Cet article s’appuie sur l’expérience passée et en cours de Vergers Urbains, une association qui intervient sur les espaces publics ou collectifs, les délaissés ou autres interstices, avec pour ambition de développer des projets participatifs d’agriculture urbaine.
L’association, créée en 2012, est confrontée à une large diversité d’enjeux sur des lieux où la problématique des conflits d’usages de l’espace peut être exacerbée. Elle est constamment amenée à se questionner sur le sens de ses actions, sur les stratégies à mener pour « reprendre » la ville tout en veillant à l’impact social et environnemental positif de ses activités, en fédérant les acteurs rencontrés autour des enjeux de résilience locale.
L’histoire sociale de l’agriculture urbaine : un terreau fertile pour les alternatives
L’agriculture urbaine est très tôt apparue comme un levier important pour à la fois transformer la ville et développer des espaces communs, émancipateurs voire subversifs. La production alimentaire est souvent gage d’autonomie, premier pas vers une remise en cause du système social et économique actuel. Elle a permis d’enraciner de nombreuses luttes pour une réappropriation des communs. Elle accompagne l’émergence des Petits projets utiles non imposés contre les GPII (Grands Projets Inutiles Imposés) à petite échelle, dans diverses dents creuses des villes, comme à plus grande échelle avec Notre Dame des Landes, le projet Carma contre Europacity, la ZAD Patate à Montesson, les Lentillères à Dijon ou plus loin, TempelhofFeld à Berlin avec le projet d’Allmende-Kontor1.
Certaines formes d’agriculture urbaine sont les héritières directes de luttes paysannes plus anciennes, notamment dans la dynamique de réappropriation des terres victimes des enclosures. Elles s’inscrivent également dans l’histoire des mouvements sociaux, comme par exemple celui des diggers anglais2 ou du Potato Patch Plan à Détroit, à la fin du XIXème siècle, bien avant la faillite de la ville, qui consistait à mettre en culture les friches de la ville, sur une initiative du Maire de l’époque. Sous une autre forme, Athènes a connu un mouvement des pommes de terre pendant la récente crise grecque, grâce à la volonté des producteurs de court circuiter la distribution classique, garantissant ainsi des prix bas et un meilleur partage des revenus en pleine période d’austérité.
L’agriculture peut être considérée comme un des meilleurs moyens pour se réapproprier l’espace afin d’y développer des alternatives concrètes
De nombreuses initiatives d'agriculture urbaine se réclament des communs, de manière militante telle que la green guerilla ou plus institutionnelle, avec par exemple l’intégration de jardins partagés dans les espaces verts publics. La green guerrilla, lancée à New-York, a joué un rôle important en tant que contre-mouvement de récupération d’espaces délaissés soumis à la spéculation immobilière. Ces luttes se multiplient et s’ancrent au cœur des quartiers, comme à Paris dans le XVIIIème arrondissement – principal terrain d’action de Vergers Urbains, avec le Bois Dormoy, la Goutte Verte, Ecobox, Extra-Ordener – mais aussi plus loin avec le Prinzessinnengarten à Berlin ou le Campo de Cebada à Madrid parmi les lieux les plus connus.
Ces projets ne se contentent pas de promouvoir la création d’espaces de nature en ville, ils deviennent des laboratoires urbains (les laboratorios urbanos de Madrid), des espaces de préfiguration où s’expérimentent diverses utopies concrètes, des terrains d’apprentissage, de recherche appliquée qui invitent à la spontanéité, à ouvrir des brèches, des voies de contournement des normes habituelles.
Le jardin comme acte du droit à la ville
Ce processus de réappropriation de la ville par l’alimentation va au-delà du développement des jardins partagés ou familiaux et peut investir d’autres espaces plus ou moins ordinaires. Aujourd’hui, le jardin sors des enclos au sein desquels on a voulu le confiner, il franchit les grilles et les murs, il déborde pour investir la rue, les quartiers et l’ensemble de la ville. Il gomme les frontières entre espace public et espace privé, entre ornement et potager. Le jardinage urbain permet de créer des espaces alternatifs, de développer une troisième voie incarnée par les communs urbains3, située entre le système marchand et le système étatique, tous deux peu capables d’incarner une alternative soutenable. Il s’inscrit dans une autre logique, un autre mode d’intervention et d’implication. Une implication concrète, visible, partagée : c’est par le faire et par l’action que des individus se relient directement entre eux et avec leur environnement, là que les communs urbains peuvent émerger, au-delà des différences sociales et culturelles.
