À Gabès, dans le Sud tunisien, l’industrie des phosphates est mise en cause par les habitants, notamment depuis 2011, pour les pollutions qu’elle engendre et pour son incapacité à faire vivre la région. Les mobilisations sociales, qui voient l’entrée de nouveaux acteurs et sont traversées par des tensions, revisitent l’histoire récente et confrontent le centralisme de l’État. Elles témoignent d’une véritable vigueur politique.
« Donc le 5 juin 2015, après le forum citoyen à Nezla, à côté de Chott Salem, on a refait la marche à la fin de la journée, au crépuscule, avec tous les gens du quartier, et même avec les gens du sit-in pour l’emploi ! Et les gens du sit-in sont restés à droite et à gauche du chemin, ils ont fait comme un cortège de sécurité ; ils ont fait une ligne à droite et une ligne à gauche, nous sommes passés avec notre banderole au milieu et puis ils nous ont rejoint dans la marche. On est allés jusqu’au groupe chimique. C’était magnifique ! C’était la première fois qu’il y avait une marche dans la zone industrielle comme ça, une marche bien organisée, avec une banderole, avec des drapeaux, dans le groupe chimique, c’était la première fois ! »
Nous sommes en octobre 2017, dans un café du quartier Menzel à Gabès, agglomération de plus de 150 000 habitants située sur la côte Sud tunisienne. J’ai demandé à un membre du collectif Stop pollution, proche de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, de revenir sur des années de mobilisation contre les pollutions de l’industrie chimique à Gabès et sur sa trajectoire personnelle qui s’entremêlent. Initié très jeune au militantisme, avant la révolution de 2011, au sein du Parti démocrate progressiste et de l’Union générale des étudiants tunisiens, il s’est impliqué ensuite dans le mouvement de dénonciation des nuisances industrielles subies par la région. Tandis que le café se remplit d’amateurs de foot et de chicha dont un certain nombre d’amis du quartier qui viennent le saluer, il détaille les efforts sans cesse renouvelés pour briser le tabou de la pollution, la lier aux questions de développement et rendre visible la cause de Gabès.
Cela fait près de 50 ans que Gabès est un pôle industriel majeur en Tunisie, centré notamment sur la transformation des minerais phosphatés1 extraits dans le bassin minier de Gafsa. L’essentiel de cette activité est assuré par une entreprise d’État, le Groupe chimique tunisien (GCT), sous tutelle du ministère de l’Industrie. Mais des entreprises privées comme Alkimia, Timab, les Industries chimiques du fluor et Salakta Fertilizer Company fabriquent aussi des produits dérivés. L’industrie des phosphates pèse lourd dans l’économie nationale : en 2010, année phare pour le secteur des phosphates en termes de production (8 millions de tonnes de phosphates bruts), elle contribuait à 2% du PIB et 8% des exportations, donc à une rentrée importante de devises2 pour le pays.
Les nuisances environnementales à Gabès ont affecté lourdement les secteurs de l’agriculture et de la pêche, en plus d’engendrer des problèmes de santé auprès des habitants
Au niveau local, l’activité industrielle a entraîné la création d’infrastructures, d’activités de services et l’implantation d’un pôle universitaire. Des milliers d’emplois ont été créés, prisés car relativement bien payés et donnant droit à l’assurance maladie et à la retraite, mais pas en nombre suffisant pour enrayer le chômage3. En revanche, les nuisances environnementales – émissions de gaz, rejets liquides ou solides non traités dans le golfe de Gabès, appauvrissement des ressources en eau – ont affecté lourdement les secteurs de l’agriculture et de la pêche, en plus d’engendrer des problèmes de santé auprès des habitants : cancers, pathologies osseuses, problèmes respiratoires, etc.
