Sur-Mesure : Comment avez-vous commencé à vous intéresser au numérique et en particulier à ses usages dans la ville ?
Francis Pisani : Je n’ai jamais été satisfait de la façon dont fonctionnait le monde et je me suis toujours intéressé au changement, d’ordre politique dans un premier temps. Avant 1968, j’avais couvert en tant que journaliste des révolutions à Cuba, au Chili, au Portugal au Salvador, au Nicaragua… Et en 1985, un grand cyclone a frappé Cancun au Mexique. Habitant dans un petit village mexicain, le journal Le Monde pour qui je travaillais en tant que correspondant régional, m’a contacté à 4h du matin pour préparer une communication en direct qui devait avoir lieu dans l'heure suivante. A cette époque, j’avais déjà acheté mon premier MAC. J’ai ainsi pu récupérer 50 feuillets d’information en utilisant « Compuserve », le premier système de connexion avant « Internet ». Je me suis alors rendu compte que l’ordinateur et la connexion me permettaient d’avoir une efficacité presque comparable à celle des agences, et que j'étais en mesure de travailler en tant que journaliste indépendant tout en restant efficace.
Entre 1992 et 1993, j’ai eu l’occasion de passer un an à Harvard, où j’ai suivi complètement par hasard le premier cours sur l’HyperText au Massachussetts Institut of Technologie (MIT). J’ai compris dès ce moment là qu’un grand changement technologique était en train de s'opérer. Ensuite, entre 1995 et 1996, je me suis installé à San Francisco, où j’ai commencé à écrire. Las-bas j’ai eu l’occasion d’interviewer Jerry Yang, le co-fondateur de Yahoo, qui m’avait alors déclaré « je veux changer le monde et devenir milliardaire ». Alors que je venais de couvrir des révolutions où des gens déclaraient qu’ils voulaient changer le monde, j'ai compris qu’il y avait quelque chose d’intéressant à creuser dans ce domaine.
Je me suis alors intéressé aux technologies de l’information, que je considérais comme multiplicatrices de forces et utilisables par tous. J’ai ensuite réalisé plusieurs tours du monde axés sur les sujets de l’innovation et les conditions de l’innovation, entre 2011, 2012 et 2013. Lors de ces tours du monde j’ai été interpellé et révolté par le fait de voir, dans la Sillicon Valley en particulier, des geeks cachés derrière des écrans géants avec des connectivités fabuleuses, mais ne sachant pas que le reste du monde n’était pas au même niveau. Or dans les villes, le geek est obligé de rencontrer le citoyen. Ceci a fait naître mon intérêt pour le sujet des TICs dans la ville. La ville, qui se sert en partie des technologies de l’information, devient le lieu où l’on peut poser des problèmes d’organisation sociale, d’usages et d’impacts des technologies. C’est l’enjeu du concept de ” Smart City”.
Sur-Mesure : Comment a été construit ce concept de Smart City et que représente-t-il aujourd’hui pour vous ?
Francis Pisani : Tout a commencé en 2004 quand Bill Clinton a lancé à John Chambers, le patron de Cisco « Pourquoi n’utilisez-vous pas les nouvelles technologies pour améliorer les villes ? ». Dès lors, John Chambers s'est mis à investir des millions de dollars dans le champ de la R&D autour des TIC en ville. Ensuite, IBM s'est positionné sur le sujet. Ainsi, à partir de 2006, le concept de « Smart City » a commencé à émerger. Or il faut savoir que les coréens (du Sud) étaient déjà actifs sur le sujet dès 2003 … Mais ils n’avaient peut-être pas choisi le bon terme. Ils utilisait le terme « d'Ubiquitous cities ». Ensuite, le terme de « e-government » a commencé à émerger. Cependant, à cette époque, il y avait d’un côté de grandes entreprises qui pensaient à la manière de commercialiser leurs technologies, et de l’autre, des municipalités qui n’avaient aucune idée de ce dont il était question ou de la stratégie à suivre pour prendre position sur ces sujets. Une des première question réccurente a donc été de savoir « comment digitaliser les services ? ».
