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Battre aux rythmes de la ville

2010, première tentative d’urbanisme tactique en Île-de-France : dix ans après

À l'heure où les stratégies territoriales sont mieux construites et mises en cohérence, et où les projets urbains s'étendent sur des dizaines d'années, il émerge un besoin d'action plus rapide et concrète pour transformer la ville. Face aux immenses enjeux de l'urbanisme tactique, quelles sont les capacités d'actions des collectivités ? Et quelles sont les conditions d'atterrissage des projets ?

Aux approches relativement récentes considérant les rythmes — journaliers, hebdomadaires ou annuels — comme des facteurs déterminants à prendre en compte pour penser la ville (la « ville malléable » de Luc Gwiazdzinski1), peut répondre une autre approche qui envisage la durée de fabrication d’un projet urbain ou sa durée de vie, comme une donnée fondamentale de l’urbanisme actuel.

Proposer des projets rapides à mettre en œuvre, en tout juste un an, permettant d’impulser une dynamique nouvelle au sein du territoire francilien.

Les temps de fabrication de la ville sont par définition des temps longs : on admet souvent dix, vingt ou trente ans pour achever un projet urbain. Mais depuis quelques années, à côté des temps longs de la fabrication de la ville, une stratégie nouvelle émerge, dans la lignée de l’urbanisme tactique, mettant en œuvre des projets réalisables sur un temps court et dont toute la stratégie repose sur une intelligence de lieu et d’action. En France, en région parisienne plus particulièrement, c’est le défi qu’a lancé en 2010 Paris Métropole à une centaine de communes d’Île-de-France : proposer des projets rapides à mettre en œuvre, en tout juste un an, permettant d’impulser une dynamique nouvelle au sein du territoire francilien.

Dix ans après l’achèvement de cet appel à projets, qu’en reste-t-il ?

Le temps, une nouvelle arme contre le « bazar » urbain

Après la Deuxième guerre mondiale, l’urgence de la reconstruction prévaut sur toutes considérations formelles ou sociologiques : il faut construire vite pour résorber la pénurie de logements. La suite de l’histoire est connue : les sociologues et les habitants critiquent le modèle des grands ensembles de logements. L’État n’a plus le choix : il faut construire mieux, et pour cela, construire des quartiers ex-nihilo sans vision d’ensemble ne suffit plus. Exit le « foutoir »2 de la banlieue parisienne décrié par le Général de Gaulle ! Les ensembles métropolitains doivent gagner en cohérence et pour cela intégrer une vision sur le long terme. C’est en 1965, dans son Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris (SDAURP) que Paul Delouvrier introduit la notion de temps dans la fabrication de la ville, en proposant un plan d’ensemble de la région parisienne à un horizon de 45 ans, jusqu’en l’an 2000 (si des plans d’aménagement des grandes villes, et des plans d’embellissement et d’extension des villes (PAEE) sont initiés en 1919, ils n’apportent pas d’indications sur la temporalité).

La durée devient un facteur essentiel de la fabrication de la ville et la planification une nouvelle thématique centrale dans les réflexions des penseurs de la ville.

S’inspirant du plan-projet de Delouvrier, les concepteurs de la Loi d’orientation foncière de 1967 en font l’un des nouveaux fers-de-lance de l’urbanisme réglementaire en France : chaque commune devra se doter d’un Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (SDAU) projetant leur plan futur sur plusieurs décennies. La durée devient un facteur essentiel de la fabrication de la ville et la planification une nouvelle thématique centrale dans les réflexions des penseurs de la ville des années 1980-19903. Jean-Paul Lacaze écrit à ce propos que si « l’optimisation de l’état futur souhaitable de la ville reposait sur un raisonnement formulé en terme d’avant/après, les planifications stratégiques proposent des « navigations par caps successifs » où le cap n’est pas un but à atteindre mais une direction à suivre pendant une durée assez longue tout en admettant dès le départ qu’il sera un jour nécessaire de modifier le cap »4.

Le plan de référence, révisé tous les cinq ans environ, devientl’outil intermédiaire projetant les grandes orientations de nouveaux morceaux de villes.

