La ville d'Istanbul est pour certains l’incarnation d’une mégalopole de l’ère néo-libérale, aux inégalités socio-économiques frappantes, à l’étalement urbain incontrôlable et qui connaît une marchandisation de tous les domaines d’activité. Or, dans le domaine des activités économiques justement, la ville connaît des particularités qui ne correspondent pas forcément à cette image.
Ainsi, de nombreux quartiers disposent d’espaces intérieurs dédiés au commerce dénommés iş hanı. Dans ces immeubles à plusieurs étages, tous les magasins vendent à peu près les mêmes produits - le Dogubank hani par exemple, dans le quartier d’Eminönü, vend et répare des appareils électroniques sur six étages - et les commerçants s’y entraident.
Malgré leur apparence, ces bâtiments qui datent majoritairement du XIXe siècle mais ont été reconstruits ou restaurés au cours du XXe siècle, rappellent une tradition urbaine et commerciale propre à l’époque ottomane. Un samedi ensoleillé, nous nous sommes rendus dans certains des hans du quartier commercial d’Eminönü, pour discuter avec les commerçants et prendre des photos. Nous voulions y déceler ce qui pouvait rester des siècles passés dans ces iş hanı, tout en étant réceptifs à leur identité contemporaine.
Les iş hanı: un héritage moderne de la période ottomane
Dans le quartier d’Eminönü, autour de la gare ferroviaire de Sirkeci, on compte des dizaines de hans où se ruent les habitants de la ville. Si le touriste passerait à côté sans ressentir l’envie de jeter un coup d’œil à ce qui ressemble à première vue à un centre commercial lambda, tout habitant d’Istanbul sait que c’est dans ces iş hanı que, pour de nombreux produits, on trouve incontestablement les meilleurs prix.
Le terme même de han signifie en turc un caravansérail, c’est-à-dire, chez les Perses et Ottomans, une auberge dédiée à la fois à l’accueil des marchands et à l’entrepôt des marchandises. Dans la Méditerranée arabe, ces auberges sont dénommées funduqs.
Dans les hans du quartier de Beyoglu, on peut trouver des cafés et des galeries marchandes. Ils s’apparentent à bien des égards aux « passages » que Walter Benjamin examine dans le Paris belle époque (W. Benjamin, The Arcade Project).
À partir du Moyen-âge, et ce jusqu’au XVIIIe siècle, les caravansérails formaient les étapes des routes commerciales d’Anatolie et de Perse. À Istanbul, les caravansérails pouvaient également regrouper les marchands étrangers par leurs lieux d’origine, et ces espaces leur servaient ainsi de lieux de résidence lors de leur séjour, le temps de se procurer de la soie ou des épices d’Asie. Héritage d’une époque révolue au cours de laquelle la route de la soie était encore pratiquée, il est encore possible de trouver ces vieux hans plus ou moins restaurés, éparpillés dans la vieille ville.
Avec l’émergence du commerce maritime européen au XIXe siècle, les hans changent de visage. Le han devient un symbole d’une bourgeoisie marchande en pleine expansion, ils portent le nom de grandes familles commerciales ou d’entreprises. Dans les hans du quartier de Beyoglu, on peut trouver des cafés et des galeries marchandes. Ils s’apparentent à bien des égards aux « passages » que Walter Benjamin examine dans le Paris belle époque (W. Benjamin, The Arcade Project). Le han n’est plus un entrepôt ou une résidence fermée et temporaire de marchands voyageurs, mais un lieu de passage dans la ville. Pour W. Benjamin, le passage parisien, avec ses toits de verres, ses galeries marchandes, devient le lieu de prédilection du flâneur. Sa présence n’a pas de fonction commerciale propre, il vient « ostensiblement pour faire les boutiques, mais en réalité pour trouver preneur ». Tout comme dans le Paris du philosophe allemand, ce han Belle époque stambouliote permet à la haute société d’observer, tout en étant vue.
Des lieux au confluent de différentes époques
Les iş hanı actuellement en activité mélangent allègrement ces deux époques caractéristiques. L’aspect architectural du Sark hani, qui concentre des boutiques de cadeaux, par exemple, renvoie incontestablement aux caravansérails traditionnels. La cour centrale est rectangulaire, ce qui permet une visibilité entre tous les magasins, sur six étages. On trouve au centre une immense fontaine d’où est censé jaillir un jet d’eau jusqu’au plafond, mais qui, nous dit-on n’est plus en activité depuis l’année dernière. Le han en soi semble composite : si la structure date très probablement du XIXe siècle, le décor intérieur et un bâtiment annexe à l’arrière rappellent davantage les années 1950, et la fontaine évoque plutôt les ambitieux centres commerciaux de Dubaï.
Le Dogubank hanı, reconstruit dans les années 1950, dispose aussi d’une cour intérieure rectangulaire mais celle-ci est inaccessible aux clients comme aux commerçants. Dans ces deux hans, on est aussi frappé par les toitures en verre dignes d’un passage parisien. Enfin, dans le Kayseri Hani, construit en 1895, et qui en garde l’allure, l’agencement spatial s’est inversé : la cour sert de café pour les commerçants et les étages de dépôt de marchandises.
