La fin de la ville fossile
De marchandise à détritus, d’eau potable à eau usée, de nourriture à ordure, de matériau à décombre, de carburant à polluant, la ville transforme en déchets les ressources qui viennent à elle, pour au passage, faire vivre les hommes. Les écosystèmes naturels, à l’inverse, renvoient leurs propres déchets dans un cycle qui les transforme à nouveau en ressources : d’eau sale à eau saine, de cadavre à engrais, de poussière à matière. L’idée de ville circulaire est l’horizon d’une écologie matérielle humaine qui parviendrait à boucler ces cycles. Elle est motivée par la prise de conscience de la finitude des matières premières, comme en témoigne le « peak everything »1, le pic de production après lequel l'extraction diminue faute de ressources. Une ville serait donc circulaire si les flux de matière et d’énergie transitaient principalement en circuit fermé à l’intérieur d’une aire limitée autour de son agglomération ; en somme, en circuit court. Quelle résonance de ces principes sur l’organisation de son espace ? Quels nouveaux programmes d’architecture et de paysage ?
En contre-champ de la ville servie - celle des logements, bureaux, équipements publics – regardons donc la ville servante, ses périphéries et ses coulisses, et remontons le fil de la transformation de matière et de ses filières : matières premières, eau, déchets, énergie, production, distribution, alimentation. En outrage avec leurs milieux d’implantation, certaines d’entre elles saccagent ou rendent inhabitables des territoires entiers2. La ville est d’autre part aujourd’hui organisée de façon à ce que la production soit éloignée de sa consommation : infrastructures routières tentaculaires et bâtiments relais réguliers forment aux portes des villes historiques un dispositif de drainage des ressources. Ces filières d’acheminement sont largement méconnues par l’utilisateur final qui n’en perçoit que la fin de chaîne. Les rendre visibles, c’est « rendre les choses publiques » selon l’expression de Bruno Latour3. C’est faire qu’une chose physique devienne le support d’une controverse démocratique.
Pour imaginer ce que pourrait être un territoire circulaire, il est donc primordial d’entreprendre un bref état des lieux de cette ville héritée. Une première approche consiste à inventorier les interactions des filières « non bouclées », fossiles, avec la fabrication de la ville. Dégager ensuite, une stratégie de programmation urbaine, architecturale et paysagère d’un tel changement de regard et d’horizon, en inventant de nouveaux caractères fertiles que la ville pourrait revêtir.
La ville fossile : une ville faussement économe et vraiment dépensière
Les filières fossiles
Aujourd’hui, les constructions faites pour produire sont regroupées sous le terme de « zone d’activités ». Chacune suggère pourtant par son nom qu’elle se place sur une halte le long d’un circuit implanté, du nom même du matériau d’origine (gravière, pépinière), de l’étape de rassemblement de la matière ou de l’énergie (centre, centrale, plate-forme), à l’étape secondaire (poste, point, station, sous station, relais, antenne, regard, hôtel) ou l’étape issue du verbe de la transformation elle-même (usine, filature, fabrique, raffinerie, recyclerie, réservoir, entrepôt) jusqu’à l’étape finale (terminal, dépôt, décharge, casse, cimetière). Lorsque la dimension du paysage, souvent aplanie et délimitée par l’activité humaine, est prépondérante, on parle de zone, de parc, d’aire, de domaine, de secteur, d’enceinte, de bassin. L’inventaire illustré des architectures et paysages du système ville permet de dresser un panorama de 7 filières relativement compartimentées, du début à la fin de chaîne, et d'identifier leur potentielle mise en circuit court.