Sur ce thème de la digitalisation des services, je ferai référence à trois cas différents, plus ou moins aboutis. Le premier, c’est le cas de Rio de Janeiro au Brésil, dans le contexte des Jeux Olympiques et du Mondial de foot. La ville de Rio a créé avec IBM un « centre » qui s’appelait alors « Centre d’opérations », mais que le Maire de Rio a renommé « Centre de contrôle ». Ce centre récupère en temps réel les informations diffusées par trente-deux départements municipaux. Le second projet concerne la métropole de Singapour. C'est une ville qui tente de de tout digitaliser, en vue de créer un véritable « Operating System » (OS).
Le troisième exemple concerne la ville de Barcelone, où la précédente municipalité (mandature 2011 - 2015) a contribué à la création d’une plateforme nommée « City OS », qui est devenue une société basée aux Etats-Unis. Cette société développe désormais des plateformes en open-source que les villes peuvent adopter pour numériser leurs services.
Cependant, on s’est vite rendu compte après ces initiatives que trois problèmes restaient non résolus par le développement de ce genre d’outils : celui de l’environnement, celui des disparités sociales, et celui des disparités citoyennes. D'ailleurs le thème « Cities for citizens » du dernier SmartCity World expo Congress de Barcelone, souligne ce besoin. Ainsi, si le concept de Smart City a d’abord permis de faire prendre conscience aux villes de l’importance de l’amélioration de leurs services au niveau des performances « techniques » , il a ensuite évolué d’une définition où la dimension technologique était prépondérante, à une ouverture à d’autres problématiques. A ce titre Pinar Conesa, Congress Curator, pense que c’est un terme qui marche très bien, même si certaines personnes n’en veulent pas. Or personne ne propose d’autre terme, qui soit facile à comprendre et qui fonctionne. Et même si c’est un terme problématique, c’est un terme qui aujourd’hui a une histoire. A défaut de le changer, notre rôle est de l’enrichir, de le préciser.
Sur-Mesure : Justement, quelles sont pour vous les problématiques sous-jacentes au terme de « smart city » ?
Francis Pisani : Dans mon livre « Voyage dans les villes intelligentes, entre Datapolis et Participolis », je propose d’envisager deux bornes dans la « Smart City » : d’un côté, la dimension des données, la Datapolis, la ville qui est gérée par le recours à une grande quantité de données. De l’autre, la dimension citoyenne, la Participolis, la ville qui est gérée en ayant un grand recours à la participation citoyenne. Je pense en effet qu’il y a un intérêt aborder les les choses avec des termes en tension. Cela permet de ne pas rester piégé dans la fausse alternative du « ou » et/ou du « et », mais d’entretenir une tension entre ces deux pôles en mettant le curseur où l’on peut. Il n’y a pas de raisons de se priver de l’une ou de l’autre, mais contraire un grand intérêt à utiliser toutes les formes d’intelligences, toutes les capacités de compréhension de la ville. Il faut ainsi se souvenir du fait que la « Smart city », qui était initialement un concept uniquement basé sur l’usage des technologies de l’information, a permis de faire évoluer la participation en ville, d’un processus politique plus ou moins archaïque, à un concept renouvelé de participation où l’on a des chances de recommencer à poser les bonnes questions. A ce titre, on peut citer cette définition d’un département d’une administration britannique, le Deparment for Businnes Innovations and Skills : « L’intelligence des villes n’est pas un état, c’est un processus ».
Ainsi dans le cadre de ma participation au prix de l’innovation du Monde « Le Monde-Smart Cities », on a refusé d'avancer qu’il y aurait des « villes intelligentes ». On explique qu’il existe des projets qui contribuent à rendre les villes plus intelligentes, et que ces initiatives peuvent venir de tous les horizons : des pouvoirs publics, des citoyens et des entreprises. Personnellement, je vais jusqu’à penser qu’il n’y a aucune ville intelligente, ou qu’elles le sont toutes. En effet je critique le principe des classements, qui renvoient à des modèles figés. Par contre, je pense que certraines villes font davantage de choses que d’autres pour devenir intelligentes, mais cette tendance ne s'apparente pas à un état, mais à un processus. Pour moi cela constitue une différence radicale et fondamentale.
