Le numérique s’imbrique dans la majorité des services urbains, il façonne désormais de nouvelles pratiques sociales présentées comme plus économes, plus vertueuses et plus durables. Mais la ville intelligente reste la panacée des métropoles, où les densités de populations rendent globalement possibles le déploiement des services numériques. Les espaces peu denses sont quant à eux généralement laissés à l’écart de cette transition numérique.
Le domaine des transports et de la mobilité illustre particulièrement bien cette dichotomie spatiale. Aux cœurs des métropoles fleurissent de nombreuses innovations en la matière : vélos en libre-service (VLS), autopartage, VTC, etc. Dans les espaces peu denses en revanche, où l’offre de transports collectifs est faible, ces innovations sont considérées comme plus complexes à mettre en œuvre et ne sont que rarement envisagées. Les nouveaux services de mobilité partagée viennent ainsi se superposer, et parfois concurrencer, une offre de services de transports publics traditionnels souvent conséquente, sans résoudre l’enjeu de la dépendance automobile dans les espaces peu denses. Ces constats soulèvent des questions en termes d’inégalités socio-spatiales et de reconfiguration de la place de l’action publique1. En effet, avec le développement dans certaines villes de l’offre privée de mobilité partagée, assiste-t-on à une perte de contrôle des pouvoirs publics sur l’offre de transport ? Comment, ailleurs, les pouvoirs publics se saisissent du potentiel offert par l’introduction du numérique dans les services de transports ?
De nouvelles solutions de covoiturage trouvent en effet leur pertinence dans les espaces peu denses et donnent aux pouvoirs publics la capacité de structurer une offre publique de mobilité partagée, de manière complémentaire à l’offre de transport public traditionnelle. Des espaces ruraux d’Île-de-France testent actuellement ces dispositifs. Ils révèlent ainsi leur aptitude à développer de nouveaux services, s’appuyant sur les ressources qu’offrent tant le numérique que leur territoire.
Du stop aux applications, différentes générations de covoiturage
Le covoiturage s’institutionnalise pour lutter contre les externalités négatives de l’automobile
A partir de la fin des années 1970, l’augmentation de la (multi)motorisation des ménages conduit au renforcement des externalités négatives liées à la mobilité automobile. La critique la plus vive portée à l’égard de l’automobilité porte sur la pratique de l’« autosolisme ». En augmentant le taux d’occupation des véhicules le covoiturage offre, en théorie, des perspectives intéressantes pour lutter contre la pratique de l’« autosolisme » et a ainsi émergé comme objet de l’action publique. Des opérateurs experts dans l’organisation du covoiturage apparaissent alors, proposant des dispositifs visant à constituer des équipages réguliers d’employés, covoiturant ensemble quotidiennement pour leurs déplacements pendulaires. En termes de politique publique, l’objectif ici est de réduire le nombre de véhicules à circuler.
Le covoiturage devient une solution de transports collectifs
Cette forme de covoiturage basée sur des équipages constants implique des contraintes importantes pour les individus : organisation, détour, dépendance entre les membres, etc. En conséquence cette pratique du covoiturage est restée faiblement répandue2 sur la courte distance. Dans l’optique de contourner ces freins à la pratique, principalement sur les déplacements de très courte distance3, des opérateurs développent depuis la fin des années 2000 des solutions de covoiturage dites « dynamiques ». L’objectif poursuivi est de favoriser la rencontre entre l’offre et la demande en temps réel dans l’optique de s’affranchir du besoin de planifier le déplacement. Les opérateurs espèrent ainsi lever le principal frein à la pratique. De plus, le covoiturage dynamique ne repose pas sur la constitution d’équipages constants mais sur l’appariement de conducteurs et de passagers en fonction des opportunités du moment, il permettrait donc de lever un second frein, celui de la dépendance entre les individus.
Ces solutions donnent un nouveau sens au covoiturage. L’ambition poursuivie par les opérateurs est de capter la valeur des sièges libres, disponibles, à bord des véhicules, en prélevant une commission à chaque mise en relation4. Ces sièges représentent des places voyageurs-kilomètres disponibles sur lesquelles il est stratégique de mettre la main5. Celui qui y parviendrait serait alors en mesure de proposer une offre de déplacement sur des trajets sur lesquels aucun opérateur de transport classique n’est en mesure de se positionner de manière rentable. L'usager visé n'est ici alors plus seulement l'automobiliste mais le piéton et l'usager des transports collectifs. Il n'est plus ici question uniquement de réduire la congestion ou la pollution, mais principalement d'offrir des solutions de mobilités alternatives pour les usagers des transports collectifs.
