Le quartier du Bas-Clichy, à Clichy-sous-Bois, n’est que trop bien connu du grand public. Mis en scène aussi bien par les médias que par le cinéma, il est également le théâtre d’une opération urbaine de grande envergure (Opération d’Intérêt National, nommée ORCOD-IN) qui vise à rénover l’ensemble des copropriétés dégradées du quartier. Les protagonistes y sont nombreux. Leurs rôles sont soigneusement orchestrés par l’Etablissement Public Foncier d'Ile-de-France (EPFIF) qui pilote et accompagne la Ville de Clichy-sous-Bois dans la mise en œuvre de cet imposant projet de rénovation urbaine.
Etablir un lien entre le présent des habitants et le quartier futur
Soucieux de pouvoir établir un lien entre le présent et la livraison lointaine du nouveau quartier auprès des habitants, l’EPFIF s’est engagé à mener un projet d’urbanisme transitoire. Mais avant de se lancer « pour de vrai », l’EPFIF a souhaité mener une mission de préfiguration visant à définir un projet plus global d’urbanisme transitoire. C’est dans le cadre de cette mission de préfiguration que notre association ICI! a été propulsée au cœur du quartier du Bas-Clichy.
Depuis la fin de nos études d’architecture, nous évoluons dans un contexte d’émergence forte de nouvelles missions autour de l’urbanisme participatif. Convaincus du bien-fondé de cette recherche sur des formes « alternatives » de production de la ville, nous cherchons à y répondre de manière forte et intégrée. Convaincus également que l’expérience prime et qu'elle permet d’interroger notre pratique, nous mettons en avant une posture réflexive et jettons un regard distant, voire méfiant sur ces missions dites « innovantes », auxquelles nous participons.
Partant de l’expérience du projet de préfiguration d’urbanisme transitoire mené à Clichy-sous-Bois, nous avons choisi de remplacer la plume par le crayon et de vous emmener au travers du courant de nos pensées sur l’urbanisme transitoire.
© Céline Tcherkassky, association ICI ! <img alt="revue-sur-mesure-avec-ses-habitants-prefigurer-le-futur-du-bas-clichy_scroll_sur_mesure.jpg" src="https://revuesurmesure.fr/media/pages/contributions/prefigurer-le-futur-du-bas-clichy/cf09c2390f-1696844277/scroll_sur_mesure.jpg">
Exemple N°1
Cadrage du projet après coup
Le projet de « préfiguration d’urbanisme transitoire » à Clichy-sous-Bois a soulevé de nombreuses questions : et c’est bien le but de l’expérimentation. Celles du cadrage juridique et technique ont été particulièrement prégnantes. Ces questions sont parfois minorées par les collectivités, qui abordent les projets d’installations temporaires dans l’espace public comme des projets d’animation du territoire, et non comme de vrais projets d’aménagement urbain. Ici, à Clichy-sous-Bois, l’EPFIF oscillait entre une forte volonté de faire autrement et la lourde tâche d’anticiper à tout prix la prise de risque engagée par chacun.
Anticiper, c’est bien pour cela qu’ils ont écrit l’appel d’offre pour « la préfiguration de l’urbanisme transitoire du quartier… » : une mission pour préparer l’expérimentation. Pourtant, si « anticipation » sonne harmonieusement avec « préfiguration », elle est souvent dissonante au côté de l’expérimentation. Elle crée le paradoxe : si l’expérimentation sert à tester, comment faire pour tout prévoir en amont de l’expérimentation ?
Nous ne sommes pas contre border l’expérimentation, bien au contraire. Beaucoup d’interventions se voient tuées dans l’œuf par une impasse faite sur le cadrage juridique et technique. Border permet d’éviter l’écueil des fausses promesses faites aux habitants, de l’installation « trop cool » pour le quartier, retirée trop vite parce qu’impossible à homologuer, créant uniquement le souvenir de ce que l’on a en moins. Mais à quel moment est-il pertinent de border le projet : en amont, au détriment du test ? Après coup, en ayant pris des risques ? Pendant le chantier, au risque d’allonger grandement cette phase?
