Nous profitons d’un après-midi ensoleillé pour nous rendre aux portes de Paris, sur les hauteurs de Montreuil, dans un dédale de parcelles murées, reliquat des murs à pêche qui recouvraient l’essentiel de la commune jusqu’à la fin du XIXème siècle. Ces vestiges d’architecture maraîchère, symbole de la ville, font l’objet de mobilisations pour les maintenir, les réactiver, en faire un lieu d’appropriation pour les habitants de Montreuil.
Une ville qui avait la pêche !
L’histoire de la ville de Montreuil est très liée à la culture de la pêche, avec un mode de culture unique qui permit de produire en région parisienne des fruits naturellement cultivés dans les climats plus ensoleillés et chauds du sud de la France. La technique est simple, elle consiste à faire pousser les pêchers le long de murs constitués de gypse et de silex. La journée, ces murs emmagasinent la chaleur qui est délivrée la nuit à l’arbre. Entre les murs étaient également cultivés d’autres arbres fruitiers ou des fleurs de coupe, des plantes médicinales ou des légumes.
Les villes de Montreuil et de Bagnolet étaient ainsi recouvertes de longues parcelles entourées de murs blancs de près de trois mètres de haut et orientés de préférence nord-sud. Ces murs ont été créés à partir du XVIIe siècle et cette méthode de culture a connu son apogée au XIXe siècle : la renommée des pêches de Montreuil dépassait alors les frontières, le tsar de Russie Nicolas II était notamment un grand amateur des pêches marquées à son effigie (grâce à de la bave d’escargot).
L’émergence du chemin de fer marque le déclin des murs à pêches : les fruits du sud de la France, moins coûteux à produire, s’imposent sur le marché parisien. C’est une époque durant laquelle des territoires se spécialisent dans une production fruitière ou légumière. Les ceintures maraîchères des grandes agglomérations, destinées au marché local, périclitent et sont grignotées par l’urbanisation. Ainsi, à Montreuil les 600 kilomètres de murs qui couraient en 1870 et couvraient alors plus de 75% de la commune, vont inexorablement être abattus, coup par coup ; seuls 37 hectares subsistent aujourd’hui.
Des habitants à ne pas prendre pour des poires
La mairie préempte quantité de terrains dans les années 1970 en préparation de grands projets urbains de logements pour répondre à la forte demande en région parisienne. Face au grignotage, une association d’habitants du secteur est créée, l’ADHM (l’association de défense des habitants de Montreuil), et se mobilise contre la création d’une zone d’activité économique : elle parviendra alors à faire annuler cette ZAC de 17 hectares. Un regain d’intérêt pour les murs en se manifeste en 1994, alors que le secteur est classé à 80% comme zone urbanisable : un groupe de défense se constitue afin de protéger ce poumon vert, il s’agit de la création de l’association « Murs à pêches ».
En 2003, une partie du secteur, 8,5 hectares, est protégée par le classement « sites et paysages » du Ministère de l’environnement. La production horticole qui a créé le paysage de Montreuil ne trouve aucun équivalent en France : dans une perspective patrimoniale, cette raison seule suffit à prendre des mesures pour maintenir et restaurer ce paysage. On ne peut cependant imaginer une gestion durable du site dans le temps sans le maintien d’usages appropriés. La commune lance ainsi la même année, avec l’association Murs à pêches, un appel à projets d’occupation des parcelles, destiné au monde associatif. Une quinzaine d’association vont ainsi être retenues, proposant des activités très diverses : entraide sociale, jardins collectifs ou de particuliers, mobilier poétique, théâtre en plein air, spectacles…
Alors qu’en 2011 un nouvel appel à projet d’occupation des espaces est lancé, le Plan Local d’Urbanisme (PLU) de la commune prévoit en parallèle que la zone soit classée « naturelle constructible », un vrai contresens ! L’association Murs à pêches dépose un recours et parvient à faire annuler le PLU en 2012.
Malgré tout, en 2015, le nouveau PLU prévoit toujours que cette zone soit constructible, ne protégeant qu’une partie, celle bénéficiant du classement « site et paysage », le quart seulement de la surface actuelle. Encore aujourd’hui, 1 hectare va être démoli au profit d’un futur garage à tramway. Plusieurs associations luttent toujours aujourd’hui pour la sauvegarde et l’animation des 35 hectare restants.