Les caractères fossiles
Les architectures de la production sont ainsi les apparitions construites de filières plus ou moins mondialisées. L’étude des filières fossiles4 montre qu’elles sont, contrairement aux écosystèmes naturels : non bouclées, avec un début de chaîne extractiviste et une fin de chaîne polluante ; centralistes, pour réaliser des économies d’échelle dans le cadre d’une production de masse pour une consommation de masse ; longues, comportant beaucoup d’étapes et points de contrôle, sur de grandes distances, au prix de grandes dépenses d’énergie ; relativement imperméables les unes aux autres, et à la ville, fonctionnant dans une logique propre à la filière; incompatibles avec la nature, distinctes, voire prédatrices de l’écosystème naturel ; uniformes, face aux spécificités du climat, du sol, de la géographie, à l’encontre de la diversité de la biosphère. Quels sont les caractères fertiles des bâtiments de la ville circulaire ? Les conséquences sur la programmation de ces architectures méritent d’être identifiées.
Inventer les architectures du système ville fertile
Moins de gros bâtiments - étapes
Paradoxalement, reprogrammer les architectures du « système ville » suppose de déprogrammer des types de bâtiments. Les filières les plus dépendantes des ressources fossiles, sont amenées à disparaître : les centrales nucléaires, dont le « peak uranium » sera atteint en 2030, les centrales à charbon (« peak coal » en 2025) et les station service de diesel ou à essence. Si certains bâtiments, ouvrages ou paysages seront frappés d’obsolescence, c’est aussi parce que, faute d’énergie abondante et bon marché5, les circuits se raccourciront et le nombre d’étapes intermédiaires se réduira en conséquence. Le passage de la très haute tension à la tension d’utilisation (400 000 V à 220V) par exemple dans la filière électricité, par des transformateurs et sous-stations, n’est plus nécessaire dans une production locale décentralisée. Des réseaux moins longs supposent moins de bâtiments-étapes pour faire les faire fonctionner.
Plus de paysages du vivant
L’humanité a développé à l’ère industrielle des filières de production de plus en plus autonomes des cycles naturels, à une époque où ni les ressources ni l’énergie ne manquaient. C’était oublier que les écosystèmes naturels, le soleil et la géosphère sont en mesure de produire des services équivalents à ceux fournis par des artefacts industriels humains : purifier l’eau, l’air, les sols, chauffer, dégrader les molécules, fertiliser, retenir l’eau, ou simplement fournir des matières premières et les stocker. On peut donc imaginer que les futurs territoires circulaires mettront à profit l’ingénierie environnementale autant que la redécouverte des inventions ancestrales pour engendrer des paysages vivants productifs. Ils offriront des services auparavant assurés par des machines ou des bâtiments-machines : de station d’épuration à champ de phytoépuration, d’usine d’engrais chimiques à fermes de lombricompost, de digues brise-lames en béton à dunes plantées à l’échelle territoriale. Diversifiés, ils seront fonction du climat local, de la configuration hydrographique, géologique et culturelle. De nombreux paysages cultivés ou non fournissent déjà ces services. Une forêt, par exemple, engendre du bois d’œuvre et de chauffage, retient l’eau, capte le C02, fabrique du dioxygène et génère du gibier.
Plus de lieux recycleurs et stockeurs
Pour transformer le « tombeau » en « berceau », le déchet en ressource, des types de bâtiments et de paysages qui recyclent commencent à voir le jour. Le recyclage, sous-produit de l’industrie, est critiqué pour son effet pervers « end-of-pipe »6. Mais il se décline du cycle le plus court (le reconditionnement, le réemploi, la réparation ou réhabilitation) au cycle le plus long (le recyclage du matériau, l’incinération avec production d’énergie ou non). Une myriade de nouveaux lieux, plus ou moins proches de la production de la nouvelle ressource, peuvent apparaître : ressourceries, recycleries, « consigneries », dépôt-vente, ateliers de réparation, « reconditionnerie », magasin d’énergie issue du recyclage. Les commerces de neuf pourraient quasiment disparaître au profit de commerces de seconde main. Mais dès lors qu’on recycle plus et plus près, on réduit le transport des marchandises, en passant d’une logique de flux, aujourd’hui généralisée dans la logistique, à une logique de stock ; d’une architecture de flux à une architecture de stock. Détenir des stocks a un intérêt pour une ville circulaire : elle permet d’augmenter sa résilience en créant une autonomie temporaire. Des stocks tampons existent déjà dans une logique de réseau (le réservoir d’eau de Montsouris par exemple). Les lieux d’abondance et d’empilement trouveraient une nouvelle signification symbolique et esthétique, regroupés dans des stocks en magasins généraux à étages ou répartis en silos de proximité.