C’est ainsi que les acteurs de l’urbanisme opérationnel, dès la fin des années 1990, s’approprient la notion de prospective appliquée à des projets urbains de grande ampleur comme Lyon-Confluence ou le projet urbain de l’île de Nantes. Le plan de référence, ou plan directeur, révisé tous les cinq ans environ, devient dès lors l’outil intermédiaire projetant les grandes orientations de ces nouveaux morceaux de villes dont la réalisation s’étale sur des décennies. L’exemple le plus célèbre étant peut-être le plan-guide de l’île de Nantes édité en 1999 par Alexandre Chemetoff.

L’urbanisme tactique propose de provoquer des changements urbains par des actions ciblées avec de faibles moyens et rapidement déployables.

Mais, si le ciel reste bleu, le temps est long. Très long… Paul Lecroart, urbaniste à l’Institut Paris Région, note « une certaine crise de la planification, perçue par les citoyens comme trop verticale, trop lourde, trop lente à changer le cadre urbain, dans un contexte où les modes de vie, les pratiques et l’économie évoluent sans cesse et de façon protéiforme »5. Face à ces temps longs de la fabrication de la ville, l’urbanisme tactique, théorisé en 2012 par Mike Lydon6, propose de provoquer des changements urbains par des actions ciblées avec de faibles moyens et rapidement déployables.

2010, premières expériences d’urbanisme tactique en Île-de-France : introduire une durée limitée

C’est ainsi qu’en mai 2010, Paris Métropole (établissement public de coopération intercommunale, devenu depuis Métropole du Grand Paris) inaugure officiellement l'appel à projets « 110 initiatives pour la Métropole » lancé auprès des 110 communes adhérentes du groupement public. Il vise à « challenger » les temps longs du projet urbain en imposant le délais d'un an pour la réalisation de projets « puisant dans l’histoire et révélant la géographie » et pouvant porter tant sur « l’urbanisme, le logement, les transports, l’innovation, la culture, le développement ou les solidarités ». En France, même si des initiatives de ce type avaient déjà été mises en œuvre dans le Grand Lyon, cet appel à projets est l’un des premiers en France. La plaquette de présentation précise que les initiatives devront « inventer de nouvelles méthodes de production de projets métropolitains, fondées sur une construction collective affranchie des cloisonnements et des habitudes institutionnelles, innovants, participatifs et coopératifs ».

L’idée est en réalité lancée en février 2009 suite à la Conférence métropolitaine et fait écho aux « 1000 projets » annoncés par Nicolas Sarkozy au moment du lancement très médiatisé du projet du Grand Pari(s). La présentation de l’appel à projets cite explicitement comme référence l’expérience menée dans le cadre de l’IBA Emscher Park, en Allemagne de l’ouest, de 1989 à 19997. Sur ce territoire, des initiatives émergeant du terrain, sont mises en avant pour être développées collectivement, qu'elles portent sur des actions dans l’espace public, des initiatives populaires ou des évènements culturels.

Après une première phase de réception des propositions, chaque projet bénéficie d’un retour critique des membres de Paris Métropole et d’une exposition à l’automne 2010 : 74 communes ont répondu à l’appel à projets, dont 21 seulement sont réalisés en 2012 et 53 en cours.

Parmi les propositions, seules des initiatives festivalières sont mises en place dès 2012 (le festival « Hop ! » à Bagneux, qui ne compte qu'une année d’existence, « Nationale 7 » à Chevilly-Larue, Saint-Quentin-en-Yvelines, Aulnay-sous-Bois et Saclay). D'autres profitent de l’appel à projets pour promouvoir des projets débutés bien avant le lancement de l’opération. On remarque un certain engouement autour du réaménagement des berges de Seine (Paris, Essonne, Epinay-Sur-Seine), et de l'aménagement paysager (Fontenay-sous-Bois, L'Île-Saint-Denis, Cachan, Pierrelaye). D'autres projets se démarquent, comme les installations artistiques pour l’Axe majeur de La Défense, et les transports fluviaux proposés à Gennevilliers.

Dix ans après, quel bilan ?