Des associations mûres pour gérer collectivement une pluralité d’usages
Pour le célèbre paysagiste Gilles Clément, lors d’un de ses passages aux murs à pêches en 2009, « la mise en péril des murs, donc du paysage identitaire le plus remarquable de Montreuil, coïncide avec l’abandon des pratiques qui justifiaient leur existence. La question qui se pose concernant la pérennité du paysage des murs à revient à poser la question de la pérennité des usages. »
Comme on le constatait en 2015, le conflit avec la mairie est toujours présent. Lors des dernières élections municipales de 2014, il avait été proposé que des agents municipaux soient mis à disposition sur site, afin d’ouvrir davantage le lieu et le sécuriser, et que les différentes activités puissent être pérénisées. Mais avec l’arrivée du réseau de transport du Grand Paris, les associations craignent que la ville ne soit dépossédée de son pouvoir sur cet espace (qu’elle ne gère que très partiellement). Pour l’association « Lézards dans les murs » que nous avons rencontrée, sauver cet espace unique passe par l’occupation et l’utilisation de l’ensemble des parcelles restantes. Pour cela, les différentes associations qui gravitent autour des murs se sont réunies dans une fédération créée en 2011 prenant les décisions affectant l’ensemble du site.
L’occupation des parcelles ne se fait pas sans tension entre les différents usagers. D’un côté, certains jardiniers souhaitent cultiver ces petits lopins de terre afin qu’ils restent un lieu de culture d’une grande diversité : simples potagers, conservatoire d’espèces, jardins en permaculture, expérimentaux et même un jardin médiéval. D’un autre côté, différents groupes sont dans une démarche d’animation du lieu et d’ouverture sur l’extérieur en proposant des supports de land art, de théâtre, de cinéma, de concerts, etc. qui apparaissent cependant comme des sources potentielles de nuisance pour les jardiniers. La réunion des associations au sein de la fédération des Murs à pêches permet de gérer sereinement les tensions et de trouver des solutions aux conflits d’usage, sans avoir à recourir à des votes.
Rester mobilisés pour ne pas pourrir
Malgré une mobilisation de différentes associations, nous n’avons pas senti dans le discours de nos interlocuteurs qu’il y avait une mobilisation d’ampleur autour de ce site. Les montreuillois sont attachés à ce lieu mais aucune action collective massive des habitants n’a encore existé. Cette situation serait dûe à différents facteurs.
Le premier est un accès trop discret aux lieux : il n’est pas évident de savoir par où entrer, et ce grand îlot de verdure reste caché par des maisons ou des palissades en bois.
Le second, qui reste à relativiser, est le constat d’un certain entre-soi. Les interlocuteurs que nous avons pu rencontrer, souhaitent pourtant accueillir un public plus large, en particulier davantage d’habitants des quartiers voisins, et œuvrent en ce sens. Lors de notre passage, nous avons constaté une hétérogénéité des publics, un certain brassage des populations, etc.
Le troisième, enfin, la fatigue de la première génération ayant réoccupé ces jardins bien qu’un renouvellement s’opère aujourd’hui. Cet épuisement est aussi dû au fait que les jardins ne sont utilisés qu’à partir des beaux jours. Aux mois de mars-avril, il est donc à chaque fois nécessaire de remettre en état de nombreux murs pour sécuriser l’accueil du public et de remobiliser les réseaux de chacun, ce qui demande beaucoup d’énergie.
Si « les murs murant Paris rendent Paris murmurant » comme disait Victor Hugo, ceux de Montreuil sont au contraire criants de vie. Les murs à pêches sont un poumon vert, culturel et d’expression à deux pas de Paris, aujourd’hui menacé d’asphyxie. Lieu de villégiature assez confidentiel, il est pourtant ouvert à tous et géré tant bien que mal par des associations qui sont parvenues à se fédérer pour ne pas le laisser aux mains des ronces et des promoteurs, considérant cet espace et ce qui s’y passe comme des biens communs à tous les Montreuillois.
Le modèle d’organisation de ces associations, peu liées à la mairie, leur permet une plus forte réactivité et une plus grande liberté de création et d’expression. Alternatif et hors institution, le lieu y perd cependant en protection réglementaire et reste fortement soumis aux vents électoraux. Un effort sur la visibilité et la communication auprès du voisinage permettrait certainement aux habitants du quartier de passer plus facilement le mur et d’être un soutien supplémentaire au maintien du site.
Une solution innovante pourrait être inventée afin de pérenniser un nouvel espace possible : si la vocation horticole des murs à pêches est vouée à s’éteindre, intégrée dans une économie mondialisée, elle demeure envisageable dans un contexte de réémergence de circuits courts. La dimension du site, le nombre de parcelles à remettre en état et la qualité reconnue des fruits sont des atouts pour un retour de la pêche ou d’autres produits maraîchers à Montreuil.
Un modèle est à trouver pour une activité économique, associative, intégrée au quartier et à la ville qui serait vecteur d’appropriation de l’espace, d’insertion et de développement local, et de transmission de savoir-faire séculaires. Une activité enrichie par la vitalité culturelle dont les murs à pêches font preuve aujourd’hui.