Les apparences d’une organisation corporatiste
Le système d’entraide entre commerçants qu’on peut trouver dans ces hans rappelle aussi le passé ottoman. Le vieux système du esnaf, dont on nous parle dès les premières conversations avec les vendeurs, désigne en turc une guilde, ou une corporation de commerçants. À l’époque ottomane, les esnaf regroupaient les commerçants par activité professionnelle et ceux-ci disposaient d’une force politique primordiale au niveau local. Les commerçants d’aujourd’hui pratiquent encore certaines formes d’entraide, comme le prêt sans intérêt. On y croise aussi les métiers traditionnels de la vie commerçante: le hammal qui porte d’immenses sacs sur le dos ou le çayci qui procure du thé à tous les vendeurs.
Ainsi, malgré cette apparence de faction organisée, le han peut concentrer dans un seul bâtiment des conditions économiques et des activités assez variées.
Or, en demandant aux commerçants comment fonctionne ce système d’entraide, tous nous expliquent qu’il ne répond pas à un règlement officiel, mais plutôt à des liens personnels d’amitiés, et qu’il n’est certainement pas le même entre tous les magasins. Ainsi, malgré cette apparence de faction organisée, le han peut concentrer dans un seul bâtiment des conditions économiques et des activités assez variées : au deuxième étage, un garçon de 15 ans nous explique, pendant sa pause cigarette, qu’il vient au han seulement le samedi. En compagnie de son grand frère, il vend des téléphones, avant de retourner à l’école le lundi. Au quatrième étage, un antiquaire vend des horloges et des montres de l’ère victorienne. Au cinquième étage, Fazil travaille dans le commerce international, il a un bureau avec vue sur le Bosphore, et nous explique qu’il en a un deuxième à Hong-Kong.
Le han reflet de l’ouverture économique de la Turquie
La diversité au sein du Dogubank Hani peut en fait illustrer les changements d’activité qui y ont eu lieu au cours du XXe siècle. Initialement un bâtiment concentrant des bureaux d’avocats et de banquiers, le rez-de-chaussée commence à accueillir dans les années 1950 des vendeurs de vinyles, puis de cassettes, puis de CDs. Du fait de sa proximité avec la gare, le han était simultanément le point de vente de toutes les manufactures étrangères pour la Turquie : scooters d’Italie, climatiseurs d’Allemagne… Les années 1980 sont un bouleversement, l’arrivée du numérique prend le dessus sur les bureaux des étages, et on commence à vendre des produits issus du duty free des aéroports. Aujourd’hui, selon Fazil, les commerçants vivent dans « une période tardive » : la Turquie entière s’est ouverte au commerce international, les centres commerciaux se sont développés en périphérie de la ville, les magasins dans le han se reconvertissent donc dans l’économie de services comme la réparation d’ordinateurs et de smartphones.
Ces espaces rappellent finalement la position d’Istanbul dans la mondialisation au cours des siècles : une étape inévitable, une consommation effrénée dûe à sa population massive, mais aussi une ville où l’activité commerciale conserve des codes anciens ancrés dans les relations quotidiennes entre commerçants, clients et passants.
L’histoire du Dogubank hani est aussi celle de l’ouverture progressive de la Turquie au commerce global et à la circulation de biens manufacturés à l’étranger. Les iş hanı sont autant une réalité socio-économique propre à la ville d’Istanbul et à son passé ottoman qu’une expérience sensorielle, «fantasmagorique » dirait W. Benjamin, qui démarque ces espaces de leurs alentours. Le is hani mêle le spectacle d’une société de consommation et la légèreté d’un voyage dans le temps.
Ces espaces rappellent finalement la position d’Istanbul dans la mondialisation au cours des siècles : une étape inévitable, une consommation effrénée dûe à sa population massive, mais aussi une ville où l’activité commerciale conserve des codes anciens ancrés dans les relations quotidiennes entre commerçants, clients et passants. Ces codes, plus ou moins formels, permettent de contourner la compétitivité accrue que l’économie néolibérale impose dans le secteur marchand. Ils font aussi des iş hanı des espaces qui semblent partiellement échapper à la folie des grandeurs qui s’impose dans l’Istanbul d’aujourd’hui.
Bibliographie :
Faroqhi, S. & Deguilhem R. (éd.), Crafts and Craftsmen of the Middle East: Fashioning the Individual in the Muslim Mediterranean, , Londres, I. B. Tauris, 2005.
Çeçener, H. B., Eminönü Hanlar Bölgesi Anıtsal Eserler Kılavuzu, Istanbul, TMOBB Mimarlar Odası Yayınları, 2009.
Benjamin, W., The Arcades Project, Cambridge, Harvard University Press, 1999.
Quataert, D., “Labor History and the Ottoman Empire 1700-1922”, in International Labor and Working Class History, N°60, 2001, pp. 93-109.