Ces solutions suscitent un intérêt croissant dans un contexte de baisse des ressources des pouvoirs publics6. Mais les dispositifs de covoiturage dynamiques peinent à se développer faute d’atteinte d’une masse critique d’utilisateurs suffisante7. De manière générale, le nombre d’inscrits au lancement de ces plateformes est trop faible pour qu’un individu cherchant à se déplacer trouve au bon moment et au bon endroit un automobiliste inscrit au service, ayant lancé l’application et renseigné son trajet. Ainsi aucune application ne permet de proposer un service fiable assurant au passager de « trouver quelqu’un dans les dix minutes qui suivent l’heure à laquelle il cherche à partir »8.
Le covoiturage devient une activité professionnelle déguisée
Des services de VTC reposant sur des applications numériques émergent depuis le début des années 2010 (Djump, Uberpop, Heetch, Citygoo). Ces derniers se présentent comme du covoiturage dynamique et connaissent un usage relativement important depuis leur lancement9. Cependant, ces services ne peuvent pas être définis comme du covoiturage. La définition officielle du covoiturage mentionne que le conducteur ne doit pas faire de profit sur cette activité et doit réaliser le déplacement pour son propre compte. Or dans le cadre de ces applications, les conducteurs ne sont pas indemnisés pour des déplacements qu’ils auraient de toute façon réalisés, mais retirent une rémunération pour la prestation d’un service de déplacement qu’ils n’auraient pas réalisé sans cette rémunération. Ces formes de covoiturage sont donc à ce jour illégales. On peut supposer que ces services viennent parfois compléter l’offre de transport collectif traditionnel (heures creuses, déplacements banlieue à banlieue). Ils posent cependant de nombreuses questions, tant d’un point de vue social et réglementaire (droit du travail, taxation des revenus issus de l’économie collaborative) ou encore environnemental (ajout de voitures en circulation et concurrence avec les transports collectifs). Dans ce contexte, les pouvoirs publics à l’exception de pouvoir réglementer sur ces services privés, n’ont qu’un rôle très limité dans l’organisation du covoiturage.
Le covoiturage devient un service public
Toutefois, on assiste à une évolution des dispositifs de covoiturage redonnant aux pouvoirs publics de la maîtrise sur ce mode de déplacement. Ces services réinventent l’autostop et se rapprochent dans leur conception des réseaux de transport collectifs. La startup ecov expérimente depuis février 2015 une solution de covoiturage de ce type, dénommée « Covoit’ici »10, portée par la communauté d’agglomération Seine-et-Vexin, le Conseil Départemental du Val d’Oise et le Parc Naturel Régional du Vexin Français.
Le dispositif se base sur une solution infrastructurelle et numérique : des « stations de covoiturage » implantées sur le bord de la voirie. Ces stations comprennent une « borne » équipée d’un écran tactile sur lequel les usagers peuvent renseigner la destination qu’ils cherchent à atteindre, cette dernière étant ensuite affichée sur des panneaux lumineux à messages variables pour informer l’ensemble du flux d’automobilistes passant par là. Libre ensuite à ces derniers de décider de faire monter à leur bord l’usager qui attend à la station, quelques dizaines de mètres plus loin. Une fois monté à bord, le passager transmet au conducteur un titre de transport lui permettant de récupérer une indemnisation11 pour le service rendu.
Parmi les nombreux véhicules passant par-là, il suffit que peu d’entre eux s’arrêtent pour fournir un service avec des temps d’attente en moyenne assez faibles. Ces dispositifs ont la particularité de s’affranchir de deux freins auxquels se heurte le covoiturage dynamique. Celui de la masse critique d’une part, puisque l’offre de covoitureurs s’appuie, non pas sur un stock de conducteurs inscrits à une application, mais sur les flux de véhicules en circulation. D’autre part, c’est l’effort demandé au conducteur qui est réduit, puisque ce dernier n’a ni besoin de lancer une application ni besoin de faire de détour. Le peu d’efforts demandés aux conducteurs permet justement d’espérer des temps d’attente très faibles. Et de manière générale, les retours terrains le confirment. En effet, après six mois d’expérimentations, si certaines stations peinent à offrir une solution de déplacement fiable pour les trajets demandés, d’autres présentent des résultats très encourageants sur certains trajets bien précis. Par exemple, une station est située sur la petite commune de Oinville-sur-Montcient (1 000 habitants) éloignée de neuf kilomètre de la gare SNCF des Mureaux. Sur cette station, on constate des temps d’attente moyen de 12 minutes pour rejoindre depuis ce village la gare SCNF des Mureaux, alors qu’il ne passe chaque jour que sept bus pour réaliser ce trajet.
