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Mettre en scène l’habitabilité de la Terre

le pouvoir transformateur des représentations du monde

Dans son dernier ouvrage, Théâtres du monde, Fabriques de la nature en Occident, l’autrice prolonge ses travaux, notamment construits aux côtés de Bruno Latour, sur notre façon d’habiter la Terre et les questions éminemment spatiales que cela suppose. En analysant les représentations de la nature, et à travers elles les enjeux écologiques de notre temps, elle met en évidence leur influence décisive sur la structuration de nos réflexions et leurs capacités transformatrices. Un entretien qui s’inscrit dans notre cycle interdisciplinaire de publications, « Saisir l’empreinte de la ville », conçu en partenariat avec l’Institut de la transition foncière.

L’idée est de se demander comment on dessine le monde et comment, en le dessinant, on le projette et le transforme.

Pouvons-nous revenir sur votre parcours qui vous a notamment conduit à travailler avec Bruno Latour sur des ouvrages qui ont eu un écho majeur dans les milieux scientifiques et professionnels de l’urbanisme, de l’aménagement ou encore de la géographie ?

Rien n’aurait dû m’amener à travailler avec des urbanistes, des architectes et des paysagistes. Or je ne fais que ça ! Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, mes coautrices de Terra Forma1, disent que dans une autre vie j’étais certainement architecte et, au-delà de la plaisanterie, c’est vrai que tout dans mon travail, qu’il s’agisse de scénographie, de cartographie, d’histoire des sciences, d’astronomie ou même de cosmologie, est lié à l’espace. C’est le véritable lien entre mes activités et cela me conduit bien entendu à travailler avec des gens dont le cœur de métier est l’espace, partagé, commun, public.

La seconde manière de vous répondre est de vous parler de l’École des Arts Politiques (SPEAP) que je dirige depuis dix ans et qui a pour objet de réflexion l’espace public par le prisme du design. Au moment de la création de cette école, Bruno Latour avait pour ambition de faire le lien entre « dessein » et « dessin », disposition de l’esprit et technique d’ailleurs rassemblées dans le terme italien disegno. C’est bien la question de la représentation qu’il visait, la représentation telle qu’elle change le monde. L’idée est de se demander comment on dessine le monde et comment, en le dessinant, on le projette et le transforme. C’est le cœur philosophique de cette École des arts politiques. Cela a eu pour conséquence le fait que, depuis quinze ans, de manière plus ou moins directe, je n’ai cessé de m’intéresser à des questions très techniques d’aménagement du territoire, d’assainissement des eaux, de politiques des sols, d’urbanisme, qui ne sont pas les miennes mais qui reviennent sans cesse.

L’architecture est particulièrement féconde pour penser ce qu’est penser, pour nous aider à nous représenter nos idées, leur contenu et les liens qu’elles entretiennent, leur imbrication.

Quels sont les liens que vous tissez entre philosophie et architecture ? De quelle façon articulez-vous ces deux disciplines dans votre travail ?

L’architecture n’est pas ma question de départ mais elle s’impose et ainsi m’accompagne. C’est aussi une métaphore omniprésente dans l’histoire de la pensée : l’architecture est particulièrement féconde pour penser ce qu’est penser, pour nous aider à nous représenter nos idées, leur contenu et les liens qu’elles entretiennent, leur imbrication. C’est le cas notamment chez Descartes que je mobilise dans mon dernier livre, Théâtres du monde2. Le cogito cartésien est une structure architecturale en lui-même et l’ensemble de la pensée de Descartes est sous-tendue par l’architecture : on trouve la métaphore architecturale dans l’idée que l’esprit est un bâtiment dans lequel on habite, dans la notion de « table rase », dans la permanence de la métaphore de la ville, par exemple tout au long du Discours de la méthode.

Et puis, il y a l’entreprise de reconstruction, qui intervient après le geste qui fait table rase, comme le moment où l’on reconfigure, où l’on se demande de quoi est fait notre monde et de quoi on veut qu’il soit fait. La question est immédiatement une question architecturale, mais au sens métaphysique du terme. L’architecture fait le lien entre la pensée et le réel : elle devient un levier matériel, concret pour penser ces questions qui autrement restent abstraites. Et c’est fascinant de se demander pourquoi ce besoin de construire par le biais de modèles, et comment ces modèles réinvestissent le réel. Toute l’hypothèse du livre est en effet de dire que les bâtiments et plus généralement les artefacts sont des moyens privilégiés pour nous représenter le monde : la question est de savoir ce que l’on produit comme médiation entre nous et le monde, pour pouvoir le saisir, pour le comprendre. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où le modèle n’est plus uniquement descriptif mais prescriptif.

