Propos recueillis par Sandra Mallet et Arnaud Mège, le 21 janvier 2020, dans le cadre d’une série d’entretiens avec cinq « théoriciens », afin de mettre en lumière leur point de vue et leurs idées sur les enjeux relatifs au temps en urbanisme. Ce travail s’inscrit au cœur du programme de recherche « UrbaTime. Les temps de l’urbanisme durable » qui réunit une équipe de chercheurs en aménagement de l’espace et urbanisme, en géographie et en sociologie. Chaque entretien vient nourrir la réflexion et entamer des analyses, définies dans l’axe 1 du programme, dédié à l’étude de l’élaboration et de la circulation des savoirs sur le temps en urbanisme.
La question du temps était abordée dans le cadre de votre cursus ?
Les études d’architecture sont très ouvertes : on a des cours très techniques, d’autres très théoriques, sur l’histoire de l’architecture, l’art, la sociologie, le projet urbain, l’urbanisme. On commence à parler du temps quand on parle d’urbanisme. Il manquait cependant dans mes études la confrontation de l’architecture à la commande politique, car l’acte de construire est politique. Comment est écrite la commande ? Aujourd’hui, j’aime la maîtrise d’ouvrage peut-être plus que la maîtrise d’œuvre. Réaliser les deux en parallèle permet d’être un peu plus affiliée à la question des temporalités de la commande. La permanence permet d’être en amont. J’en ai réalisé deux : l’une à Boulogne-sur-Mer où la commande visait une rénovation alternative de logements sociaux situés à côté d’un grand projet de renouvellement urbain porté par l’ANRU, l’autre à l’Hôtel Pasteur à Rennes.
À Boulogne-sur-Mer, on a proposé de réhabiliter des logements sociaux qui devaient être démolis en s’appuyant sur les habitants de ces logements. Ils pouvaient donc non seulement y rester plutôt que de partir ailleurs, mais aussi participer à l’amélioration de leur propre cadre de vie. Il s’agissait de construire en habitant et d’habiter pour construire, donc de remettre le temps de la vie dans le temps du projet urbain. Le temps de la vie n’est pas le temps de la réglementation. Il faut se ressaisir du contexte. On ne peut plus faire du logement par paquets de 1000, en restant déconnecté dans son bureau parisien. Habiter permet de voir la complexité de l’appropriation. Remettre du temps long dans l’appropriation de la commande pour mieux construire ou pour mieux réparer permet un investissement sur le long terme.
Dans le schéma classique, on passe beaucoup de temps à écouter les besoins, trouver l’argent, lancer la commande, puis passer au dessin… On sait bien qu’une fois que le projet est lancé, le besoin n’est déjà plus là
Patrick Bouchain m’a fait confiance : je voulais aller à Boulogne-sur-Mer et il m’a laissé faire le projet de A à Z. Aucune agence ne fait ça avec un jeune architecte qui démarre. En général, un jeune architecte se retrouve à la maquette, à l’esquisse, parfois il est amené sur le chantier mais là, je gérais l’affaire de A à Z ! J’ai habité là-bas dans une petite maison insalubre au cœur de la rue que je rénovais. J’ai appris énormément de choses : à parler aux élus, à comprendre un commanditaire et un maître d’ouvrage, à comprendre des modèles économiques d’investissement et de fonctionnement, à comprendre le territoire en étant proche de ceux qui le vivent. C’était une formation exceptionnelle. Beaucoup de jeunes architectes et de jeunes urbanistes ont envie de faire les choses autrement, de redonner du sens à ce qu’ils font, de mieux comprendre les disparités territoriales, de mieux saisir la crise démocratique. Habiter le site m’a permis de réaliser que la fabrique de la ville se fait aussi bien avec le patrimoine matériel qu’avec le patrimoine immatériel, c'est-à-dire le savoir-être, le savoir-faire, le savoir-habiter, les gens et les ressources qui composent le territoire.
Ce que l’on a fait à l’Hôtel Pasteur à Rennes, c’est ce que j’appelle une « étude de faisabilité en actes ». Alors qu’un bâtiment public était vide et que la ville lui cherchait une utilité, nous l’avons occupé et monté un lieu non-programmé, un hôtel à projet qui a accueilli des dizaines d’usages, des centaines de projets, des milliers de gens avant d’être finalement réhabilité et remodelé. Cette méthode, fondée sur la programmation ouverte, est préférable aux études de faisabilité chronophages qui font appel à des bureaux d’études extérieurs. Dans le schéma classique, on passe beaucoup de temps à écouter les besoins, trouver l’argent, lancer la commande, puis passer au dessin… On sait bien qu’une fois que le projet est lancé, le besoin n’est déjà plus là. On peut faire les choses autrement. Il faut retrouver de l’agilité dans la fabrique de la commande. Les métropoles possèdent un trop-plein de choses, que l’on peut requestionner en les occupant différemment, au vu de nos usages, du contexte économique, social, écologique. On doit utiliser moins de matière mais passer plus de temps sur le territoire pour comprendre les ressources qui le composent et faire œuvrer les forces vives et les ressources matérielles et immatérielles à destination de ce projet.