La contestation des pollutions de l’industrie phosphatière, déjà présente avant la révolution du 14 janvier 2011, s’est intensifiée après la chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali. Comme dans les autres régions tunisiennes, les slogans à portée nationale des soulèvements révolutionnaires ont été progressivement accompagnés de revendications spécifiques au territoire. Elles sont portées par des « engagements en faveur du proche »4 et des aspirations à la dignité de la part d’habitants qui s’identifient à leur ville ou leur quartier. La multiplication des déclinaisons du slogan « ma ville n’est pas une poubelle » dans de nombreuses localités du pays suggère que les revendications environnementales y sont bien souvent entremêlées à des désirs de reconnaissance.
D’autres mobilisations, plus localisées et reposant plutôt sur des réseaux de proximité, ont contribué à mettre les nuisances environnementales de l’industrie des phosphates sur le devant de la scène et à faire pression sur les autorités
Depuis 2012, à la date du 5 juin5, des marches contre la pollution parcourent la ville, initiées par des jeunes activistes grâce à des campagnes facebook, parfois largement suivies, et pouvant même faire l’objet de rivalités entre groupes militants. Le collectif Stop pollution y a joué un rôle moteur, tout en recourant, avec l’appui de réseaux nationaux et internationaux comme celui des contre-forums climat, à un répertoire diversifié : pétitions, forums... Des associations animées par des notables locaux ont aussi organisé des manifestations, comme la campagne pour l’implantation à Gabès d’une faculté de médecine, très active fin 2014. En outre, à la faveur de financements internationaux accrus, destinés à soutenir la « transition démocratique » tunisienne, des projets de développement local et des ateliers de sensibilisation aux thématiques environnementales sont mis en place, mais souvent sans aborder de front les nuisances de l’industrie des phosphates6.
Mais d’autres mobilisations, plus localisées et reposant plutôt sur des réseaux de proximité, ont contribué à mettre les nuisances environnementales de l’industrie des phosphates sur le devant de la scène et à faire pression sur les autorités. Les agriculteurs des localités qui bordent la zone industrielle, comme Chott salem, Bouchemma, Ghannouch ou encore Chenini, ont organisé des rassemblements devant le siège du gouvernorat, tenu des négociations avec les ministères, réalisé des blocages de la zone industrielle... Cela leur a permis d’accroître les versements de dédommagement de la part du GCT et des entreprises privées Alkimia et Industries chimiques du fluor aux propriétaires des parcelles situées autour des usines, actés par décision du tribunal.
Des mobilisations habitantes sont également fréquentes, ciblant les nuisances spécifiques auxquelles sont exposés les riverains des usines
Suite à des actions de blocage du port industriel, des groupements de pêcheurs, soutenus par le syndicat de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (UTAP), ont obtenu du GCT qu’il finance des cotisations sociales et des filets pour les pêcheurs de Gabès et de Ghannouch. Ces groupements de pêche se tournent aussi vers des organisations internationales et des ONG pour obtenir des aides matérielles, conditionnées à leur participation à des projets de développement et autres formations. « On cherche le renforcement de capacités, surtout matérielles », déclarait avec flegme le président du groupement de pêche de Ghannouch en mars 2018, indiquant une aptitude à manier le lexique de la coopération internationale pour en tirer parti ; « Une association de Grande-Bretagne nous a donné 14 barques. La coopération avec la Turquie 12 moteurs. […] Et aussi avec le projet du WWF, on va avoir 60 GPS et des tapis roulants pour compenser l’absence de port de pêche, qui fait qu’on a des difficultés pour sortir en mer ».
Des mobilisations habitantes sont également fréquentes, ciblant les nuisances spécifiques auxquelles sont exposés les riverains des usines. Ainsi en 2016, une fuite de gaz à Bouchemma ayant occasionné des troubles respiratoires chez des enfants d’une école située à proximité, a suscité la colère des mères qui ont entrepris de bloquer la route menant à Gabès puis, quelques jours plus tard, de mener une grève générale au sein du village et même de lancer un sit-in de jeunes chômeurs demandant des créations d’emplois en compensation de la pollution subie. À Chott Salem, où une boue gypseuse chargée en métaux lourds, le phosphogypse, est déversée à raison d’une dizaine de milliers de tonnes par jour, rendant la mer brunâtre, plusieurs marches ont été organisées ainsi que des blocages de la zone industrielle, appuyés par des associations locales, des élus locaux et des réseaux informels de proximité – famille, voisinage, cafés, etc. pour demander à ce que les promesses de l’État concernant l’arrêt du rejet de phosphogypse soient honorées. Dans les années 2000, l’État avait, grâce à des fonds européens, initié un projet de stockage de phosphogypse sous forme de terril à proximité d’Oudhref, située à une vingtaine de kilomètres de Gabès, mais à la faveur du changement de régime, la population de la commune a manifesté son refus de manière massive et répétée.
