C’est l’été à Paris, le soleil chauffe le bitume de la Place des Fêtes voisine. Je souris en entendant le refrain de « Work » sortir du téléphone de Yussef. Comme envoûté par Rihanna, celui-ci s’exécute et retourne la terre du potager à grands coups de bêche. À en croire les photos qu’il m’a montrées, il travaillait dans une exploitation agricole lorsqu’il habitait encore au Soudan. Aujourd’hui, il fait partie des 145 résidents du Centre d’Hébergement d’Urgence de l’ancien lycée Jean Quarré qui cultivent leur propre potager au cœur du XIXème arrondissement de Paris.
Paris renoue avec le végétal pour s’adapter aux transformations qu’elle rencontre
Si la nature est à nouveau invitée en milieu urbain, c’est parce qu’un nombre croissant de citoyens, d’institutions et de professionnels considèrent la ville comme un système qu’il est nécessaire de rendre plus résilient. Végétal et agriculture sont générateurs de plusieurs services esthétiques, sociaux, environnementaux et alimentaires qui font partie intégrante de ce nouveau projet de ville.
Différentes expériences menées un peu partout sur la planète (Québec1, Brésil2 ou encore Namibie3) ont montré que l’agriculture urbaine créait des « lieux de vie ouverts sur le quartier qui favorisent les rencontres entre les générations et les cultures »4. Plus proche de nous, l’association Tant qu’on sème - avec l’appui de la Mairie de Montreuil - « crée du tissu social » entre les habitants de la rue Paul Bert, après la mobilisation de certains riverains contre l’installation de mobile home à destination de la communauté rom.
Cette propriété d’activateur social conférée à l’agriculture urbaine est particulièrement intéressante au regard des mouvements internationaux massifs de population dont nous sommes actuellement témoins. La France et sa capitale sont d’ailleurs parmi les territoires les plus concernés puisque le nombre de réfugiés n’a cessé d’augmenter au cours des six dernières années5.
Cette situation exceptionnelle, à laquelle les collectivités n’étaient pas préparées, a généré l’occupation de nombreux lieux publics (espaces ouverts et bâtiments désaffectés) par les migrants. Cela a été le cas dans le XIXème arrondissement, dans l’enceinte de l’ancien lycée Jean Quarré où nous jardinions avec Yussef cet après-midi là. Ce bâtiment a été occupé illégalement par plus de 1300 migrants durant l’été 20156. Face à l’urgence de la situation, la Mairie de Paris a décidé de transformer temporairement le bâtiment en Centre d’Hébergement d’Urgence (CHU) géré par Emmaüs Solidarité. Symptôme de la tension qui peut exister à l’égards de ces nouveaux arrivants, plusieurs habitants du quartier se sont opposés à ce projet.
Le Cube : un projet associatif visant à insuffler une dynamique sociale positive autour du Centre d’Hébergement d’Urgence de Jean Quarré
La pratique de l’agriculture urbaine, reconnue pour « permettre à de nombreux groupes minoritaires d’établir un contact très réel les uns avec les autres de même qu’avec leur pays d’accueil »7 semblait être une réponse adaptée au contexte difficile de l’ancien lycée Jean Quarré. Convaincue de la pertinence de la végétalisation de la ville comme facteur de cohésion sociale, l’association Vergers Urbains a démarré sur le site de l’ancien lycée Jean Quarré, la vocation étant d’en faire le premier tiers-lieu parisien dédié à l’agriculture urbaine.
Alors que je réalisais un stage de 6 mois au sein de cette association, nous avons mis en place un potager de 1000 m² sur d’anciennes zones engazonnées du nouveau Centre d’Hébergement d’Urgence. La culture a débuté en mars 2016, après que nous nous soyons assurés que le sol était assez sain pour consommer les légumes qui en sortiraient (taux de métaux lourds et d’hydrocarbures suffisamment faibles). Cette initiative a été globalement bien reçue par les résidents du CHU, comme en atteste leur forte participation lors des travaux de préparation du sol.