À Clichy-sous-Bois, le chantier s’est déroulé en deux temps : des premières installations construites en août 2019, d’autres au cours de l’automne. En août, la première vague d’interventions s’est faite suite à des échanges entre les techniciens et le maire. Seulement, il n’y a pas eu d’intervention préalable d’un bureau d’études, pour vérifier la stabilité du mobilier et d’un bureau de contrôle pour valider la conformité des constructions. Les questions ont été soulevées une fois le chantier terminé. Tant que l’objet n’existait pas, la maîtrise d’ouvrage ne se projetait pas dans toutes les questions qu’il poserait. Le bordage s’est donc fait *a posteriori*. Pour la deuxième vague d’intervention, le lien avec le bureau d’études et le bureau de contrôle s’est fait en amont des chantiers. Toutefois, il a été impossible de déroger au bureau de contrôle classique, missionné par l’EPFIF qui, lui, n’était pas habitué au format atypique des constructions : auto-construction participative, mobilier temporaire…
L’enjeu pour nous était de s’insérer dans les normes sans tomber dans une logique normative. Plus concrètement, l’expérience amène souvent le bureau de contrôle à construire des logiques autour d’objets standards. Il est donc pour lui très difficile de manipuler les normes : comprendre les raisons de leurs existences pour adapter le dessin en fonction du bon sens. Après plusieurs discussions complexes, l’ensemble des constructions ont finalement pu être validées.
Le rapport final rendu à l’EPF avait pour mission, d’après l’expérience de la préfiguration, de constituer un cahier des charges pour un projet d’urbanisme transitoire de plus grande ampleur sur les prochaines années. Il nous a été demandé de définir en amont le cadre juridique, financier, partenarial et programmatique.
Comment border quelque chose qui va convoquer l’expérimentation ? Comment border ce qui reste encore à inventer ? C’était comme écrire une loi sur un cas encore jamais rencontré. Nous avons finalement imaginé une méthodologie qui permette de s’adapter à des projets de formes variées. Le projet s’est donc défini par un exercice d’équilibriste, entre les demandes de précisions et de définition de l’EPFIF et la part d’inconnu, qui devait être protégée au risque de produire un projet d’urbanisme transitoire stérile et peu adapté à la réalité du territoire. Nous espérons que cet exercice de funambule portera ses fruits… l’avenir nous le dira ! <img alt="revue-sur-mesure-avec-ses-habitants-prefigurer-le-futur-du-bas-clichy_exemple1.jpg" src="https://revuesurmesure.fr/media/pages/contributions/prefigurer-le-futur-du-bas-clichy/57b6cdfa0d-1696844277/exemple1.jpg">
Exemple N°2
Rémunération des habitants
À Clichy-sous-Bois, il nous est apparu évident d’expérimenter quelque chose qui nous trottait dans la tête depuis longtemps : la rémunération des habitants. Notre constat, issu de nos différentes expériences était simple. Nous demandons à des gens de participer, de donner de leur temps. Pourtant, de toute évidence : du temps ils n’en ont pas, ensuite ils ne s’en sentent pas capables, enfin travailler sur des concepts expérimentaux et flous ne font pas le poids devant l’urgence des problèmes à gérer au quotidien.
Si nous souhaitions « faire bosser » les gens à nos côtés, le plus simple et le plus juste était de considérer cette activité comme un travail à part entière, donc de la rémunérer. L’EPFIF - malgré les critiques essuyées - nous a suivi sur ce volet. Rémunérer les citoyens sur des questions d’intérêt général remettait en cause pour certains le principe de citoyenneté et de bénévolat. Mais pourquoi ne pas recevoir une contrepartie lorsqu’on œuvre pour tous ?
Nous avons donc tenté l’expérience. Si cela nous a permis de concevoir avec des habitants que l’on ne voit jamais, de créer un engagement et une réflexion sur la durée, nous sommes aussi tombés dans les travers du système de « récompense ». Les habitants rémunérés était présents lorsque c’était « obligatoire », lorsqu’ils étaient garants de l’avancée du projet. Sur les temps ouverts et totalement bénévoles, ils n’étaient présents qu’à 20%.
Pourtant, nous avons constitué un groupe d’habitants indéniablement atypique, qui a dessiné un projet qui les concerne directement, qui leur ressemble et dont ils sont experts. Grâce au principe de rémunération, nous avons pu sortir des catégories mobilisables habituelles : les retraités, les mamans engagées et enragées (il y a souvent de quoi) et les personnes issues des catégories socio-professionnelles supérieures, par ailleurs déjà impliquées localement.