Cultiver la ville est donc un droit à la ville
L’agriculture urbaine, par l’acte de végétalisation, permet de retrouver un rapport à la rue et à l’espace public que l’urbanisme moderne a supprimé4, comme le défend Jane Jacobs5 notamment. Cultiver la ville est donc un droit à la ville6. C’est une manière pour les habitants de retrouver une forme de pouvoir, un tremplin pour conquérir ce droit à la ville. Selon Henri Lefebvre, l’appropriation a pour objectif d’offrir la possibilité aux populations d’occuper l’espace urbain à des fins de partage et de créativité7. Le processus de construction de la ville ne doit pas être réservé à une élite ou à des spécialistes jugés peu à même de connaître les problèmes du quotidien.
Espoirs et tragédies de la végétalisation urbaine : le chemin des communs
Le terme « reprendre », comme celui de réappropriation, peut paraître contradictoire avec l’esprit d’une « mise en commun ». Un autre terme aux connotations guerrières est de plus en plus employé, celui de « reconquête ». Une reconquête qui pose plusieurs questions et doit amener à bien définir le concept du droit à la ville afin d'éviter des dérives vers l’exclusion de certains groupes sociaux au profit d’autres. Les risques de récupération de ce droit – par la société néolibérale, par les aménageurs ou la collectivité – sont omniprésents, à travers de multiples privatisations ou (ré) appropriations exclusives, pouvant vite dévier vers une clubbisation ou une « gentrification verte » ségrégative.
Ce droit à la ville émerge dans un contexte d'austérité où la collectivité réserve de moins en moins de moyens à la gestion de ses espaces publics ou verts, ce qui fut par exemple le cas de New-York lorsque les community gardens se sont développés, par défaut et en réaction à un manque d’espaces verts proposés par la ville. La ville s’inscrit parfois dans une logique d'événementialisation, digne d’une société du spectacle centrée sur le marketing, annihilant l'essence même de la végétalisation ou perdant de vue les objectifs d’un urbanisme tactique et émancipateur. Cette logique traduit l’institutionnalisation des démarches, pour le meilleur – modification profonde des pratiques politiques, généralisation de nouvelles dynamiques de projets – comme pour le pire – la mise sur le marché du moindre espace délaissé, au plus offrant, au fil des appels à projet dits innovants.
Au-delà des actions militantes et engagées politiquement, la dynamique de végétalisation relève aussi, dans bien des cas, d’une simple volonté d’amélioration de son cadre vie ou de sa vie de quartier. Le permis de végétaliser, développé notamment par la ville de Paris depuis 20158, a eu le mérite de permettre aux habitants peu enclins à rentrer dans le rang de la guérilla jardinière, de mettre un premier pied dans la réappropriation urbaine en végétalisant leurs rues en toute légalité, dans la logique des incroyables comestibles9. Il s’agit parfois d’un premier pas vers un engagement plus large, en s’impliquant, pourquoi pas, dans la mise en place d’un collectif et dans la vie locale.
Loin d’être un franc succès, la végétalisation citoyenne urbaine a ses loupés, ses petites « tragédies des communs »10 : ici ou là, des végétaux soumis aux épanchements d’urine, humaine ou canine, des dégradations volontaires ou non, des vols de plantes, l’accaparement des récoltes, le manque d’entretien lors des épisodes caniculaire, etc. Ces tragédies relèvent d’une évidence bien observée par Elinor Ostrom sur la question des communs en général : pour qu’un espace ou une ressource soit maintenue, la gestion doit être collective et ses modalités de gouvernance bien définies. Or, le permis de végétaliser parisien n’impose pas la création d’un collectif, d’une gouvernance. Ce qui pose problème, c’est le fait de déléguer de larges pans de l’espace public à des personnes isolées, livrées à elles-mêmes. En effet, les cas d’appuis technique et économique à la mise en œuvre du permis de végétaliser sont encore rares (citons les cas de « Végétalisons le XIVème » ou « Végétalisons notre XVIIIème ») ; ils doivent pouvoir être accompagnés d’une aide à la gestion de l’espace et au suivi, ne serait-ce que sur l’accès à l’eau ou la gestion de la propreté.
Les communs urbains : démontrer par le faire
Cette dynamique autour du développement de l’agriculture urbaine et des communs urbains peut s’appuyer sur la mise en place de lieux ressources, supports de mutualisation, d’échanges, d’expérimentation, de co-production, de formation, prenant la forme de tiers-lieux, c’est-à-dire des espaces englobant à la fois des espaces de production et des espaces d’activités partagés (cuisine participative, coworking, ateliers, etc.). Ces lieux peuvent prendre place dans les rez-de-chaussée de la ville, dans des friches ou dans l’espace public. C’est tout l’objet du projet des Fermiers Généreux.
