Graphiste indépendant engagé, Sébastien Marchal donne à son travail une dimension sensible et intellectuelle qui reflète un militantisme intransigeant. Nous l'avions rencontré il y a quelques années, au détour d'une rue, gardant un souvenir subliminal de son affiche... « Reprendre la ville ! ». Nous le retrouvons aujourd'hui pour un entretien, avant de vous laisser découvrir quelques unes de ses réalisations, liées aux enjeux des luttes urbaines.
Sur-Mesure : L’espace public est très souvent saturé par des contenus graphiques à vocation consumériste. En quoi les affiches que vous produisez se distinguent, par leur démarche de création, des contenus publicitaires mercantiles ?
Elles s'en distinguent d'abord par l'autonomie de création que j'ai et que je défends en tant qu'auteur dans mon travail. L'esthétique publicitaire actuelle, ce que j'appelle le « réalisme capitaliste », est avant tout le fruit de la perte d'autonomie (ce que Bourdieu appelle « l'hétéronomie ») des graphistes dans le processus de création des images, comme le « réalisme socialiste » était le corolaire de la perte d'autonomie des artistes sous Staline. L'hétéronomie du marché a simplement remplacé celle de l'Etat, mais dans les deux cas les créateurs ne sont plus libres du choix des formes, ils ne sont plus que des exécutants besogneux au service d'un pouvoir qui les domine.
Dans les agences de pub et de communication qui sont à l'origine de 99% des images qui envahissent les villes et les médias, ce ne sont pas les graphistes mais les commerciaux qui ont les manettes. Il faut rappeler qu'il n'en a pas toujours été ainsi : le modèle de l'agence de pub s'est imposé il y a seulement quelques décennies, depuis les Etats-Unis, mais il y avait auparavant des auteurs qui signaient de leur nom les affiches publicitaires (qu'on pense en France à Cassandre, Carlu, Villemot, Savignac, etc.).
Mes images sont toujours construites comme un assemblage de signes, graphiques, photographiques, typographiques, … qui cherchent à solliciter son intellect et sa sensibilité et pas à simplement manipuler ses désirs
Le modèle américain a aussi imposé une esthétique, faite de « photomontage photo-réaliste », qui gomme toute médiation, donc toute distance critique, entre le spectateur et la représentation du produit qu'il s'agit de lui vendre : l'affiche ne se présente pas comme une construction de signes à interpréter, mais comme une apparence de réalité, glorieuse, souriante, où l'herbe est toujours verte, les carrosseries étincelantes, les visages beaux et lisses. La différence essentielle avec le réalisme socialiste, c'est l'appel régulier à l'humour et au second degré ; mais ce second degré n'est là que pour mieux masquer le premier degré fondamental de la captation du désir au service de l'acte d'achat, ce n'est jamais un second degré ouvrant sur une pluralité de lectures et de réflexions.
A l'inverse, mes images sont toujours construites comme un assemblage de signes, graphiques, photographiques, typographiques, … qui se montrent et s'assument comme signes, que le spectateur doit pouvoir interpréter avec une certaine liberté, qui cherchent à solliciter son intellect et sa sensibilité et pas à simplement manipuler ses désirs. Je ne fais en cela que poursuivre les principes élaborés par les constructivistes russes, dans les premiers temps de la révolution russe, et qui ont justement été éradiqués progressivement par Staline au fur et à mesure de sa prise de pouvoir, jusqu'à l'imposition officielle du réalisme socialiste au Congrès des écrivains soviétiques de 1934. Je ne suis pas le seul bien sûr, tous les graphistes qui revendiquent un travail d'auteur ont d'une manière ou d'une autre une dette envers ces pionniers du graphisme, ou leurs cousins apparus à la même époque en Europe avec le Bauhaus ou De Stijl.
Toutes ces images qui cherchent à produire du sens et de la beauté dans la rue, elles ont de plus en plus de mal à exister, justement du fait de l'omniprésence des formes commerciales : elles arrivent à perdurer au sein de l'affichage culturel de quelques institutions, et par l'affichage sauvage dans les interstices de la ville. Mais la commande culturelle est maintenant aussi menacée par la concurrence des agences, notamment à cause du mécénat de compétence ; de même, l'affichage sauvage est investi par des boîtes de com’ qui se paient les services de colleurs professionnels venant recouvrir les espaces en friche des rues passantes.
Ces images arrivent à perdurer au sein de l'affichage culturel de quelques institutions et par l'affichage sauvage dans les interstices de la ville
Sur-Mesure : La communication institutionnelle, tout particulièrement celle en lien avec des projets urbains ou architecturaux, est fortement marquée par les codes graphiques et sémantiques du marketing territorial. Quelles seraient les alertes que nous pourrions dresser pour déconstruire et renouveler cette communication ?