Mais la rémunération ponctuelle pose également question : si cela a servi de coup de pouce à des personnes qui enchaînent les petits contrats, à long terme nous développons un système précarisant. Les solutions sont plutôt à chercher dans le développement de modèles économiques plus pérennes, permettant de créer de l’emploi autour de ces projets d’aménagements, de participation, de gestion urbaine de proximité. Ces enjeux sont déjà en partie mis en oeuvre par des structures comme les régies de quartier et il nous semble qu’ils pourraient s’étendre aux problématiques d’urbanisme transitoire.
Affaire à suivre… <img alt="revue-sur-mesure-avec-ses-habitants-prefigurer-le-futur-du-bas-clichy_exemple2.jpg" src="https://revuesurmesure.fr/media/pages/contributions/prefigurer-le-futur-du-bas-clichy/ae57f73e60-1696844277/exemple2.jpg">
Exemple N°3
Garder la trace des pistes de projet
Le projet est souvent assimilé à l’image d’un produit fini, à tort. Il s’agit plutôt d’un moyen pour poser des questions et en saisir certaines au passage, comme une Impatiente de Balfour (connue également sous le nom de « plante qui pète ») qui dissémine ses graines autour d’elle. Certaines réflexions ou pistes de projets, bien que justes et appropriées, ne verront jamais le jour pour différentes raisons. Il est donc nécessaire de garder la trace de ces possibilités, de ces enquêtes, de les valoriser pour qu’elles puissent presque atteindre le statut de projet, pour qu’elles existent malgré l’absence d’un produit fini.
À Clichy-sous-Bois, avant de faire du mobilier urbain temporaire sur le Mail du Petit Tonneau, nous avons abordé d’autres pistes de projet, en lien avec d’autres acteurs de la ville, comme celle d’un garage solidaire. Le projet ne s’est pas fait dans le cadre de notre mission, mais nous avions la responsabilité de le faire exister, d’analyser et de montrer sa pertinence. Cette thématique était déjà dans les cartons pour la mairie : notre rôle était de la sortir des archives, de la dépoussiérer et de la mettre au milieu de la table.
Ces possibilités, il faut en garder une trace. C’est pour cela que nous sommes attachés à retranscrire les histoires qui accompagnent les belles photos. <img alt="revue-sur-mesure-avec-ses-habitants-prefigurer-le-futur-du-bas-clichy_exemple3.jpg" src="https://revuesurmesure.fr/media/pages/contributions/prefigurer-le-futur-du-bas-clichy/f89b5341e2-1696844277/exemple3.jpg">
Exemple N°4
Une histoire très anecdotique mais tout à fait symbolique. Le mobilier d’aire de jeux pour enfant, un besoin premier dans beaucoup de quartiers, correspond à de nombreuses normes qui se prennent les pieds dans le tapis lorsqu’il s’agit de réaliser du mobilier expérimental.
Partant du principe tout à fait louable de protéger nos enfants, nous nous laissons prendre au jeu de la surenchère. Le point critique est généralement atteint : à défaut de pouvoir les entretenir convenablement, nous limitons ces espaces ou nous en proposons une version stérilisée, sans risque, sans défi, sans exercice, sans intérêt.
À Clichy-sous-Bois, histoire classique ; nous avons détourné la question. Nous nous sommes appropriés le vilain jeu de la nov’langue, celui par lequel le vocabulaire associé à une question est renouvelé afin de la contourner. Voici donc le « tobobanc ». Ce n’est pas une aire de jeu pour enfant, non, c’est un banc avec de larges pans inclinés. Nous avons réalisé un mobilier à usage lambda, un banc, en sachant pertinemment que les enfants, nos meilleurs alliés dans la réinvention de l’espace public, n’attendraient pas d’avoir un jeu en bonne et due forme avec une clôture autour pour s’amuser et s’exercer. En effet, il a été adopté dès la fin du chantier.
Sarah (en charge du projet) a eu la larme à l’œil quand un midi, de retour sur site deux mois après la fin du chantier, elle a vu un, puis deux, puis six enfants marcher, grimper sur le banc, glisser puis continuer leur chemin vers l’école. Le tobobanc était devenu le passage obligé. <img alt="revue-sur-mesure-avec-ses-habitants-prefigurer-le-futur-du-bas-clichy_exemple4.jpg" src="https://revuesurmesure.fr/media/pages/contributions/prefigurer-le-futur-du-bas-clichy/53eebf4e82-1696844277/exemple4.jpg">