Sur-Mesure : Quels types d’évolutions avez-vous constatés sur les dix dernières années dans cette approche dite de la « Smart City » ? Quels sont les nouveaux types de projets qui émergent à présent ?
Francis Pisani : Les choses changent beaucoup dans l’approche des problèmes des villes, même s’il y a aussi beaucoup de protestations. Par exemple, on parle de plus en plus de développement durable. Or je pense qu’il y a rien de plus contestable que le terme de « ville durable ». En m’inspirant d’une phrase de Jean-Louis Missika, l’adjoint au Maire d’Anne Hidalgo chargé de l'urbanisme, de l'architecture, des projets du Grand Paris, du développement économique et de l'attractivité, disant « La ville intelligente est un pléonasme parce que l’on a rien fait de plus intelligent que les villes », je pense également que l’on a rien fait de plus durable que les villes. Qu’ainsi il ne faut pas utiliser le terme de « ville durable », mais de développement durable des villes. Ceci a du sens, et ce n’est pas du tout la même chose.
Aussi l’évolution que l’on constate globalement, c’est qu’à travers le recours croissant aux TIC on voit émerger une action fondamentale : les collectivités développent des stratégies sur les enjeux des TIC et de la Smart city. Alors qu'au début, elles n’en avaient pas. Pire, elles n’avaient pas de personnel capable de discuter avec des ingénieurs d’IBM ou de Cisco par exemple. Aujourd’hui cela change.
A titre d'exemple, à Barcelone, dans une partie de la ville très quadrillée et très perpendiculaire, la ville réfléchit à un projet de mobilité organisé par grands ensembles de neuf îlots à l’intérieur desquels ils interdiraient la circulation automobile. Ces projets n’ont rien à voir avec la technologie proprement dite, mais ils renvoient à une conception et un modèle « intelligent » de la ville et de la mobilité en ville, qui permet de respecter la qualité de la vie. Autre exemple, dans la ville de Lyon : la municipalité a exigé que les serveurs, les « data center» , soient localisés sur le territoire national et non plus aux Etats-Unis. C’est une exigence qui montre que les collectivités n’acceptent plus n’importe quoi, mais qu’elles sont en capacité de négocier et de discuter des processus pour mieux les comprendre, en ayant davantage recours à la participation. D’ailleurs, le sujet la participation est l’un des sujets qui m’intéresse le plus. Et je constate que ce sont souvent les municipalités qui ne ne connaissent pas les projets développés par les genseux-mêmes. Il y a donc dans les villes, une multitude de gens qui font des choses, qui modifient les dynamiques urbaines, l’espace public, mais les municipalités l'ingnorent. Quelques exemples d’initiatives spontanées : à Oxford, des habitants ont installés des capteurs dans leur quartier pour être alertés en cas d’augmentation de l’eau en cas d’inondations. Ce qui est intéressant ici, c’est le recours à un outil strictement technologique par la population, sans permission, sans y impliquer particulièrement la municipalité. A Montpellier j’ai également découvert le “Café-troc”, qui permet d’échanger des objets, de leur donner des cours. Et la même association a créé une monnaie d’échange dans cet espace. C’est donc le genre d’initiative où l’on ne demande à personne une quelconque autorisation, mais où l’on agit directement. Cela créée une dynamique locale. J’ai vu également à Paris, dans le Sentier, des gens créer une association pour convaincre les commerçants d’être plus gentils et plus ouverts face aux SDF. Ce sont des initiatives qui ne viennent pas d’en haut, mais qui changent la dynamique et les rapports entre les gens. Et il y en a des centaines et des milliers.
Sur-Mesure : Est-ce que ce n’est pas forcer le trait que de connecter ces projets à la « Smart City » ? Car ces initiatives sont issues d’engagements collectifs, de dynamiques citoyennes, qui sont bien antérieures à la « Smart City ».
