Sur-Mesure : Alix Desforges, le premier numéro de la Revue Sur-Mesure porte sur le thème « Ville, usages et numérique ». Vous vous intéressez vous-même aux outils numériques, plus particulièrement au cyberespace, via une approche géopolitique. Quel parcours vous a mené à ce sujet ?
Alix desforges : Je suis issue d’une formation initiale en géographie et doctorante à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’Université Paris 8. Je suis arrivée à l’IFG avec l’idée de travailler sur les enjeux géopolitiques posés par les nouvelles technologies. J’ai commencé par étudier les enjeux géopolitiques de Galiléo, le GPS, avant de m’intéresser au cyberespace.
Je suis par ailleurs chercheuse pour la Chaire Castex de Cyberstratégie où je mène différentes activités : organisation de conférences, rédaction d’articles et d’études. J’épaule également Frédérick Douzet, titulaire de la chaire et directrice de ma thèse.
La chaire Castex mène une recherche scientifique pluridisciplinaire et innovante visant à définir les enjeux géopolitiques, stratégiques et juridiques du cyberespace. Elle est gérée par le fonds de dotation de l’Institut de Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), qui vise à soutenir, grâce au mécénat, les activités de la Chaire. Deux axes thématiques guident notre travail actuellement : premièrement, l’analyse géopolitique du cyberespace, via son système d’acteurs et les représentations qui en émanent, et deuxièmement, les enjeux d’application de la souveraineté et des juridictions des États dans le cyberespace. Au croisement de ces deux axes de recherche, nous travaillons à l’élaboration d’une cartographie cherchant à représenter l’ensemble de ces enjeux.
La chaire Castex développe une approche globale et stratégique des sujets permettant de mettre en lumière l’intrication de ces différents enjeux.
Sur-Mesure : Votre thèse porte sur l’analyse géopolitique du cyberespace. En préambule, pouvez-vous nous éclairer sur cette notion de cyberespace ?
Alix Desforges : Il n’existe pas aujourd’hui de définition consensuelle du « cyberespace », y compris dans le monde de la recherche. Il y a presque autant de définitions qu’il y a d’acteurs. Il est néanmoins important de retenir que le concept a évolué dans le temps.
Une approche historique permet de nous éclairer sur les différentes utilisations du terme. Un premier emploi de la notion de « cyberespace » est apparu au début des années 90, avec l’émergence du web. Le terme est né du domaine de la science-fiction et s’est diffusé au sein d’un milieu plutôt universitaire, avec une forte tendance libertaire issu de l’esprit des campus californien des années 1970. Puis, la notion est arrivée dans le champ politique dans le cadre de la campagne présidentielle américaine de 1992. Al Gore, d’abord candidat, puis Vice-président des États-Unis promeut son projet des autoroutes de l’information. Toutefois, le terme tombe en désuétude à la fin des années 1990 au profit du terme « Internet ». C’est au milieu des années 2000, plus précisément à partir de 2005, que le terme de « cyberespace » réapparaît dans le discours des États, dans un contexte de multiplication des attaques informatiques. Craignant pour leur sécurité nationale, les États et leurs dirigeants mobilisent le concept de « cyberespace » pour justifier leur action dans cet « espace » qui échapperait à leur souveraineté. Ils développent ainsi une vision sécuritaire et militaire du cyberespace.
L’approche géopolitique telle que développée à l’Institut Français de Géopolitique permet de d’analyser le cyberespace, non pas comme un territoire, mais comme la représentation d’un territoire. Le travail de recherche que je mène ne porte pas tant sur la clarification de cette notion mais bien sur ce qu’elle recoupe comme représentations et ce qu’elle induisent en matière de stratégie pour les États.
Sur-Mesure : En quoi le cyberespace diverge-t-il – est différent - d’ « Internet » ?
Alix Desforges : L’internet est la contraction de « interconnected network » traduit par « réseaux interconnectés », quelle que soit leur taille. Aujourd’hui, ce qu’on appelle « Internet » est tout simplement le plus grand réseau des réseaux interconnectés au monde. Le cyberespace est généralement considéré comme englobant l’Internet. Frédérick Douzet, ma directrice de thèse et titulaire de la chaire Castex en donne cette définition : « le cyberespace c’est à la fois l’internet et l’espace intangible qu’il génère ». C’est un espace d’information, de communication, d’échanges et d’interaction entre les utilisateurs.
Sur-Mesure : La réapparition de la notion de « cyberespace » est inhérent, comme vous l’expliquiez, à une prise de conscience des États du rôle à jouer et de leur pouvoir d’action sur ce nouvel « espace intangible ». Pouvez-vous nous en dire davantage sur la tendance à la « spatialisation » de ce milieu, s’il en est une ?
