Avant de se distinguer dans les médias et la politique, Silvio Berlusconi a débuté dans l’immobilier avec la création de sa société de promotion Edilnord en 1962. « Construire des maisons et des immeubles ne lui suffisait pas, il voulait créer des ville1» ; parmi ses projets à large échelle, Milano 2 est le plus important et celui qui fera sa fierté « d’urbaniste2 ».
Près de 50 ans après sa livraison, ce projet interroge notre rapport à la ville dense et à ses temporalités. Au-delà de la cité jardin, de la gated community ou du quartier « refondé », Milano 2 offre une atmosphère radicalement différente de celle(s) de son contexte métropolitain. Il s’en dégage un étrange côté « hors du temps », qui s’explique autant par les caractéristiques physiques et spatiales du quartier que par le mode de vie offert aux résidents.
Les débuts du projet
Nord-est de Milan, métro Cascina Gobba, à une dizaine de stations du centre-ville de la métropole lombarde. Après quinze minutes de marche dans un hinterland quelconque, entre terrains vagues, zones d’activités, voies ferrées et autoroutes, nous y sommes. Face au visiteur, un large panneau « Milano 2 » marque l’entrée nord du quartier. C’est une fois passé cette entrée, qui fut pendant longtemps constituée d’une barrière pour bloquer l’accès aux non-résidents, que l’on découvre le monde merveilleux de Milano 2.
Je veux bâtir un quartier qui éduque les gens à l’optimisme. [...] Je veux bâtir une ville où l’on trouve tout : la clinique où l’on naît, l’école, les lieux de travail, une télévision par câble faite pour les femmes au foyer...
L’aventure commence le 26 Septembre 1968, lorsque le jeune Silvio Berlusconi rachète pour trois milliards de Lires un ensemble foncier de 712 000 m² situé sur la commune de Segrate, aux portes de Milan. C’est le point de départ d’un projet urbain unique : un complexe immobilier de 2 600 appartements pouvant accueillir 10 000 personnes « à huit minutes du centre de Milan ».
Berlusconi transforme alors la commande « d’urbanisation pour 10 000 habitants » de la commune en une véritable ville satellite de haut standing « équipée de tous les services ». Ambitieusement nommé « Milano 2 », le projet entend proposer « une expérience entière et fascinante, une proposition sur laquelle réfléchir, une suggestion concrète pour le futur de la ville…3».
Les ambitions et la mise en œuvre de ce projet laissent tout de suite paraître un désir de perfection, d’utopie, ainsi qu’une volonté manifeste de rupture avec la ville constituée, ses réalités et ses rythmes.
Rien n’est laissé au hasard
« On remarque d’abord les pelouses parfaitement entretenues, puis les petits immeubles à quatre étages de couleur brique, et plus loin, le lac et son jet d’eau. À Milano Due, tout est joli4 ».
Mais, au-delà de la rupture visuelle entre le quartier et les tissus urbains qui l’entourent, l'aspect atemporel de l’ensemble immobilier se manifeste d’abord par l’ambiance qui y règne. Ici, tout est apaisé. Il n’y a pas un bruit, à part peut-être celui des systèmes d’arrosage automatique, de quelques enfants qui jouent sur une terrasse, ou d’éventuels rebonds de balles de tennis qui résonnent au loin. Pas une voiture ? Pas un cycliste ? Les mouvements, les sons et même les odeurs de la ville semblent avoir disparu ou être cantonnés à l’extérieur du quartier.
Isolés les uns des autres, les principaux mouvements qui composent traditionnellement la vie urbaine semblent ici réduits à néant.
Cette atmosphère singulière pour un quartier d’habitat collectif dense5 est le fruit d’une organisation stricte des flux. Passerelles piétonnes, cœurs d’îlots surélevés, voies routières décaissées, parkings dissimulés ou enterrés… à Milano 2, tout a été mis en œuvre pour que les piétons, les cyclistes et les voitures ne se croisent pas. À chaque usager son parcours, à chaque parcours son niveau. Isolés les uns des autres, les principaux mouvements qui composent traditionnellement la vie urbaine semblent ici réduits à néant. Ils s’effacent au profit d’un calme et d’un silence presque absolus dans les principaux espaces collectifs et autour des logements.