L’étude de faisabilité en actes a duré deux ans, la permanence architecturale huit ans. C’est une sacrée temporalité !
La permanence architecturale permet de prendre le temps de requestionner le dessin du projet : ne pas dessiner quelque chose à l’avance mais plutôt de laisser venir l’imprévu, l’impensé en étant sur le site même et de fabriquer une commande à partir des capacités et des compétences d’un territoire. La permanence architecturale permet de comprendre que tout est lié et de ne pas s’arrêter à une commande qui consisterait juste à faire du logement et basta. Elle met en évidence les liens à nos institutions, à nos lieux de travail, à nos lieux de vie, à nos espaces publics.
Combien de temps a duré l’expérience de l’Hôtel Pasteur à Rennes ?
L’étude de faisabilité en actes a duré deux ans, la permanence architecturale huit ans. C’est une sacrée temporalité ! Mais, entre l’idée que l’on a d’un projet, l’écriture de la commande et le passage à l’acte, finalement, ce n’est pas un temps si long que cela. J’avais mon bureau dans le bâtiment et j’ai tenu tous les rôles : j’ai accompagné le chantier côté maîtrise d’usage et côté maîtrise d’ouvrage jusqu’à la fin. J’étais concierge du lieu, je suis devenue directrice d’équipement… j’ai changé de rôles au fur et à mesure des étapes de la construction de ce lieu et du passage à la commande. J’ai ensuite travaillé pour l’aménageur, après la définition de la commande publique. Je suis alors restée gardienne et concierge du lieu, maîtrise d’usage et assistante à la maîtrise d’ouvrage. J’ai rédigé le programme en fonction des activités observées durant les deux premières années de permanence. À partir de là, j’ai travaillé sur la gouvernance. J’ai monté une association collégiale avec les partenaires. Il y avait un fort engagement politique dans ce sujet, je n’ai rien lâché sur le modèle économique, les modalités de gestion et la rénovation.
Faut-il repenser la chaîne traditionnelle de production urbaine ?
On a trop scindé les métiers et les expertises. Les personnes présentes au début du projet ne le sont plus à la fin. Un changement politique peut intervenir entre deux. L’accompagnement du politique par un tiers-acteur sur le terrain et sur le long terme est fondamental. La chaine de production a scindé le projet, des phases d’étude à la réalisation complète. Or, au niveau sociétal, il faut pouvoir retracer l’histoire : pourquoi il y a eu cette commande ? Pourquoi a-t-elle été votée, réalisée ? Je comprends qu’il y ait souvent des mécontentements citoyens face aux grands projets de commande publique : on perd de vue pourquoi cela a été fait, par qui, la volonté de départ, etc. Les temporalités, entre l’annonce et la réception, sont certainement trop longues pour qu’il y ait transmission et que l’on comprenne le projet. La documentation, la façon de transmettre, de fabriquer du récit, d’accompagner la construction, ou la fabrique, ou l’aménagement de nos villes est un vrai sujet dont on doit se saisir.
La permanence architecturale vit le territoire et va tout de suite mettre en œuvre le sujet de l’investissement
En quoi l’expérimentation et la permanence architecturale permettent-elles de conjuguer autrement avec le temps ?
La durée de la permanence architecturale peut paraître longue, mais on fédère et on agit plus vite. L’expérimentation permet d’investir dans le temps long de l’aménagement et de la programmation. Elle peut aussi réactiver une forme de démocratie locale. Il n’est plus possible d’arriver avec un projet décidé, en faisant une réunion publique où on dit : « c’est ce qui va se passer ». Pour faire accepter un projet, il faut très vite le mettre en partage. Beaucoup d’élus commencent à se poser ces questions.
Mettre en place tout de suite une permanence dans l’étude, ne pas faire l’étude ex nihilo, rejoint la question de la temporalité. La permanence architecturale vit le territoire et va tout de suite mettre en œuvre le sujet de l’investissement puisqu’elle va occuper et faire en sorte que d’autres personnes réoccupent l’espace. Elle fait projet en étant sur le site même du projet. On n’attend pas trois années d’études pour lancer le projet. Pour moi, la question du temps est là ! On vient comprendre, on arpente le territoire, on fait des marches, on installe un bureau en bas des tours dans une opération de renouvellement urbain, on travaille avec les conseils de quartier, on réassocie les institutions publiques et privées, on comprend ce qui ne marche plus dans la ville et ce qui fonctionne encore.