Plus de micro-bâtiments locaux
Parce que les filières du Système Ville sont gérées par de grands opérateurs, au service d’une population pour qui ont été définis des besoins massifs de consommation, les fonctions productives du territoire sont communément regroupées dans des centrales, en raison des économies d’échelle que cela suppose. Or il peut arriver que ces économies s’annulent sous l’effet de plusieurs contraintes7 notamment l’augmentation des distances entre lieux de production et de consommation. On peut donc imaginer des bâtiments plus petits, appelés « décentrales », un ensemble de plusieurs ouvrages qui gèrent une activité : décentrale d’énergie ou de mobilité, micro-stockage, relais-colis, micro-brasseries etc. Car relocaliser des productions proches des consommations invite en effet à penser des services sous forme décentralisée ou distribuée8. Des petites unités de proximité apportent plus de facilité financière et foncière notamment dans des villes denses héritées où les grandes parcelles de terrains sont rares, mais aussi dans les territoires moins connectés au réseau.
Plus de bâtiments polyfilières
Les filières fossiles ont des logiques qui s’ignorent entre elles. Demandant des compétences spécialisées, elles se sont complexifiées sans prendre en compte la dimension systémique du monde matériel planétaire : dans l’écosystème naturel, les cycles de l’eau, de l’énergie, des déchets, de l’alimentation, sont en réalité inter-reliés et font parfois « route ensemble » sur plusieurs étapes. Or si les bâtiments-étapes des filières fossiles paraissent efficaces à l’échelle de chaque filière, ils sont plusieurs fois redondants à l’échelle du système ville. Des bâtiments qui croisent ou mutualisent les filières peuvent être appelés « polyfilières », à l’instar des bâtiments d’équipements publics « polyvalents ». Ces bâtiments « polyfilières » deviendraient des lieux multi-services directement pour la population : lieu de collecte locale d’encombrants et centrale d’énergie, de bio-méthane et d’engrais, réservoirs d’eau producteurs d’énergie hydroélectrique.
Habiter à nouveau les lieux de production
Plus de bâtiments mixtes
Si apparaissent des micro-bâtiments de production moins encombrants dans la ville, plus proches des usagers pour minimiser le transport, si prolifèrent des paysages vivants de production, ces dispositifs deviennent plus acceptables dans la ville. Et cohabitent avec les autres fonctions non productives : l’habitat, le travail, le loisir, l’espace public et l’espace collectif. Par un dispositif double-face, la cohabitation peut être organisée entre une face productive et une face ouverte au public. On peut imaginer des décentrales d’énergie et d’eau sur leurs toits, tout comme des parcs récréatifs qui deviendraient le lieu de la production de miel, de légumes, de fruits, de fromage, d’œufs, de bois. A Bègles, une piscine dont l’eau est phytoépurée a été expérimentée. La production côtoierait l’exposition, la vente ou la distribution, comme cela existe déjà dans l’agrotourisme, en Toscane par exemple, ou dans les magasins d’usine.
