exploiteurs, à la maintenance, aux clients. Cela explique par ailleurs l’importance de conserver les fonctions de pilotage sur le territoire afin qu’elles soient relativement proche des zones de fabrication.
La performance dépend en grande partie de la capacité relationnelle. Ce n’est ainsi pas un hasard si les milieux en pointe sont des milieux relationnels, d’échanges. Le relationnel émerge notamment de la densité, de liens préexistants entre les gens. Cela explique également le besoin de s’implanter en milieu urbain pour des productions ou des activités nouvelles, encore peu routinisées. Ce constat est éclairant pour comprendre les leviers des territoires en termes de développement économique. Le tissu économique et social apparaît décisif dans la compétition internationale et dans la compétition de manière générale. Aussi, les territoires qui réussissent généralement le mieux, bien que d’autres facteurs entrent en ligne de compte, sont ceux qui partagent des références, une culture, une identité.
Le processus d’hybridation des modèles productifs
Entre standardisation et retour aux petites séries
Un quatrième constat est celui d’une hybridation, c'est-à-dire l’existence d’une variété de modèles productifs. Si au siècle dernier la standardisation et la massification étaient les garants de la compétitivité, le numérique donne aujourd’hui la capacité de combiner des effets d’échelle et permet une diversité de modèles productifs. Les petites séries redeviennent économiquement viables sur certains marchés de niche et peuvent conduire à la relocalisation de formes d’artisanat ou de para-artisanat liées au numérique dans l’urbain dense.
Dans les métropoles, la forme du hub n’est pas seulement liée au numérique mais de manière générale à la fluidification des circulations. Pour cela, son fonctionnement consiste à regrouper les flux pour ensuite les éclater, les redistribuer vers différents pôles.
La recomposition de la géographie des activités
De la complémentarité des territoires
Le monde passe d’un monde de strates à un monde en archipel, c’est-à-dire en pôles et en réseaux. Des logiques de concentration très puissantes sont aujourd’hui à l’œuvre, comme en témoigne la montée en puissances des réseaux de type « hub ». Dans les métropoles, la forme du hub n’est pas seulement liée au numérique mais de manière générale à la fluidification des circulations. Pour cela, son fonctionnement consiste à regrouper les flux pour ensuite les éclater, les redistribuer vers différents pôles. C’est le cas de hub multimodaux mais aussi du modèle du campus.
Une autre forme majeure, caractéristique de l’économie nouvelle à caractère relationnel, est le système, les complémentarités, la diversité. Plus le système est complexe, robuste plus il a besoin d’être diversifié. Cela concerne principalement les métropoles mais pas uniquement. Dans un pays petit et dense en infrastructures comme la France, les entreprises ont la possibilité d’être à cheval sur plusieurs lieux. Aussi, tous les territoires ont une chance ; cependant ils ne doivent pas se positionner à la même échelle et doivent être capables de mettre en jeu les bonnes ressources.
Les forces motrices des activités
Un choix des personnes prioritaire face au choix des entreprises
Les facteurs de localisation des entreprises, la force motrice qui agit sur la répartition des activités, ont aujourd’hui profondément changés. Cette dernière repose davantage autour du choix des personnes et de moins en moins du côté des entreprises. À l’exception de certaines activités spécifiques, notamment celles nécessitant d’avoir un accès à beaucoup d’énergie à moindre coût, la plupart des activités peuvent se mettre à peu près n’importe où à condition que le territoire dispose d’une bonne offre d’infrastructure.
Ce sont alors principalement le choix des personnes qui déterminent le choix des entreprises. Cela se traduit notamment par la tendance héliotropique en France. Le cadre de vie est donc devenu un facteur essentiel, sinon la première variable de localisation des entreprises. Ceci expliquerait la tendance actuelle à recenser les villes où le cadre de vie est jugé le meilleur, le plus sûr. Sur cette base, la meilleure stratégie des collectivités en matière de développement économique repose sur la création de transports, d’espaces publics attractifs auprès des ménages et (donc) des entreprises.