Fin 2017, c’est un démantèlement des unités industrielles sur 8 ans et demi et leur remplacement par une « cité industrielle intégrée amie de l’environnement » à Menzel Habib, localité rurale située à une soixantaine de kilomètres de la ville de Gabès, qui étaient annoncés par le ministre de l’Industrie, sans que la manière de financer ce projet de plusieurs milliards de dinars soit clairement précisée. Cette annonce a suscité là encore une contestation de la part des habitants de Menzel Habib et d’El Hamma, portée par le slogan « Menzel Habib n’est pas une poubelle ».
Ces acteurs multiples ne s’accordent pas toujours sur le répertoire d’actions et les revendications
Les actions paralysant l’activité industrielle ont aussi été réalisées avec d’autres motivations que la stricte contestation de la pollution, par des chômeurs demandant à être embauchés au sein du GCT, qui représente l’État dans la région et un fournisseur d’emplois aux revenus sûrs : blocages de routes ou de voies de chemin de fer, sit-in (comme celui qu’évoque le membre de Stop pollution), etc. Pour permettre la reprise de l’activité industrielle, des vagues d’embauche ont eu lieu au sein de la Société d’environnement, de plantation et de jardinage (SEPJ), société fantoche créée fin 2011 et financée par le GCT. Avec 2600 employés et au bout de près de 10 ans d’existence, le bilan de la SEPJ est bien maigre : quelques arbres rabougris plantés autour de la zone industrielle… Mais ces embauches ont accru le poids du GCT dans le paysage économique de la région, ainsi qu’au sein de la section régionale de la centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail, jusqu’alors disposée à relayer la mise en cause du modèle de développement régional. On le voit, ces acteurs multiples ne s’accordent pas toujours sur le répertoire d’actions et les revendications.
Du côté des organisations syndicales et des associations ayant pignon sur rue, nombreux sont ceux qui fustigent le recours à des modes d’action agonistiques (blocages, coupures de routes) plutôt qu’au dialogue et à l’expertise, et le caractère intéressé des motivations des mobilisations à bases communautaires. « Mal organisés », novices en action militante, leurs acteurs manqueraient en outre de « conscience » environnementale. Il faut dire que ces mouvements débordent les organisations s’étant mis en tête de les « encadrer »… À l’inverse, les riverains de la zone industrielle qui revendiquent à ce titre des compensations reprochent aux associations et aux acteurs bénéficiant de soutiens internationaux, grâce auxquels ils ont l’occasion de voyager à l’étranger, de discourir sans pour autant améliorer leur situation de manière concrète. En outre, si c’est bien souvent par les sens que les riverains abordent les nuisances de l’industrie – évoquant la couleur jaunâtre ou orange des panaches de gaz s’échappant des cheminées, la difficulté à respirer, les dents brunies à cause du fluor, l’odeur de soufre – les acteurs associatifs ou collectifs moins ancrés dans des localités précises ont tendance à mettre en avant des revendications plus abstraites, plus générales : demandes d’arrêt de la pollution, de construction d’établissements publics de santé, de planification d’une « transition » du territoire.