Ce projet prend place au cœur de la future promenade urbaine qui sera réalisée dans le XVIIIème arrondissement parisien, entre Barbès et Stalingrad, sous les voies aériennes de la ligne 2 du métro et au-dessus du faisceau des voies ferrées de la Gare de l’Est. L’installation de ce projet fait suite à une série de concertations laborieuses, voire avortées, et à l’implication de plusieurs associations de riverains, forces de propositions, de revendications ou simplement lanceurs d’alertes auprès des pouvoirs publics. La concertation de ce projet a été menée directement par la ville et un temps déléguée à un « groupement pluridisciplinaire » pour une mission « de co-conception et co-construction », dont Vergers Urbains a fait partie, mais qui a été peu suivie et peu soutenue par les associations de riverains, désabusées ou défiantes. L’idée de faire de ce site un espace d’agriculture urbaine est le fruit de cette concertation. Il a, dans cette optique, fait l’objet d’un appel à projet Parisculteurs11, au terme duquel l’équipe portée par Vergers Urbains a été désignée lauréate.
Ce site sensible, très exposé, localisé sur le boulevard de La Chapelle, sera l’occasion d’explorer de nouveaux modèles de gestion des communs, de nouveaux modes d'implication des habitants
Cet entre-deux est resté clôturé pendant plusieurs années, suite à l’installation de campements de migrants : tout l’enjeu pour l’association et ses partenaires sera de faire de ce lieu un espace incluant et de définir le rôle que peut jouer un tel projet face aux tensions persistantes qui se concentrent sur cet espace public (situation problématique à la fois pour des autorités dépassées et des riverains excédés, accusant ces derniers d'abandonner l'espace à une population dite marginalisée).
L’association est très attendue sur cet espace qui la mettra en première ligne. Sur une ligne de contact où s’exercent les conflictualités et les tensions d’usages, où se percutent les problématiques sociales, environnementales, politiques et sécuritaires. Nos questionnements sont nombreux : à qui et pour qui « reprenons-nous » cette partie de la ville ? Au dépend de qui ? Quel projet pourrait être suffisamment fédérateur et légitime sur cet espace ? Quelles seront ses règles ? Quelle place prendra l’association, nouvelle garante de cet espace commun ? La solution ne viendra pas des pouvoirs publics seuls : de nouveaux modes de (co)gestion sont à inventer. Il ne sera pas possible de proposer ici un modèle unique mais une expérience adaptative et tactique qui reposera en grande partie sur l’engagement collectif des habitants. Les acteurs de ce projet n’auront pas la prétention de mettre tout le monde d’accord ou de gérer tous les problèmes du quartier, tout en ayant l’obligation d’être autonome financièrement, sans possibilité de subvention de la Ville.
Une nouvelle mise à l’épreuve des communs urbains… à suivre !
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ONG Allemande , dont le nom peut être traduit en français par « Comptoir des communs ». ↩
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« Les Bêcheux », mouvement anglais de la moitié du XVIIème siècle. Plus ancien collectif des squatteurs connu à ce jour (Wikipedia), Ils se sont créés en réaction au développement des enclosures, pour continuer à cultiver les terres communales. Un groupe éponyme bien inspiré s’est créé à San Francisco dans les sixties, à l’initiative notamment du mouvement « Food Not Bomb ». ↩
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http://www.revuesurmesure.fr/issues/natures-urbaines-et-citoyennetes/la-ville-comestible ↩
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réduit à un lieu de circulation, avec interdiction de rassemblement, de s’assoir, de réunion,, de discuter et encore moins de manifester, d’afficher, seul lieu ou la pratique politique peut être quotidienne. ↩
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Urbaniste Activiste canadienne, défenseuse d’une mixité qui ne se décrète pas mais se cultive, par la diversité, les interactions, les marges, la multifonctionnalité, la proximité. auteure de Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille, Editions Parenthèses, 2012. ↩
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Lire https://www.agroecologynow.com/wp-content/uploads/2016/06/Purcell-Tyman-2014-Cultivating-food-as-a-right-to-the-city.pdf ↩
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Le Droit à la ville, 1968. Paris, Anthropos (2e ed.) Paris, Ed. du Seuil ↩
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https://www.paris.fr/pages/un-permis-pour-vegetaliser-paris-2689 ↩
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Théorisée par l’économiste Garret Hardin, la Tragédie des Communs constitue une situation où une ressource laissée en libre accès est surexploitée par ses utilisateurs au point de finir par disparaître ↩
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Appel à projet régulier lancé par la ville de Paris pour la mise à disposition d’espaces, à des porteurs de projets d’agriculture urbaine. ↩