L'esthétique, les codes, les mécanismes de la publicité se sont progressivement introduits dans la communication institutionnelle et territoriale, supplantant là aussi les graphistes indépendants. Ils s'y sont introduits à mesure que les logiques commerciales ont remplacé les logiques d'intérêt général et de service public dans les cerveaux des dirigeants politiques. C'est la substance même de la contre-révolution néolibérale que de soumettre toutes les institutions, et surtout celle qui y étaient les plus étrangères comme les institutions publiques, aux impératifs de concurrence, d’attractivité et de rentabilité propres au marché capitaliste. Comme elles se pensent et sont pensées de plus en plus comme des entreprises privées, il est normal qu'elles en adoptent le langage uniformisé et manipulateur.
Les collègues graphistes qui ont travaillé sur un temps long avec des collectivités territoriales, villes ou autres, ont vu l'évolution : alors qu'ils avaient affaire il y a encore quelque temps à des responsables avec un minimum de culture intellectuelle et artistique, ils ont désormais affaire à des gens formés en école de commerce, soucieux d'appliquer les mêmes recettes censées être efficaces pour séduire – mais certainement pas pour faire réfléchir ou aiguiser la sensibilité. Le citoyen est remplacé par le consommateur, l'usager par le client, l'institution devient marque.
Il faudrait même interroger de ce point de vue la volonté des villes de se doter d'un logo (généralement d’une qualité graphique navrante) comme l'ont fait Ne pas plier ou Formes vives. Cette tendance est apparue, comme le rappelle le sémiologue urbain Jean-Pierre Grunfeld, après la loi de décentralisation de 1985, qui a fait de chaque territoire un espace en concurrence cherchant à se rendre « attractif », à se vendre, recourant partout aux mêmes rhétoriques publicitaires insipides, désincarnées, pernicieuses, qui évacuent les vrais enjeux, les vraies différences et les vraies richesses collectives.
Mon travail – et celui de quelques autres – peut être l'amorce d'un autre environnement visuel possible, d'un autre monde urbain, d'un autre monde tout court
Sur-Mesure : Notre cycle de publications s’intitule « Reprendre la ville ! » ; à travers quels aspects pratiques votre travail est non seulement le porte-voix de certaines luttes urbaines mais aussi un moyen d’action dont chacun peut se saisir ?
Le graphisme, comme l'architecture, l'urbanisme et le design, participe à façonner notre environnement quotidien, et de ce fait à façonner les comportements et les pensées des occupants de la ville. Dans un environnement visuel dégradé et soumis aux logiques consuméristes et marchandes, on ne façonne pas des citoyens sensibles et conscients, mais des consommateurs dépendants, individualistes et constamment frustrés. En s'opposant, esthétiquement comme politiquement, à la pollution visuelle publicitaire omniprésente, mon travail – et celui de quelques autres – peut être l'amorce d'un autre environnement visuel possible, d'un autre monde urbain, d'un autre monde tout court. Il se veut en tout cas à la fois un outil au service des luttes de transformation sociale et une préfiguration d'un environnement graphique plus accueillant, à la fois plus épuré et plus riche, riche de sens et de liens et non d'ordres et de biens. Grapus et quelques autres ont défendu dans les années 1980 le principe d'un « graphisme d'utilité publique » : c'est dans cette filiation que je me situe.
Les organisations associatives, syndicales et politiques qui sont dans le camp du progrès social n'ont malheureusement pas pris la mesure de ces enjeux. En général, elles hésitent entre deux options : quand elles ont peu de moyens, elles bricolent en interne, de manière amateure et sans culture visuelle, leurs affiches et autres supports graphiques ; et quand elles ont plus de moyens, c'est bien souvent à des agences de pub qu'elles font désormais appel, car c'est la vision dominante du graphisme « professionnel » auquel elles se conforment. Les graphistes indépendants peinent à exister au milieu de cette fausse alternative qui produit des images incapables d'offrir un imaginaire alternatif à celui de la pub, un imaginaire de progrès social désirant et désirable.
L'enthousiasme qui a accueilli l'initiative Formes des luttes ces derniers mois a rendu visible l'intérêt du graphisme comme outil de lutte sociale. Plus d'une centaine de créateurs ont participé à cette mobilisation visuelle, lancée en 2019 avec quelques collègues et camarades graphistes au début du mouvement contre la réforme des retraites. Nous avons imprimé et diffusé (essentiellement en manif) près de 250000 autocollants, avec 72 images différentes. Beaucoup de gens mobilisés ont pu les télécharger depuis le site pour les imprimer et les diffuser localement. Nous avons mené plusieurs ateliers de création avec des gens en lutte ; des sérigraphies ont été vendues au profit des caisses de grève. Nous espérons que cette expérience collective, qui continue, incitera les organisations à entrer en relation avec les graphistes indépendants, et à leur faire confiance pour produire des formes plus fortes et imaginatives que celles qui colonisent notre espace visuel...