Les séances de jardinage sont organisées deux fois par semaine par Vergers Urbains. Elles sont aussi l’occasion pour des habitants du quartier de pénétrer dans le Centre d’Hébergement d’Urgence, lieu qui leur est fermé le reste du temps.
Dès la naissance du potager, nous avons mis un point d’honneur à placer les résidents comme co-concepteurs du projet : la forme des zones cultivées, la longueur des rangs ainsi que l’espacement entre eux ont été décidés collectivement. Ces paramètres n’ont ainsi cessé d’être modifiés et enrichis tout au long de l’existence du potager. À mesure que des résidents s’investissent dans le jardin, les parcelles cultivées s’étendent et se densifient au détriment des chemins de circulation. Le potager est en perpétuel mutation, faisant apparaître visuellement l’emprise grandissante des résidents du Centre d’Hébergement d’Urgence sur leur environnement.
Alors que nous avions débuté les semis par les classiques des potagers français (radis, laitues, blettes, tomates, etc.), le nombre de cultures d’aliments présents dans les gastronomies soudanaise, égyptienne, érythréenne et afghanne n’a cessé de s’accroitre. L’oseille de Guinée (Bissap), les haricots mungos, le maïs, les aubergines africaines (Gilo) ou encore le gombo ont profité d’un bel été pour prendre place dans le potager.
La pratique du jardinage est profondément marquée par l’environnement dans lequel elle a été apprise. Parce qu’elle raconte quelque chose sur nous, je découvre la complexité des personnalités d’individus avec qui je ne peux pas échanger verbalement. En dépit de cette barrière de la langue, nous travaillons ensemble et avançons vers un but commun.
De nombreuses initiatives sont prises par une poignée de résidents très investis dans le potager. Rappelons Yussef qui supervise la construction des buttes de culture et l’arrosage, ou encore Jacques qui s’occupe du poulailler. Ce dernier a même créé une installation pour que les pigeons de la Place des Fêtes ne mangent pas la nourriture des poules.
D’autres résidents viennent parler, agrémenter leur thé de quelques feuilles de menthe glanées au passage ou bricoler une table pour pouvoir étudier dans leur chambre. Plus loin, il y a aussi ceux qui ne veulent pas cultiver, parce que c’est un métier et qu’il mérite donc un salaire. Il y en a d’autres encore pour qui cela paraît absurde de vouloir cultiver ici, en ville, sur une si petite parcelle.
Pourtant, cette forme d’agriculture n’est pas si marginale : la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) estime que 70% de la population urbaine africaine et 60% de la population urbaine asiatique en étaient dépendantes dans les années quatre-vingt-dix. Actuellement, cette forme d’agriculture géographiquement et fonctionnellement intégrée au tissu urbain assurerait 15 à 20 % de la production alimentaire mondiale8.
Régulièrement, des passants s’arrêtent aux abords du potager. Ils tentent de reconnaître des légumes trop longtemps côtoyés hors de leurs lieux de production ; des conversations s’engagent, on échange des recettes et des souvenirs.
Le potager de l’ancien Lycée Jean Quarré rassemble et permet de construire une nouvelle urbanité
Au cours du temps, le jardin est devenu un lieu de rencontre pour une vingtaine de résidents du Centre d’Hébergement d’Urgence d’Emmaüs Solidarité. Des individus originaires de différents endroits de la planète, qui se côtoient peu dans d’autres espaces du Centre, se rapprochent, interagissent et co-construisent dans le jardin. Régulièrement, des débats ont lieu entre les jardiniers au sujet de l’organisation du jardin et des méthodes culturales. Quelques tentatives de privatisation du jardin ont eu lieu, comme des demandes de le clôturer totalement afin d’éviter que des jardiniers moins expérimentés détériorent les cultures.