Si le projet de réinvestissement piéton des voies routières sur berges semble avoir entraîné d’autres initiatives de ce type à Paris (l’occupation de la Petite Ceinture avec, par exemple, les projets de re-végétalisation dont semble friande la capitale cette dernière décennie), le bilan paraît plus mitigé dans les autres communes. Un peu moins de la moitié des projets ont réellement vu le jour et sans véritable participation des habitants, encore moins sur un temps court. Plusieurs hypothèses pourraient expliquer cet échec relatif : d'une part, un manque d'acculturation des communes autour de l'urbanisme alternatif, d'autre part, la réalité du temps de chantier et le manque d’accompagnement de la Région pour accélérer la réalisation des projets. Dix ans après, l'initiative paraît surtout servir de première « boîte à idée d’urbanisme tactique made in Île-de-France ».

Une ligne directrice à l’échelle territoriale s’avère nécessaire : elle permettrait de relier l'ensemble de ces initiatives rapides à mettre en oeuvre, qui seraient développées de concert, incitant les communes voisines à travailler ensemble.

Alors que chez nos voisins européens et anglo-saxons, les projets de ce type, portés par des institutions, prouvent leur efficacité, les processus d’urbanisme tactique tardent à se mettre en place en France, peut-être en raison d’une culture de projet trop technocratique. Est-ce regrettable ? Non, probablement pas, le modèle allemand n’étant pas aisément reproduisible partout. Un nouveau modèle serait éventuellement à inventer. Pour cela – et il s’agissait là de la principale critique formulée par les communes elles-mêmes lors de l’appel à projet – une ligne directrice à l’échelle territoriale s’avère nécessaire : elle permettrait de relier l'ensemble de ces initiatives rapides à mettre en oeuvre, qui seraient développées de concert, incitant les communes voisines à travailler ensemble en amont.

S’ouvrirait ainsi un développement à deux vitesses, avec des projets assez courts pour que les usagers en ressentent les effets rapidement, qui n’exclurait cependant pas le temps long de la réalisation et de la coopération afin d'être réellement efficients. Gageons au moins que cet appel à projet aura donné des idées pour un développement urbain alternatif aux projets plus traditionnels, de ZAC notamment, qui poussent comme des champignons à travers la métropole, souvent sans véritable maîtrise des municipalités.


  1. Luc Gwiazdzinski, « Décontracter la ville : imaginons ensemble un urbanisme des rythmes et de nouvelles chorégraphies territoriales », Revue Sur-Mesure [En ligne], 6| 2021, mis en ligne le 24/02/2021, URL : revuesurmesure.fr/issues/battre-aux-rythmes-de-la-ville/decontracter-la-ville 

  2. https://www.liberation.fr/debats/2018/11/16/mettez-moi-de-l-ordre-dans-ce-foutoir_1816408/ 

  3. Voir, à ce propos notamment, les recherches de l’historien Bernard Lepetit, « Les temps des villes, bilan d'un programme de recherche », Plan Urbain, Paris, 1993 ou D. Pumain et B. Lepetit, « Temporalités urbaines », Paris, Economica-Anthropos, 1993 

  4. LACAZE, Jean-Paul. 2000. Renouveler l'urbanisme, Paris, Presses de l'école nationale des Ponts et chaussées 

  5. https://www.institutparisregion.fr/amenagement-et-territoires/lurbanisme-tactique-projets-legers-grandes-mutations.html  

  6. LYDON, Mark. 2012. Tactical urbanism, New-York, Street Plan 

  7. L’IBA, Internationale Bauausstellung, pourrait être qualifié de laboratoire de conception urbaine prenant pour site un territoire par projet. La première s’est tenue en 1901 à Darmstadt et Emscher Park est la sixième édition). 

Pour citer cet article

Florence Bousquet, « 2010, première tentative d’urbanisme tactique en Île-de-France : dix ans après », Revue Sur-Mesure [En ligne], mis en ligne le 15/04/2021, URL : https://revuesurmesure.fr/contributions/premiere-tentative-durbanisme-tactique-en-ile-de-france-dix-ans-apres