Ce type de projet permet aussi de dépasser le mandat, parce que ces études-là réactivent la population autour d’un projet
Mon rôle, lors de permanences architecturale, est de favoriser le croisement de l’innovation, de l’expérimentation sociale et sociétale, de l’administration et du fonctionnement public. C’est très complexe, mais cela permet par la suite un gain de temps dans la gestion. L’équipement Pasteur possède, à présent, une gestion collégiale issue de la société civile, et non une gestion d’équipements en régie. On a réussi à innover parce que l’on a fait confiance aux citoyens en se disant : « on va réoccuper ces espaces et vous-mêmes serez mieux. Quels sont les besoins dans la ville et comment on peut provoquer une commande ensemble ? ». Durant l’étude de faisabilité en actes, on a fait office de service public et d’aide à la personne, pour le prix d’une étude de faisabilité ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte. Donc, c’est jackpot cette façon de faire, finalement ! Faire vivre un espace avant même qu’il y ait un rond en investissement pour le réparer ! Surtout ce bâtiment-là, qui était délabré et compliqué. On sait très bien que c’est la ville qui en hérite : on paie tous des impôts pour le réparer. La permanence a permis de redonner le statut de commanditaire à la société civile, en quelque sorte.
Ce type de démarche ne risque-t-il pas de se heurter au temps de l’élu ?
C’est toujours la même problématique : comment associe-t-on étude et action ? L’étude en acte permet tout de suite la réouverture d’un lieu, les citoyens peuvent tout de suite proposer une activité, ce qui change tout pour l’élu. Le projet est tout de suite en état de marche. Ce type de projet permet aussi de dépasser le mandat, parce que ces études-là réactivent la population autour d’un projet. Cela peut créer un rapport de force positif avec le politique. Ces études ne sont, en fait, que des alibis pour réactiver la démocratie locale et repenser la manière dont on peut reconvertir les habitations, le patrimoine dont on hérite. Cela passe par des réunions, la fédération d’acteurs et l’occupation d’espaces.
Il s’agit de parvenir à généraliser des pratiques existantes mais trop souvent isolées ou marginales, et de créer de la jurisprudence pour faire bouger nos règlements
Les études traditionnelles ne trouvent pas d’écho. J’ai travaillé sur un projet ANRU sur lequel quatre études commerciales avaient été réalisées en quatre ans ! C’est une honte. Mais cette situation n’est pas rare. Bien entendu, certaines études sont utiles. Le problème est que, quand on n’a pas d’idées, on se dit qu’il faut faire des études. Or, il faut ensuite mettre en œuvre les conditions pour trouver les opérateurs au niveau local. Bien des services techniques se retrouvent avec des études qu’ils ne savent pas rendre opérationnelles. Sur le papier, on peut avoir de très belles idées, mais celles-ci ne répondent pas toujours à l’économie de projet locale, aux ressources immatérielles, aux savoir-faire locaux. D’où l’idée de réaliser des études de faisabilité en actes : capter les composantes d’un territoires pour qu’elles puissent œuvrer demande du temps.
Pouvez-vous nous parler de La Preuve par 7 ?
Je co-dirige La Preuve par 7, avec Paul Citron et Laura Petibon. L’idée est de faire innerver des expérimentations sur le territoire national, de créer un centre de ressources, et de transmettre ces méthodes et cet état d’esprit. Les sujets sont diversifiés : revitalisation des centres bourgs, création de nouveaux équipements à partir du patrimoine existant, moratoires pour une autre rénovation du logement social, etc. Il s’agit de parvenir à généraliser des pratiques existantes mais trop souvent isolées ou marginales, et de créer de la jurisprudence pour faire bouger nos règlements. Je travaille notamment sur le « permis d’expérimenter » ou le « permis de faire ». C’est un peu ce que l’on a réussi à faire avec des maires convaincus, comme à Boulogne-sur-Mer ou à Rennes. Tous les maires ne sont pas en capacité aujourd’hui en France d’assumer cette prise de risque. Comment les accompagner, alors ? Je crois encore au pouvoir des communes, en tant qu’échelle pertinente. Je ne crois pas aux gros dispositifs étatiques, uniformisés, téléguidés.
Souvent les gens ne sont pas formés et ne savent pas mettre en œuvre. En vue d’accompagner les acteurs, des méthodes telles que la permanence architecturale, la Permanence urbanistique, la Permanence paysagère ou la programmation ouverte sont des leviers, qui méritent d’être connus et diffusés. Ma bataille est là : allier théorie et pratique, les temps de l’étude de faisabilité aux temps de la construction. Le rapport investissement / fonctionnement est aussi très dissocié aujourd’hui dans la commande. On a complètement expertisé la fabrique de la ville, ce qui est devenu dramatique. Alors que l’on voit bien que, dans nos campagnes, on n’a pas besoin d’architecte pour construire sa maison. On a beaucoup technicisé, réglementé nos espaces, nos cadres de vie. Du coup, ils ne sont plus permissifs. Les usages de l’espace public sont extrêmement contraints ! Cela contrarie la participation à la Cité. L’espace public n’est alors plus un espace démocratique, au sens de faire Cité. Il est fondamental de questionner cela et la réappropriation de la commande, l’accompagnement des élus, de l’Etat et de ses représentants en constituent des moyens. Il ne faut pas rester un maillon en bout de chaîne.