Comme dans de nombreux mouvements ayant éclos en Tunisie depuis une dizaine d’années, les inégalités régionales et le centralisme étatique tiennent lieu de toile de fond de la contestation
Au-delà de ces divergences, comme dans de nombreux mouvements ayant éclos en Tunisie depuis une dizaine d’années, les inégalités régionales et le centralisme étatique tiennent lieu de toile de fond de la contestation : les richesses créées par l’exportation des phosphates transformés à Gabès renflouent les caisses de l’État, mais celui-ci ne réalise pas les infrastructures et les investissements attendus dans la région7 ; les entreprises du phosphate, étatiques comme privées, ne versent aucune taxe à la ville ; les riverains des installations doivent aller soigner leurs cancers à deux ou trois heures de route, à Sfax ou au Sahel, plus favorisés, faute d’hôpital capable de les prendre en charge. C’est pourquoi les mobilisations anti-pollution de la région de Gabès revisitent le passé à l’aune d’un sentiment d’injustice.
L’évocation des nuisances de l’industrie chimique donne lieu à des récits largement partagés de paradis perdu
L’évocation des nuisances de l’industrie chimique donne lieu à des récits largement partagés de paradis perdu, de potentialités gâchées : rares sont les lieux qui, comme Gabès, réunissent mer, oasis, désert et montagne à l’horizon8 ! Mais comment le tourisme pourrait-il se développer dans une ville si polluée ? Quelques associations ont instruit une demande auprès de l’Instance vérité et dignité (IVD), Instance tunisienne indépendante, créée en 2014 et chargée d’enquêter sur les crimes de la dictature ainsi que d’organiser les réparations, pour faire reconnaître Gabès comme « région victime ». La décision prise dans les années 1960 d’implanter des usines chimiques à Gabès 9 est relue a posteriori comme une punition que Habib Bourguiba aurait voulu infliger à la ville, qui comptait de nombreux partisans de son rival indépendantiste Salah Ben Youssef .
Malgré leur fragmentation, ces mobilisations, qui mettent en cause les nuisances environnementales de l’industrie des phosphates mais aussi le chômage lié à des choix politiques qui ont assujetti l’économie régionale à l’industrie du phosphate, donnent lieu à des pratiques délibératives, des expériences d’action collective et des appropriations de thématiques longtemps restées l’apanage des élites politiques et des experts.
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Les usages des phosphates et de leurs dérivés sont multiples : engrais agricoles, additifs alimentaires, détergents de lessives, etc. ↩
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Discours de Kais Daly, l’ex PDG de la Compagnie de phosphates de Gafsa, lors d’une conférence du cercle Kheireddine le 12 mai 2018 au siège de l’UTICA à Tunis ↩
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Ce qui peut s’expliquer par « le caractère fortement capitalistique et fortement automatisé des unités » (Hayder, A., L'industrialisation à Gabès et ses conséquences. Étude de géographie urbaine et économique. Tunis: Publications de l'Université de Tunis, 1986, 332p.), la limitation des embauches dans le secteur public imposée par le Plan d’ajustement structurel négocié avec le Fonds monétaire international dans les années 1980. Avec 25% de chômeurs en 2018, contre 15% au niveau national, le gouvernorat de Gabès est le deuxième plus touché par le chômage après celui de Gafsa (Données de l’INS). ↩
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Dechézelles, S., Olive, M. (dir.), Politisation du proche - Les lieux familiers comme espaces de mobilisation, Presses universitaires de Rennes, 2019. ↩
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Le 5 juin correspond à la date choisie par l’Organisation des nations unies pour célébrer la Journée mondiale de l’environnement. ↩
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Citons par exemple le Programme de gouvernance environnementale financé par l’Union européenne et coordonné par Expertise France. ↩
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En 2014, campagne pour hôpital universitaire, très suivie. ↩
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Matmata et ses habitations troglodytes, à une soixantaine de kilomètres. ↩
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Cette décision a été prise dans le cadre d’une politique nationale visant à s’affranchir de la tutelle de l’ex-colonisateur sur l’économie du pays. Il s’agissait aussi de réduire les écarts de développement régional en créant un pôle de développement censé avoir un effet d’entraînement sur l’ensemble du Sud tunisien, mais lors de la construction des usines au début des années 1970, un tournant libéral a redessiné les priorités du projet qui doit d’abord obéir à une logique exportatrice, ce qui limite l’effet inducteur sur l’économie régionale. ↩