Pour Tiphaine Bouniol, coordinatrice du Centre d’Hébergement d’Urgence de Jean Quarré, le jardin est « un bon médium pour parler positivement de l’accueil des migrants. [...] Toutes les personnes s’arrêtent, sont émerveillées par le jardin et cela renvoie une autre image d’un CHU et d’un lieu d’accueil de migrants »9. Le potager permet aux nouveaux comme aux anciens habitants du quartier de la Place des Fêtes de dialoguer dans un cadre agréable. Ce potager et le poulailler qui l’accompagne sont indéniablement le support et la raison de nombreux échanges entre les réfugiés et des habitants de Paris de plus longue date et de milieux socio-professionnels divers. Ce potager participe au désenclavement du centre d’hébergement et de ses résidents, en changeant le regard mais aussi les usages des lieux. C’est un premier pas positif pour l’intégration de cette nouvelle population dans le quartier et dans le pays.
Ce projet, bien qu’étant globalement un succès, avait selon moi quelques caractéristiques qui entravent sa pleine réussite. Cultiver un jardin est une forme d’appropriation de l’espace qui n’est pas optimale pour un public présent sur un site de façon temporaire. Semer une graine et la voir germer, c’est matérialiser le temps qui passe, se lier à une terre, à un espace et à ses usages. Tous les résidents du centre d’hébergement de Jean Quarré souhaitent démarrer une autre vie, sous leur propre toit. La pratique du jardinage et la culture de légumes peuvent cristalliser une immobilité désagréable pour les résidents. Il est difficile de s’investir dans la culture d’une parcelle sans garantie d’y avoir accès à moyen ou long terme10.
Pour autant, le projet porte ses fruits et apporte une réponse pertinente à certains problèmes observés à petite échelle. La participation de plusieurs résidents et jardiniers du Centre d’Hébergement d’Urgence à la végétalisation de la Place des Fêtes dans le cadre de la consultation publique “Réinventons nos Places” lancée la Mairie de Paris cristallise la place prise par ces nouveaux habitants à la vie politique (au sens de la vie de la cité). En participant collectivement à la création et à l’entretien d’un espace naturel productif en ville, les résidents contribuent à l’intérêt général et en cela deviennent des citoyens à part entière.
Bibliographie :
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BOULIANNE (Manon). 2001 — L’agriculture urbaine au sein des jardins collectifs québécois : empowerment des femmes ou « domestication de l’espace public » ? — Anthropologie et Société vol.25 n°1 [en ligne], p. 63–80 ↩
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WINKLERPRINS (Antoinette) & DE SOUZA (Perpetuo). 2005 — Surviving the city: urban home gardens and the economy of affection in the Brazilian Amazon. Journal of Latin American Geography vol.4 n°1 [en ligne], p. 107–126. ↩
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FRAYNE (B.) 2004 — Migration and urban survival strategies in Windhoek, Namibia. Geoforum vol.35 no 4 [en ligne], p. 489–505. ↩
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Mairie De Paris. Végétalisons la ville [en ligne]. Disponible ici (consulté le 07/02/2017). ↩
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Mousset Laura. Paris : la dure réalité des réfugiés de la Chapelle [en ligne].TV5 Monde, 08/02/2015.
Disponible ici (Consulté le 16/08/2016). ↩ -
Camus Elvire. Au lycée parisien Jean Quarré, les réfugiés bénéficient enfin d’un peu de stabilité [en ligne]. Le Monde, 13/02/2016. Disponible ici (Consulté le 07/02/2016). ↩
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MOUGEOT (Luc J.A). 2006 — Cultiver de meilleures villes : agriculture urbaine et développement durable. Ottawa : Centre de Recherche pour le Développement International — 113 pages. ISBN : 1552502279. ↩
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Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO). 2008 — Urban agriculture : For Sustainable Poverty Alleviation and Food Security [en ligne]. 84 pages. Disponible ici (Consulté le 19/08/2016). ↩
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Fondation de l'Écologie Politique. Aspects méconnus de l’agriculture urbaine: 2 expériences entre humanisme et éveil pédagogique. Vidéo YouTube, 30/01/2017. Disponible ici (Consulté le 23/02/2017). ↩
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SCHLESINGER (J.) & MUNISHI (E.) & DRESCHER (A.). 2015 — Ethnicity as a determinant of agriculture in an urban setting – Evidence from Tanzania. Geoforum vol.64 [en ligne], p. 138–145. ↩