Plus de bâtiments diversifiés
L’émancipation des filières fossiles vis-à-vis du climat, du sol, de la saison, a fabriqué des ouvrages uniformes diffusés à l’échelle planétaire : interchangeables certes, mais souvent surdimensionnés, sur-performants, sur-consommateurs d’énergie et de ressources. Pourquoi transformer toute notre eau en qualité potable alors que nous n’en buvons réellement que 1% ? Ne peut-on pas inventer des bâtiments contenant des qualités d’eaux différenciées, d’eau agricole, d’eau grise, d’eau potable, des qualités différentes d’énergie, thermique, potentielle, mécanique ? Redécouvrir des usines mues par l’eau des rivières, par le vent ou la chaleur - au rendement énergétique direct bien plus élevé - c’est imaginer des micro-ateliers flottants sur les fleuves, des bâtiments frigorifiques à évaporation d’eau, des chauffages-lanternes. C’est une diversité d’alternatives à l'hégémonie de l’électricité-pétrole, du transport par semi-remorque diesel, des centrales pour hypermarchés, tous générateurs d’inadéquation et de monopoles. Moins polarisée, plus diffuse et isotrope selon l’expression de Bernardo Secchi et Paola Vigano, plus lente et plus calme, une ville renversée se dessine. Moins enclavée par des grandes emprises, moins monumentale peut-être et plus organique, elle serait plus végétale et animale. Elle serait la ville de la cohabitation des servants avec les servis.
Vers de villes en révolution
Pour paraphraser Saskia Sassen9, s’il n’existe pas de mondialisation en soi, mais seulement des filières mondialisées, il n’existera pas de ville circulaire en soi, mais des filières circulaires interconnectées au sein d’un territoire urbain. Penser la ville comme circulaire est aussi naturellement une remise en cause profonde de son système de fonctionnement actuel, et en particulier de celui des métropoles qui sont alimentées par la mondialisation des échanges de matière et d’énergie. Une telle hypothèse pourrait conduire à un délaissement, un rétrécissement, phénomène déjà documenté des shrinking cities, ou à un repositionnement de ces métropoles au profit des villes moyennes et de leurs hinterlands productifs et agricoles10.
Cet horizon matériel à l’ère de l’anthropocène suppose de révolutionner la gouvernance de la matière et de l’énergie. Il est ici question de décentraliser les lieux de décision de la technique, à la dimension de l’entité qui la gouverne : la personne, la famille, l’établissement, la collectivité, l’entreprise, jusqu’à la région. Il s’agirait de refonder les modes de comptabilité de la richesse en les indexant sur des critères de basse énergie, de renouvellement et de durabilité, de résilience humaine, et de survie de la biosphère. Mais à la question : « la ville peut-elle être intégralement circulaire ? », il se pourrait que la réponse ultime soit négative... Ou signifie simplement la disparition de la ville telle que nous la connaissons. Avant d’en arriver là, le fossé de progression reste immense.
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BIHOUIX, Philippe, L’âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, Collection Anthropocène, Paris, 2014, 330 p. ↩
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Par exemple, la filière électronucléaire à Fukushima, avec Tepco, la filière de l’aluminium boues rouges, avec Alteo ou du pétrole marées noires, avec Total par exemple. ↩
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WEIBEL, Peter, LATOUR, Bruno, Making Things Public: Atmospheres of Democracy, MIT Press, Cambridge MA, 2005, 1072 p. ↩
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Voir ERKMAN, Suren, Vers une écologie industrielle, comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 1998, 252 p. ↩
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BIHOUIX, Ibid. ↩
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ERKMAN, Ibid. ↩
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HOURCADE, Jean-Charles, in Persée, Signification et impasses d’un concept banalisé : les économies d’échelle, 1985 ↩
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RIFKIN, Jeremy, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2012, 414 p. ↩
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SASSEN, Saskia, La Ville globale : New York – Londres – Tokyo [« The Global City: New York, London, To kyo »] , Descartes et Cie, 1996, 480 p, s’il n’existe pas de mondialisation en soi, mais seulement des filières mondialisées, il n’existera pas de ville circulaire en soi, mais des filières circulaires interconnectées au sein d’un territoire urbain. ↩
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MAGNAGHI, Alberto, Le projet local , Mardaga éditeur, Architecture+Recherches, Liège, 2003, 123 p. ↩