Alix Desforges : Le cyberespace introduit effectivement une représentation spatiale voire territoriale. C’est notamment sur cette représentation que s’appuient les États pour justifier leur intervention dans ce domaine selon un axe sécuritaire et militaire.
Il s’agit pour eux de s’approprier, au nom de la sécurité nationale, cet « espace » qui semble échapper à leur souveraineté du fait de sa nature transfrontière. A titre d’exemple, plusieurs armées considèrent aujourd’hui le cyberespace comme le cinquième domaine de l’action militaire après la terre, la mer, l’air et l’espace. Le cyberespace devient alors un « espace à défendre », un territoire dans lequel il faut positionner ses forces et dans lequel il faut « planter son drapeau ». On observe aussi cette spatialisation dans le vocabulaire employé. Il s’agit d’un champ lexical géographique et plus particulièrement maritime : on navigue sur la toile, on emprunte des canaux, des ports, etc.
Cette représentation du cyberespace comme territoire n’est pas propre aux États. Elle existait déjà au début des années 1990 mais dans une vision libertaire. C’était la représentation d’un cyberespace pouvant exister en dehors de l’action des États comme le réclame la Déclaration d’Indépendance du cyberespace rédigée en 1996 par John Perry Barlow, l’un des fondateurs de l’Electronic Frontier Foundation, un puissant lobby militant pour la défense des libertés en ligne aux États-Unis.
Sur-Mesure : Dans une vos publications, vous explicitez : « Il est préférable d’être clair et précis dans les termes que l’on emploie pour désigner les dynamiques multiples et parfois contradictoires de fragmentation/ouverture qui s’opèrent à différents niveaux sur la couche physique, logique et sémantique du cyberespace », partie synthèse de l’étude.
Pouvez-vous préciser et expliciter l’utilisation des concepts : « fragmentation / ouverture » et nous faire comprendre ce que représentent « les différents niveaux sur la couche physique, logique et sémantique » du cyberespace ?
Alix Desforges : Cette citation est issue d’une étude collective sur la « Balkanisation du web ». Il s’agissait en fait, en introduction, de mettre en garde sur les représentations de cette « balkanisation du web » , concept souvent utilisé pour décrire une menace à l’existence de l’Internet. La référence historique, « la balkanisation », est particulièrement forte et évoque avec une connotation négative un processus de fragmentation politique. La balkanisation fait référence, selon qui l’emploie, à des processus totalement différents qui peuvent toucher aussi bien l’architecture des réseaux que la gouvernance de l’Internet ou encore le contrôle politique du web par différents acteurs.
Afin de lever les ambiguïtés que recouvre le terme, nous expliquions alors qu’il valait mieux parler de dynamiques d’ouvertures et de fragmentations. On observe ces deux dynamiques contradictoires dans le cyberespace à différents niveaux.
Sur-Mesure : Quels sont ces niveaux ?
Alix Desforges : Les chercheurs ont tendance à découper le cyberespace en plusieurs couches. Dans un souci de simplification, nous en retiendrons trois : la couche physique, c’est-à-dire les infrastructures qui constituent le réseau, comme les câbles sous-marins, les serveurs, les routeurs, etc. Ensuite, la couche logique qui permet à l’information d’aller d’un point A à un point B. Il s’agit notamment des logiciels, des protocoles ou encore des applications. Enfin, la couche informationnelle, il s’agit du contenu que l’on peut trouver sur le web. Cette conceptualisation permet de simplifier les représentations et d’aider à la compréhension. Il ne faut pas se restreindre à cette aide conceptuelle, ce n’est pas un modèle de référence systématique puisqu’il n’est pas figé chez tous les chercheurs.
Les dynamiques de fragmentations et d’ouvertures varient selon les couches.
Au niveau physique, c’est par exemple certains gouvernements cherchant à verrouiller l’accès à l’internet à l’échelle nationale en concevant le développement de leur réseau comme un intranet dont ils contrôlent l’ensemble des points d’entrée et de sortie.
Au niveau de la couche logicielle, c’est par exemple la non disponibilité de telle application sur un système d’exploitation (la fameuse concurrence entre Apple et Android), il s’agit essentiellement d’une démarche commerciale. La fragmentation au niveau de la couche informationnelle, enfin, c’est par exemple la censure faite par certains États. Ainsi en fonction du pays dans lequel on se trouve, l’accès aux informations est différent. L’information ne circule pas librement partout dans le monde. Il existe des frontières plus ou moins perméables en fonction du type d’informations d’un pays à l’autre.
Sur-Mesure : Afin de poursuivre sur ce phénomène de territorialisation du cyberespace, peut-on confronter cette représentation spatialisée du cyberespace avec la carte « mondiale » ?
Alix Desforges : Ce qui se passe dans le cyberespace est le reflet de ce qui se passe dans le monde. On y observe les mêmes rapports de forces et de conflits. C’est pourquoi nous développons à la chaire Castex une méthodologie de cartographie du cyberespace. Mais cartographier le cyberespace représente un défi méthodologique et conceptuel.