La question est de savoir ce que l’on produit comme médiation entre nous et le monde, pour pouvoir le saisir, pour le comprendre. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où le modèle n’est plus uniquement descriptif mais prescriptif.

En aménagement du territoire, on voit bien sûr l’utilité et la nécessité de ces représentations, d’une réflexivité par rapport à l’objet…

Toute l’hypothèse du livre est en effet de dire que les bâtiments et plus généralement les artefacts sont des moyens privilégiés pour nous représenter le monde. Je me sers donc du terme de « cosmogramme » que j’emprunte à l’anthropologie et qui désigne des représentations globales du monde, ou du moins qui se veulent telles. C’est la question de savoir ce que l’on produit comme médiation entre nous et le monde, pour pouvoir le saisir, pour le comprendre.

Si on va plus loin, il ne s’agit pas seulement d’une question de représentation, ni non plus de dire : « le monde est trop vaste pour nous, alors il nous faut le modéliser à échelle réduite ». Ce qui m’intéresse, c’est le moment où le modèle n’est plus uniquement descriptif mais prescriptif. Philosophiquement, il y a une ambivalence du modèle, ambivalence que l’on ressent en urbanisme ou en architecture : le modèle sert à faire du projet, c’est d’ailleurs la fonction première d’une maquette. Et précisément, les modèles, les dessins, tous ces cosmogrammes architecturaux sont fascinants dans leur pouvoir prescriptif. Ils ne font pas que représenter le réel. Ils le façonnent.

Vous parlez de modèle prescriptif, mais le problème c’est que ces modèles se heurtent par ailleurs à des logiques toutes autres : les contingences de tout un système démocratique, électoral, représentatif, etc.

Certainement, car ce qu’il est possible de faire à échelle réduite n’est pas immédiatement transposable à une échelle plus large. Sur une maquette ou dans le « logis de sa pensée » comme dit joliment Descartes, ou dans une fiction spatiale comme chez Bacon, on a toute liberté pour reconfigurer. Beaubourg en 1977, par exemple, c’était évidemment une utopie, on peut difficilement reproduire cela à l’échelle d’une ville.

La fiction heuristique permet de réorganiser le monde, de le reconfigurer, voire de l’inventer. C’est ce geste d’invention qui compte. C’est là qu’il y a un lien entre fiction et espace.

J’essaie d’articuler dans le livre la question du modèle avec celle de la fiction, qui est l’autre point d’entrée de mon travail. La fiction heuristique (qu’il faut distinguer soigneusement de la fiction comme mensonge, ou comme pure imagination) permet de réorganiser le monde, de le reconfigurer, voire de l’inventer. C’est ce geste d’invention qui compte. C’est là qu’il y a un lien entre fiction et espace : la fiction spatiale (au théâtre, dans les maquettes, les plans) est un moyen de jouer avec l’espace, alors même, comme vous le rappelez, que l’espace réel, politique dans lequel nous gravitons est lourd, rempli d’inertie et de complexité. Elle permet de jouer, exactement comme une maquette en carton le permet. Elle ouvre la possibilité de l’essai et de l’expérimentation. Les cosmogrammes du terrestre doivent être considérés comme un chantier et non pas comme une liste de réponses. Les cartes de Terra Forma se contentent de proposer une direction. On voit que l’on se dirige vers les sols qui constituent une nouvelle préoccupation pour de nombreux acteurs de la vie publique.

Le dernier chapitre de votre ouvrage présente une diversité de cosmogrammes (voir illustration ci-après). Vous entendez « tester la puissance d’élucidation historiographique et philosophique des cosmogrammes et en faire un outil spéculatif – largement ouvert, donc, à la discussion ».

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Pourrions-nous revenir sur la manière dont vous avez pensé ces figures ?