Un usage territorialisé du numérique
Cette solution de covoiturage n’est pas ubiquitaire, au contraire, elle est très localisée et donc territorialisée. Les atouts du numérique sont en effet concentrés en des points bien précis du territoire. Ces points rassemblant des caractéristiques propices au bon fonctionnement du service (flux, demande, accessibilité, visibilité, sécurité etc.). De la bonne localisation des stations dépendra très certainement la réussite de ce service. En cela, cette expérimentation illustre la nécessité pour les territoires de se saisir du numérique en l’adaptant aux contraintes et aux ressources qui leurs sont propres.
Un service public où l’usager coproduit le service
Par ailleurs, le service covoit’ici est présenté comme « le premier service public de covoiturage du quotidien ». Or, le développement de ces services « publics » de covoiturage amorce une potentielle évolution des formes de services publics, où l’usager ne consomme plus un service produit par la puissance publique, mais participe directement à sa production. Cette évolution pose de nombreuses questions, en termes de continuité et d’universalité du service public notamment. Il importe donc de porter attention aux effets de club, de segmentation et ségrégation sociale que ces nouveaux rapports peuvent engendrer.
Bibliographie
- ADEME, 2015, Etude nationale sur le covoiturage de courte distance, Inddigo, rapport final, septembre.
- ADELE, S., 2014, « les services innovants de mobilité partagée à la loupe de la recherche en science humaines et sociales. Le cas du covoiturage dynamique. » TEC 223, juin-juillet.
- BONNET, X., 2010, « Le covoiturage pour les déplacements domicile-travail : quel potentiel ? ». CGDD études et documents n°107, juin.
- CRENO, L., 2016, « Covoiturer entres inconnus : des risques perçus à la construction de la confiance, panorama des expériences vécues des usagers ». Thèse de doctorat en Science Sociales et Humanités, Paris Tech, février.
- Furuhata et al, 2013, « Ridesharing: The state-of-the-art and future directions”, Transportation Research Part B: Methodological, V57, November 2013, Pages 28–46.
- Hartwig, S., Buchmann, M., 2009 “Empty seats travelling”. In : Next-generation Ridesharing and Its Potential to Migrate Traffic-and Emission Problems in the 21-st Century, February 14. Nokia Research Center Bochum.
- RAES, C., 2015 « Solutions alternatives à la voiture individuelle dans le périurbain » Rapport IAU, février.
- RANDSTAD, 2015, « 6 français sur 10 utilisent leur voiture pour se rendre au travail », étude du groupe Randstad, juillet. http://resources.grouperandstad.fr/6-francais-sur-10-utilisent-leur-voiture-pour-se-rendre-au-travail/ (consulté le 03/06/2016).
- VINCENT, S., 2008, « Les altermobilités : analyse sociologique d'usages de déplacements alternatifs à la voiture individuelle. De pratiques de déplacements alternatifs à la voiture individuelle. Des pratiques en émergence? », Thèse Université de Paris 5, Sorbonne.
- 6t-bureau de recherche, 2015, Usages, usagers et impacts des services de transport avec chauffeur, enquête auprès des usagers de l’application Uber, 221 pages.
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À travers les lois LOTI (1982), LAURE (1996), SRU (2000), TECV (2015). ↩
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3 % des actifs covoiturent en France (Bonnet, 2014 ; Randstad, 2015) ; cependant, lorsque le déplacement est supérieur à vingt kilomètres, on observe un décollage de la part modale du covoiturage (Ademe, 2015). ↩
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Ces derniers constituant la grande majorité des déplacements quotidiens (65 % des déplacements en Île-de-France font moins de 3 kilomètres ; RAES, 2015). ↩
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Auparavant, avec les systèmes basés sur des équipages constants, une fois constitués, les covoitureurs délaissent la plateforme, empêchant de fait les opérateurs de fidéliser leur client et de leur faire payer pour le service. ↩
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Dans un article datant de 2009 (« Empty seats travelling »), deux chercheurs de Nokia Research, Hartwig & Buchmann, évaluent le nombre et la valeur des sièges automobiles vides dans le monde à 500 milliards d’euros. ↩
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RAES, 2015 ↩
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Furuhata et al., 2013 ↩
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Adele, 2014 ↩
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6-t, 2015 ; Creno, 2016 ↩
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D’autres solutions de ce type existent en France (Rezopouce, Fleetme, Taxito). ↩
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Basé sur le partage des frais de déplacement, c'est-à-dire 9 ct/km parcouru. ↩