Francis Pisani : Il ne faut pas rester dans une définition trop étroite de la « Smart City », celle qui est connectée au silicium et aux lignes à haut débit. La « Smart City » consiste à appliquer toutes les intelligences à l’amélioration de la ville. Cette intelligence peut inclure des technologies de l’information, mais il n’y a finalement aucune raison d'en rester là. C’est à nous de définir ce que nous entendons dans ce concept. Aujourd’hui il y a beaucoup de gens qui travaillent sur le sujet et qui élargissent son périmètre. Ce n’est donc pas un concept fixe mais un concept dynamique. A ce titre, je mentionne souvent lors de conférences de presse, deux exemples qui ne passent pas par le recours aux technologies. Le premier c’est la méthode de « l’acupuncture urbaine », qui correspond à la réalisation de petites actions locales, au lieu de grandes actions centralisées. C’est une méthode qui a été appliquée à Coulitiba, à côté de Sao Paulo, au Brésil. Et cela change la dynamique urbaine, sur le même principe que l’acupuncture : une série de petites actions sur un nombre limité de points peut modifier la dynamique d’ensemble. Le second exemple, c’est celui de l’agriculture urbaine, que je considère comme faisant partie des choses qui rendent la ville plus intelligente.
Sur-Mesure : On sent que le cadrage conceptuel et opérationnel de ce terme est flou. Et finalement on finit par être très éloigné du concept initial de la smart city qui existe par l’outil numérique.
Francis Pisani : Le fait que le concept soit flou me paraît fondamental. C’est important d’avoir des concepts flous quand on regarde un monde qui change. Si l’on aborde un monde qui change avec des concepts rigides on le regarde avec des concepts du monde d’hier. Ecrivant sur les technologies de l’information depuis vingt ans, je les perçois comme étant et pénétrant partout, et je prends le soin de les définir comme démultiplicatrices de forces. Par exemple, à Göteborg, un exemple significatif est donné par un particulier, parvenu à convaincre des promoteurs d’installer des cochons sur un lopin de terre dans de nouveaux ensembles d'immeubles. Cette personne a ensuite conçu un site internet permettant de trouver des nouveaux sites d’accueil. Pour le café-troc de Montpellier, le site site web agit comme une plate-forme qui met en relation les offres et les demandes de services.
Autre exemple, avec une initiative à Casablanca nommée « Casablaklaxoon », venant d’une jeune fille, en vue de lutter contre le bruit des klaxons. Elle réunissait des groupes via Facebook, descendait aux carrefours les plus actifs et distribuait aux taxis, qui sont la bas très nombreux, des stickers disant « Arrêtez de klaxonner ». Cet exemple démontre que les gens ont des initiatives qui ne dépendent pas en elles-mêmes de la technologie, mais qu'ils vont s’en servir à un moment pour communiquer, s’organiser. La bêtise serait d’ailleurs de ne pas s’en servir. Ainsi, la technologie fonctionne socialement et peut changer les choses quand elle permet de donner de l’ampleur à des pratiques, à des activités qui potentiellement existaient déjà. Il y a cette phrase de Marc Zuckerberg, à mon sens fondamentale : « On ne crée pas de communautés mais on leurs donne des outils élégants ». La technologie est donc un outil que l’on donne à une communauté et dont la communauté s’empare. Elle ne crée pas la communauté. Et sur ce point l'évolution du débat sur la « Smart City » d’avant et la « Smart City » d’aujourd’hui est fondamentale. Avant, nous pensions qu’il suffisait de mettre des serveurs, des lignes à haut débit pour obtenir « de l’intelligence » . On s’est maintenant rendu compte que cela ne fonctionnait pas. Certains ont ensuite considérés que seules les communautés comptaient. Aujourd’hui, on aborde les problèmes en posant au préalable qu’une communauté à un intérêt à utiliser les technologies de l’information comme des outils. Cela change l'approche du problème.