Elles sont rassemblées dans un tableau élaboré dans le cadre de mon habilitation à diriger des recherches. La cinquième colonne, la dernière, est celle qui correspond à ce vers quoi nous allons, ce que Bruno Latour nommait le « terrestre ». Or ce terrestre souffre d’un manque de représentation (politique, scientifique, esthétique). Je propose donc des cartes pour tenter de nous orienter, cartes que j’emprunte au livre Terra Forma. C’est une manière de dire que ces cosmogrammes du terrestre doivent être considérés comme un chantier et non pas comme une liste de réponses. Les cartes de Terra Forma se contentent de proposer une direction. En l’occurrence, on voit que l’on se dirige vers les sols, qui constituent une nouvelle préoccupation pour de nombreux acteurs de la vie publique, bien au-delà de l’urbanisme ou de l’agriculture... On aborde le sol de bien des manières, par le prisme industriel, écologique, géochimique. C’est aussi une question qui touche à la géopolitique, au national, au supranational, au droit et aux frontières. Mais le sol recouvre encore autre chose : l’invisible, l’irreprésenté et l’irreprésentable. On ne représente pas le sol, ou mal ; tout comme on ne représente pas certains non-humains, certains micro-organismes, certaines populations.

D’où ce geste, au début de Terra Forma, de retourner la Terre comme un gant pour tenter de donner à voir cette zone critique mal représentée, mais aussi pour faire une place aux autres êtres humains qui constituent notre monde commun. C’est aussi une autre manière de parler de la totalité, car tous ces cosmogrammes sont des tentatives, et immédiatement des échecs, pour donner à voir la totalité. De quelle totalité parle-t-on ? Ici, c’est une forme particulière de totalité, pas uniquement biotique, mais aussi abiotique (le sol, la roche, l’eau, l’air, les éléments chimiques) que l’on tente de faire cohabiter.

Nous produisons des vues de l’esprit, mais comment deviennent-elles des modèles pour construire le réel, comment s’y prendre pour faire coller le réel à nos idéologies ?

Pourtant, le passage du modèle au réel n’est pas sans risque...

Bien sûr ! Savoir comment faire correspondre nos vies à nos plans d’urbanisme est une question en soi, mais il ne faut pas occulter une autre question qui est de se demander jusqu’où c’est une bonne idée. Car ce ne sont toujours que des postures théoriques (comme Descartes qui sort son œil pour regarder le monde ou Bacon qui décide de penser une île entièrement construite de la main de l’homme) ! Nous produisons des vues de l’esprit, mais comment deviennent-elles des modèles pour construire le réel, comment s’y prendre pour faire coller le réel à nos idéologies ?

Et puis, on parle d’ « un » modèle ; or, au fond, c’est ce singulier qui est risqué. Construire un modèle unique, une image idéelle à laquelle il faudrait faire conformer le réel n’est ni envisageable, ni souhaitable. Au contraire, il faut viser la multiplication des modèles, comme autant de points de vue qui sont des points de vie percevant. Prenons comme exemple le Planétarium de Bruno Latour, reproduit dans la dernière case de la dernière colonne du tableau. On y voit sept planètes, comme autant de choix, autant de lieux où nous pouvons choisir d’atterrir. Se suivent au fil de la flèche du progrès la planète archaïque, que l’on a voulu fuir, puis la planète de Galilée, qui est celle de la Modernité, et enfin la planète Globalisation, qui a prospéré jusqu’aux années 1980. Après la planète Globalisation, on voit que la flèche du progrès s’infléchit. C’est l’irruption de la planète Anthropocène, où la situation globale devient de plus en plus insoutenable.

A partir de là, plusieurs choix s’offrent à nous : il faut choisir entre la planète Exit (celle d’Elon Musk, de Trump, de l’intelligence artificielle et des big data, celle aussi de l’exil supposé des plus riches vers Mars) et la planète Identité, que nous ne connaissons que trop bien, à travers des dizaines d’exemples depuis quelques années, ou à travers les résultats des dernières élections européennes… A l’opposé, il y a la planète Terrestre, pour laquelle on n’a encore aucune représentation. Tout est à construire et c’est ici qu’il semble le plus juste d’atterrir. C’est une planète où l’on rêve de pouvoir cohabiter avec tous les humains et tous les êtres qui constituent la zone critique.

Nous avons pu échanger dans un autre entretien avec Jérôme Gaillardet à propos de son dernier livre3 et plus largement des apports du concept de « zone critique ». Quelle en est votre lecture en tant qu’historienne des sciences ?

Nous parlions des cosmogrammes et de leur pouvoir prescriptif. Leur second atout, c’est qu’ils nous permettent de passer aisément d’une discipline à une autre et ainsi de nous ouvrir à d’autres méthodes, d’autres objets. Ils nous font entrer en dialogue. On observe récemment une reconfiguration de nos façons de travailler, un désir de retravailler ensemble, comme au XVIIe siècle où les frontières entre les disciplines étaient plus poreuses. Car au fond, sans dire que nous nous posons tous exactement les mêmes questions dans les mêmes termes, il existe une parenté entre nos questionnements, qui rend ces dialogues non seulement possibles mais absolument nécessaires.