Milano 2 possède également un certain nombre de règles qui constituent une sorte de code de conduite. Ce dernier est sans cesse rappelé aux habitants, via un système d’écriteaux placé dans chaque espace public ou collectif. Si le rôle de ces panneaux est avant tout de proscrire (les bruits, les animaux, les parcours spontanés…), on aperçoit également d’autres écriteaux qui indiquent les lieux les plus propices à la socialisation, comme les terrains de sport ou les écoles.
« Ordonnée, homogène et harmonieuse6», c’est ainsi qu’a été pensée cette portion de ville « où rien n’est laissé au hasard7». Le hasard, l’instantanéité, l’aléas ? C’est aussi leur absence qui confère au quartier ce côté atemporel. Rien ne semble déroger à la conception d’origine, pas même le temps, qui semble lui aussi réglé strictement.
Vivre aujourd’hui avec le goût d’hier, la vie de demain
L’effacement du temps se ressent aussi à travers l’homogénéité et la répétition des formes urbaines au sein du quartier. L’organisation des zones dédiées aux logements - en agglomérat de trois immeubles autour d’un large jardin - est similaire pour chacun des îlots. L’uniformité de l’ensemble est telle qu’elle perturbe les repères spatio-temporels du visiteur : il est difficile de se repérer seul sans connaître Milano 2 et inversement, très simple de s’y perdre et de tourner en rond.
Si cette homogénéité est certes liée à l’échelle de l’opération immobilière - unique sur 70 Hectares8 - la question de la temporalité a quant à elle été finement orchestrée. Souhaitant à tout prix éviter l’image d’une ville nouvelle, les concepteurs de Milano 2 ont, à travers leur choix et leur communication, cultivé un rapport très ambigu au temps : oscillant sans cesse entre le traditionnel et le high-tech, revendiquant une manière de « vivre aujourd’hui avec le goût d’hier, la vie de demain9».
Derrière ces façades traditionalistes, une série de dispositifs ultras contemporains pour l’époque.
Cette ambiguïté se révèle d’abord à travers un langage architectural unique, tendant vers le « pastiche » néo-traditionnel. La cinquantaine d’immeubles présente en effet le même volume, les mêmes matériaux de construction, les mêmes façades. Ils se dressent sous la forme de barres de quatre à sept étages, toutes revêtues « des couleurs et des matériaux traditionnels Italiens10». L’ocre des enduits, la pierre pour les revêtements de sols, le bois pour les volets et les terrasses, les tuiles pour les couvertures… tous ces choix ont un même objectif : celui de ne pas rompre avec la tradition lombarde. Derrière ces façades traditionalistes, une série de dispositifs ultras contemporains pour l’époque : prestations haut de gamme, piscines sur les toits, air conditionné, TV par câble et poste offert pour l’acquisition d’un appartement.
Cette dichotomie temporelle est encore plus frappante lorsqu’on regarde de plus près le paysage de Milano 2. L’ensemble est troublant : que font ces milliers11 d’arbres centenaires dans un quartier pourtant entièrement refondé en 1970, sur des terrains en friche à la périphérie de Milan ?
C’est au cours de la construction de l’opération que s’est construit cet étrange rapport au temps, lorsque à côté de jeunes arbres apportés pour boiser le site furent également plantés des arbres faisant déjà dix à douze mètres de haut, « savamment placés d’après les conseils personnels de Silvio Berlusconi12».
Une ville suffisamment dotée pour se suffire à elle-même
Outre ces caractéristiques physiques et spatiales perceptibles par le visiteur, le caractère « hors du temps » du quartier se manifeste également par le mode de vie proposé aux résidents. Depuis les années 197013, vivre à Milano 2 c’est faire le choix délibéré d’un quotidien autarcique et d’un rythme en rupture totale avec celui de la ville telle qu'on la conçoit.
Lors de la commercialisation des appartements dès 1969, toute la campagne de communication s’est fondée sur cette idée de rupture. Avec Milano 2, Silvio Berlusconi et l’EdilNord proposaient de « fuir le chaos métropolitain14». Il s’agissait avant tout de faire en sorte que les résidents de Milano 2 soient « isolés des aspects désagréables de la vie citadine : trafic, criminalité, immigrés, ouvriers15 »; isolés de la ville, de ses mouvements, de sa diversité et de fait, de ses temporalités.