Quand il s’agit de la couche physique, les représentations sont assez simples puisque les infrastructures sont bien réelles. On peut par exemple aisément situer les grands câbles et cette cartographie d’ailleurs, existe. Les couches supérieures, en revanche, peuvent difficilement être représentées par une cartographie classique. Par exemple, les cartographies de l’information sur le web sont souvent des cartes en nuages de points. Elles donnent des informations très intéressantes mais n’ont pas de dimension spatiale. Nous essayons néanmoins de faire le lien entre la dimension physique du cyberespace et sa dimension informationnelle. Cela nécessite de mener des recherches transdisciplinaires avec des ingénieurs réseaux, des chercheurs en informatique, des spécialistes du traitement des données etc.
Alors comment représenter la géographie du cyberespace ? Dans le cadre du numéro spécial de la revue Hérodote consacré au cyberespace (n°152-153, La Découverte), Jérémy Robine, maître de conférence en géographie, et Kavé Salamatian, professeur d’informatique se sont intéressés aux Autonomous System français (AS). Les Autonomous System sont les unités de base d’Internet. Elles sont autonomes dans leurs politiques de routage, mais administrativement rattachées à un État. Quel est le voisinage immédiat des AS français ? Cette carte montre que, bien évidemment, les voisins géographiques ont une position privilégiée. Mais le « voisin » le plus important de la France en termes de nombre d’AS reste pourtant les États-Unis qui fournissent plus de 30 % du voisinage de la France alors que les voisins géographiques que sont le Royaume-Uni, la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et l’Espagne ne fournissent que 40 % du voisinage. La connaissance de ses voisins directs est une première étape dans la compréhension de l’impact du monde extérieur sur soi-même.
Sur-Mesure : Pouvons-nous finalement affirmer que nous assistons à la mise en place de nouvelles règles du jeu, à de nouveaux rapports de force et stratégies entre acteurs notamment les Etats ? Quelles conséquences sur la notion de « frontière » ? Est-ce qu’il modifie les rapports classiques, ou est ce qu’il les confirme, les renforce, les fragilise ?
Alix Desforges : Les rapports de force et conflits se prolongent dans le cyberespace et de nouveaux conflits émergent pour son contrôle et sa régulation. Aujourd’hui il y a clairement un certain nombre d’États, généralement les plus avancés au niveau technologies et infrastructures, qui développent des stratégies de défense et des capacités offensives dans le cyberespace pour pouvoir attaquer d’autres États, ou d’autres entités. On ne parle pas ici des activités des services secrets mais de missions militaires, encadrées par le droit de la guerre. Parmi les grandes puissances, on retrouve les États-Unis, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Iran, la Russie, le Japon et la Chine.
Prenons le cas particulier de la Russie. Ce pays a développé une acception très large de la sphère informationnelle, de par son héritage historique notamment. Dans une logique d’influence et d’hégémonie, la Russie a développé à la fois des outils de démonstration de puissance, mais aussi des capacités défensives et offensives. Deux exemples concrets illustrent bien la stratégie russe : les attaques informatiques subies par l’Estonie en 2007 et les attaques subies par la Géorgie en 2008. Après la chute de l’Union Soviétique, l’Estonie fait partie des pays précurseurs en matière de développement numérique et a misé très tôt sur le développement d’internet. Ce pays a consolidé un réseau internet moderne, avec notamment une offre de banques en ligne. En 2007, la ville de Tallinn, capitale de l’Estonie, avait décidé de déplacer la statue d’un militaire de l’armée rouge du centre-ville à un cimetière militaire en bordure de la ville. Ce fait divers a provoqué d’importantes manifestations au sein de la communauté russophone du pays. Rapidement, des attaques dites “en déni de service” ont été constatées sur les sites des banques en ligne estoniennes et ceux de l’administration les rendant inaccessibles. Ces attaques visent à saturer un serveur de demandes de connexion dans le but de le faire tomber. Face à l’ampleur de l’attaque, l’Estonie, récent membre à l’OTAN, a invoqué l’article 5 du Traité nord-atlantique en demandant de l’aide aux autres États de l’alliance. Un an plus tard, en Géorgie, au moment même où les chars russes pénétraient les territoires géorgiens, les sites de l’administrations étaient visés par le même type d’attaques dans le but de déstabiliser le pouvoir géorgien.
La Russie se positionne clairement à la fois auprès des pays de l’est mais aussi vis-à-vis de l’ordre mondiale dans une stratégie de reconquête d’une puissance perdue après la chute de l’URSS. Le cyberespace est un nouveau terrain de jeu géopolitique et reflète de manière significative la stratégie des États.
(À suivre...)