Tout notre travail fait en réalité l’éloge de l’hybridation et du trans dans tous les sens du terme. Nous serions-nous parlé sans cette hybridation des savoirs ?

Jérôme fait partie de ces scientifiques qui ont cette manière très belle de bouleverser les carcans et de faire dialoguer des disciplines qui ne se parlaient pas il y a quinze ans. La « zone critique » est un concept de géochimiste, emprunté et transformé par la philosophie, que moi-même je vole pour le transposer au théâtre, dont les urbanistes et architectes se saisissent ensuite pour penser notre rapport au sol. En migrant, le concept s’enrichit de toutes les disciplines qui s’en saisissent et qu’il traverse. Aucune pureté là-dedans, elle n’est d’ailleurs pas intéressante. Tout notre travail fait en réalité l’éloge de l’hybridation et du trans dans tous les sens du terme. C’est amusant de voir que, depuis quelques années, je suis sollicité par des urbanistes et des architectes : nous serions-nous parlé sans cette hybridation des savoirs ? Et c’est moi qui leur dis que l’on ne construit pas sur un sol mais dans la zone critique, où d’autres que nous construisent. Tous les êtres vivants construisent, nous n’avons pas le monopole de la terraformation. Et tout change dès lors que l’on ne se pose plus la question à partir d’une feuille de papier.

En quoi les différentes représentations théâtrales de la nature que vous décrivez dans votre dernier ouvrage nous éclairent sur les difficultés à représenter les enjeux de la place de l’Homme face à son environnement ?

Si l’on pense à ce qu’était la science au XVIIe siècle, on s’aperçoit d’une sorte de libido sciendi généralisée. On veut tout voir, tout connaître, tout savoir. Aller toujours au-delà. Cela va de pair avec une volonté de maîtrise, de conquête. On peut tout à fait faire le parallèle avec la cartographie : elle recouvre elle aussi une maîtrise de l’espace et s’accompagne, très tôt, d’une ambition militaire.

Aujourd’hui on se pose les questions bien différemment. Celle que je fais mienne dans Théâtres du monde est la question de l’habitabilité. Comment habiter parmi les vivants ? Comment faire monde ? La question de la totalité nous est donc reposée à nouveau frais, à partir de problématiques extrêmement contemporaines : comment vivre ensemble ? Comment faire commun ?

Or, ces représentations et ces imaginaires (un homme conquérant, décorrélé de l’espace dans lequel il évolue et qui ne serait que son terrain de jeu, arraisonné à ses besoins et ses désirs) sont depuis longtemps critiqués, et peut-être (c’est mon espoir), de manière de plus en plus vive. Aujourd’hui on se pose les questions bien différemment. Celle que je fais mienne dans Théâtres du monde, en plus de celle de l’invisibilité du sol que nous avons déjà évoquée, est la question de l’habitabilité. Comment habiter parmi les vivants ? Comment faire monde ? La question de la totalité nous est donc reposée à nouveau frais, à partir de problématiques extrêmement contemporaines : comment vivre ensemble ? Comment faire commun ? C’était aussi la question de Bruno Latour quand il se demandait « Où atterrir ? ». C’est une question ancienne, mais totalement renouvelée par la crise écologique.

Au fond, ce qui relance la question de la totalité et de la place de l’humain dans cette totalité, c’est la question de Gaïa, question qui semblait être réglée depuis que la géographie avait fait son travail (cartographier, mesurer, outiller). Or cette question est reposée : on se demande à nouveau, comme au XVIe siècle, ce qu’est la Terre. Et cette question est passionnante car elle produit des inventions conceptuelles nouvelles pour dire ou tenter de dire ce qui fait la totalité de notre monde.


  1. Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles, Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes & Axelle Grégoire, B42, 2019 

  2. Théâtres du monde. Fabriques de la nature en Occident, Frédérique Aït-Touati, La Découverte, 2024 

  3. La Terre habitable ou l'épopée de la zone critique, Jérôme Gaillardet, La Découverte, 2024 

Pour citer cet article

Frédérique Aït-Touati, « Mettre en scène l’habitabilité de la Terre », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 16/07/2024, URL : https://revuesurmesure.fr/contributions/mettre-en-scene-l-habitabilite-de-la-terre