Pour concrétiser cette idée d’indépendance, une série de services et d’équipements sont proposés et réservés aux résidents : le centre civique, la bibliothèque, l’amicale des retraités, la conciergerie, l’église, les club-house…
Cet effet d’entre-soi est aussi renforcé par la présence de plusieurs établissements scolaires16 au sein du quartier, allant de la maternelle au lycée. Milano 2 accueille enfin un certain nombre de commerces de proximité : supermarchés, pharmacies et glaciers, entre autres. Ils participent eux aussi à ce sentiment d’indépendance totale par rapport à la métropole milanaise. À quoi bon sortir quand Milano 2 est « suffisamment dotée de chaque sorte d’équipements pour se suffire à elle−même17» ?
Les vacances 365 jours par an
Au-delà des services de la vie courante et de la possibilité d’une vie « en vase clos », le quartier propose à ses résidents l’accès à des aménités peu classiques : c’est le cas des nombreux équipements sportifs haut de gamme du Sporting Club, centre névralgique de la vie locale.
Avec ses deux piscines couvertes, sa piscine olympique et ses bassins extérieurs, ses onze terrains de tennis, ses salles de sport… tous situés au cœur de l’ensemble immobilier, il y a à Milano 2 une impression de villégiature permanente et une certaine perte de la notion du temps qui en découle.
La promesse faite aux résidents et celle d’une vie en milieu urbain, mais de « vacances 365 jours par an ».
« Dès la fin du printemps, l’air y est égayé par les plongeons dans la grande piscine, les matchs de football sur le terrain gazonné, et le claquement des balles sur les quinze courts de tennis que compte le complexe résidentiel18.»
Au-delà de l’acquisition d’un logement, acheter à Milano 2 signifie décrocher son ticket d’entrée dans un club résidentiel19. La promesse faite aux résidents et celle d’une vie en milieu urbain, mais de « vacances 365 jours par an20», loin de l’agitation et des maux de la ville constituée.
« La ville des numéros un »
Ce slogan publié en couverture du Corriere Della Sera tentait de séduire une classe sociale émergente avec un fort pouvoir d’achat, née avec l’Italie du miracle économique21.
Si d’après certains habitants, le quartier a aujourd’hui changé, Milano 2 reste un lieu très privilégié et n’importe qui ne peut y résider : charges de copropriété, adhésion au Sporting Club... de nombreuses charges, élevées, s’ajoutent au prix des logements22. L’homogénéité sociale y est d’ailleurs encore très perceptible23.
Cet isolement manifeste de la diversité inhérente aux grandes métropoles, cet abandon de la ville jugée trop hostile et cette idée d’une « nouvelle Milan », à l’origine même du nom Milano 2, participent à créer ici un monde à part.
Aussi ancrée dans la métropole milanaise qu’isolée, Milano 2 est paradoxale. À la fois moderne et ultra connectée, tout semble pourtant s’y dérouler au ralenti, sans heurt et sans secousse. Ce contraste se mesure davantage lorsque l’on élargit notre champ d’observation : Milano 2 est une bulle de 70 hectares en plein cœur de la sixième agglomération européenne.
À Milano 2, il y avait un monde qui n’existait pas, il y avait la richesse, la jeunesse, l’élégance qui n’existait pas dehors, dans le métro et dans la rue.
En regardant de plus près l’histoire du quartier et ce qu’il est encore aujourd’hui, l’ensemble paraît presque irréel. C’est précisément cela qu’on vendait à Segrate en 1970 : un imaginaire, celui d’un monde perpétuellement « merveilleux ». Bien avant de construire Milano 2, Silvio Berlusconi avait minutieusement construit l’image de ce quartier et son atemporalité. Une image qui sera entretenue à tout prix, jusqu’à aujourd’hui encore.
« À Milano 2, il y avait un monde qui n’existait pas, il y avait la richesse, la jeunesse, l’élégance qui n’existait pas dehors, dans le métro et dans la rue [...] Le contraste entre le monde créé dans les quartiers de Milano 2 et la société extérieure permet de comprendre l’efficacité de la fable Berlusconienne24».
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À l’occasion des élections de 2002, Silvio Berlusconi fait publier une autobiographie dans laquelle il revient avec fierté sur ses projets immobiliers. Bondi, Sandro, et Possa, Guido. Una storia Italiana (matériel électoral). Milan : Forza Italia, 2001. p.15. ↩
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Cousin, Bruno. « Refonder Milan : Silvio Berlusconi et la promotion de nouveaux quartiers pour les classes supérieures », Questions de communication, 25 | 2014, 41− 60. p.49. ↩
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Phrase d’introduction dans l’ouvrage publié sur Milano 2 par l’EdilNord en 1976. Berlusconi, Paolo, et Medail, Giorgio. Milano 2 : una città per vivere. Milan : direction de l’information d’EdilNord Centri Residenziali, 1976. p.5. ↩
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Le Monde publie en 2002, un reportage sur Mediaset dans lequel cette phrase qui décrit Milano 2 introduit le propos. Confalonieri, Fedele. « Le monde merveilleux de Milano Due, fief de Mediaset », Le Monde, 16 Février 2002. ↩
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Il y a aujourd’hui environ 6 000 habitants à Milano 2, soit une densité d’environ 8 450 habitants/km². À titre de comparaison, la densité de l’ensemble de la commune de Milan était de 7 676 habitants/km² en 2018, et celle du district le plus dense (Municipio 2) de 12 884 habitants/km². ↩
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Berlusconi, Paolo, et Medail, Giorgio., op. cit., p.25. ↩
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Ibidem ↩
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La conception de l’ensemble des résidences est d’ailleurs confiée à une unique équipe d’architectes dirigée par le jeune Giancarlo Ragazzi. ↩
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Slogan utilisé pour le quartier refondé de Milano San Felice, situé à la frontière sud de Milano 2, sur la commune de Segrate, dont le modèle de quartier fermé a largement inspiré S. Berlusconi. ↩
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Berlusconi, Paolo, et Medail, Giorgio., op. cit., p. 58. ↩
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On dénombre environ 5 000 arbres dans le quartier. ↩
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Bondi, Sandro, et Possa, Guido., op. cit., p.15. ↩
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Milano 2 est toutefois davantage ouverte sur son environnement aujourd’hui que dans ses premières années d’existence. A titre d’exemple, la voirie est aujourd’hui communale, elle ne fut rétrocédée que sous la contrainte de la Commission régionale de l’urbanisme en 1974 ; idem pour le passage des bus dans le quartier, qui ne sera mis en place qu’à partir de 1980. ↩
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Jacque, Andrès. « Sales Oddity : Or how Mediaset Challenged Europe ? », Volume, 41 | 2014, 106−105. p. 10. ↩
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Foot, John. Milano : City, Culture, and Identity. Oxford: Berg, 2001. p.119. ↩
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Le quartier comporte une crèche, trois écoles maternelles, deux écoles primaires et un collège. ↩
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Berlusconi, Paolo, et Medail, Giorgio., op. cit., p.25. ↩
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Cousin B, « Classes supérieurs de promotion et entre−soi résidentiel : l’agrégation affinitaire dans les quartiers refondés de Milan », Espaces et société, 150 | 2012, 85−105. p. 90. ↩
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Le mode de vie que propose le quartier se rapproche des concepts de club résidentiel et de clubbisation proposés par Eric Charmes. ↩
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Slogan issue de la campagne de promotion du quartier Casalpalocco dans la banlieue sud de Rome. Initié dans les années 1950, Casalpalocco fut probablement le premier projet immobilier à proposer un univers de club de vacances en Italie. Milano 2 s’est largement inspirée du modèle initié par ce complexe résidentiel. ↩
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« Les numéros un n’étaient pas les ouvriers, même pas les ouvriers très talentueux. Les numéros un étaient à l’inverse une classe de jeunes familles de cadres aisés {...} Ils ne travaillent pas pour les industries nationales {...} mais pour les prometteuses multinationales qui s’implantaient tout juste en Italie, et notamment sur la commune de Segrate ». Jacque, Andrès. « Sales Oddity : Or how Mediaset Challenged Europe ? », Volume, 41 | 2014, 106−105. p. 108. ↩
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Les frais de copropriétés annuels avoisinent les 3 000 euros, somme égale à celle dont doivent s’acquitter les membres du prestigieux Sporting Club. ↩
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Ainsi, sur les 6 000 habitants du quartier, celui−ci accueille environ 700 retraités, 338 directeurs d’entreprise, 184 entrepreneurs, 160 personnes exerçant une profession libérale, 148 médecins, 143 ingénieurs et 104 enseignants du supérieur. Segrate, dont les résidents de Milano 2 représentent 17% de la population, se classe également parmi les communes italiennes avec les plus hauts revenus moyens par habitant (10ème position en 2018 - http://www.indagodati.it/2020/04/23/redditi-2018/ ) ↩
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Lettieri, Carmela. « Les sciences sociales face au phénomène Berlusconi », Questions de communication, 7 | 2005, 345−358. p.355. ↩