La sortie du live Murs solidaires, Mécaniques des lieux d'utilité sociale1, fruit des aventures et réflexions des fondateurs de la Scop de conseil Le Sens de la Ville, Flore Trautmann et Vincent Josso, est une plongée dans le fourmillement d’initiatives, montages, acteurs… qui parviennent aujourd’hui à héberger des lieux qui cherchent plus à donner à la ville qu’à lui soutirer. A l’occasion de la KISS – kermesse de l’immobilier social et solidaire – le 7 novembre, où l’ouvrage sera présenté, nous posons quelques questions qui nous aussi, nous brûlent les lèvres. Mise en bouche !
Flore, Vincent, pouvez-vous revenir rapidement sur la genèse de ce livre ? Quel en a été l’élément déclencheur ?
Ce livre est le résultat d'une initiative personnelle, menée à un moment où notre coopérative d'urbanistes, Le Sens de la Ville, spécialisée dans les stratégies et la programmation urbaine, lançait une nouvelle coopérative, Base Commune, une foncière solidaire dédiée aux rez-de-chaussée. Il s'inscrit dans un contexte plus large, marqué par la multiplication de lieux aux situations et origines diverses qui reflètent toutes, sous différentes formes, cette réalité de lieux d'utilité sociale, accueillant des activités à la fois indispensables et économiquement fragiles. Ce qui devait être au départ un article, a évolué grâce au soutien du PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture), de la DGALN (direction générale de l'aménagement, du logement et de la nature du ministère de la Cohésion des Territoires) et de l'institut Caisse des Dépôts et Consignations pour la Recherche, pour devenir un livre permettant d'explorer et d'illustrer en profondeur ce mouvement de fond qui nous passionne et anime nos travaux depuis de nombreuses années.
Quelle serait alors, malgré cette diversité et ce foisonnement, la définition des lieux d’utilité sociale ?
Nous avons rencontré de nombreux acteurs et étudié différents sites, ce travail est avant tout le fruit de notre cheminement dans l’appréhension et la compréhension de ce que ces lieux d’utilité sociale ont en commun. C’est en effet un fil rouge du travail du Sens de la Ville : accompagner l’émergence de lieux qui ne sont pas nécessairement des équipements publics mais qui ont cette vocation intrinsèque d’utilité sociale, une vocation fondamentale pour répondre à de nombreux défis auxquels sont confrontés les villes et territoires.
Les lieux d’utilité sociale sont des lieux qui dégagent des externalités sociales et environnementales, tout en présentant une fragilité économique
Les lieux d’utilité sociale s’inscrivent dans un long héritage que nous présentons au début du livre. Il y a bien sûr une filiation avec l’économie sociale et solidaire mais nous entendons l’utilité sociale dans un sens plus large, recouvrant d’autres champs dont, bien évidemment, celui des enjeux écologiques. Il s’agit aussi de recouvrir par ces termes la diversité des formes que peuvent prendre ces lieux – lieux d’activités productives, lieux du réemploi, tiers-lieux, etc. – tout en renvoyant pourtant à la même question, une question immobilière.
En résumé, les lieux d’utilité sociale sont des lieux qui dégagent des externalités sociales et environnementales, tout en présentant une fragilité économique.
Dans quels contextes avez-vu pu découvrir des exemples intéressants ? Uniquement là où l’ingénierie publique est présente pour accompagner leur émergence ?
Ces lieux sont effectivement peut-être plus visibles et plus soutenus dans des contextes métropolitains, là où l’ingénierie publique est davantage mobilisée. Mais la question du dernier commerce du village, est aussi une question fondamentale d’utilité sociale ! C’est parfois le dernier lieu de vie et de sociabilité, qui ne remplit pas seulement une fonction économique ou commerciale.
C’est par exemple ce que nous avons découvert à Boffres…
Certains contextes demeurent néanmoins plus complexes, comme les périphéries urbaines plus diffuses par exemple. Dans ces territoires, souvent peu dotés en équipements publics, avec peu de lieux de partage et de sociabilité existant, nous sommes plus démunis et constatons malheureusement une forme de carence en lieux d’utilité sociale.
Une des composantes des lieux d’utilité sociale est une « lucrativité limitée ». Est-ce que cela signifie que ces lieux ne peuvent s’appuyer sur un modèle économique rentable et réplicable ?
Nous prenons cet enjeu d’une façon différente. Tout d’abord, pour nous, si un lieu d’utilité sociale parvient à être rentable, à concilier ses fonctions avec un modèle pérenne, le sujet immobilier n’est pas une problématique ; notre intervention, les outils ou montages que nous proposons ne sont alors pas nécessaires. D’un autre côté, la lucrativité limitée ne doit pas être seulement considérée comme un problème : c’est aussi une partie de la solution, une façon de ne pas générer d’effet d’aubaine qui viendrait dévoyer les missions initiales du lieu. C’est l’exemple des coopératives et autres modèles anti spéculatifs.
D’un point de vue immobilier, nous rappelons dans l’ouvrage une problématique majeure : le creusement entre les loyers d’usage et les loyers de marché :
« Même si les prix se stabilisent aujourd’hui, l’augmentation de la rente immobilière a été manifeste au cours des dernières décennies. Ce qui est vrai pour le logement (+ 176 % depuis 2000 selon l’indice des notaires du prix des logements) l’est aussi pour l’immobilier d’activité. Les loyers de locaux commerciaux ont par exemple connu une augmentation de 30 % sur les quinze dernières années, selon l’indice des loyers commerciaux. […] Louer « dans le marché » n’est ainsi souvent plus une solution accessible financièrement pour les acteurs de l’utilité sociale, dont les capacités financières « décrochent » par rapport aux marchés immobiliers. »
Nous assistons aujourd’hui à une prise de conscience de ce phénomène et à une réappropriation technique de la question de la propriété, avec de nombreux acteurs qui se posent cette question : comment revenir à une forme de rationalité entre ces deux valeurs ?
D’un autre côté, les fonctions des lieux d’utilité sociale que vous décrivez s’apparentent à celles d’équipements publics. Entre concurrence et complémentarité, comment s’articulent ces deux formes de lieux ?
Tout d’abord, notre propos n’est pas de remettre en cause la nécessité d’équipements publics qui ne seront jamais substituables par des tiers lieux : hôpitaux, écoles, administrations, etc. Même s’il est nécessaire de veiller à ce qu’on pourrait appeler des effets de concurrence, il ne faut pas oublier que l’action publique est depuis longtemps très régulièrement déléguée, sans que cela ne soit a priori un problème ni spécifique aux enjeux d’utilité sociale. Notre lecture est plutôt d’insister sur le fait qu’il n’y a pas de monopole de l’utilité sociale, ce n’est pas une mission exclusivement attribuée au public, c’est un constat historique que nous rappelons dans l’ouvrage.
Il y a d’autres acteurs, nombreux, avec d’autres formes statutaires, qu’il faut accompagner et soutenir. Notamment, et c’est ce champ là que nous avons investi, à travers la question des lieux et de leurs logiques immobilière, en évitant deux écueils : l’absence ou les lacunes de la maîtrise publique d’un côté, qui favorise les effets d’aubaine et les logiques spéculatives, la régulation trop forte d’un autre, qui bloque toute capacité d’initiative citoyenne et d’émancipation. C’est une question politique plus vaste ! Mais elle doit se doter aujourd’hui d’outils que nous présentons : le bail commercial d’utilité sociale, la dissociation entre foncier et bâti, les obligations réelles d’utilité sociale, etc.
Ce livre est une tentative de modélisation de l’intérieur d’une catégorie de lieux extrêmement disparate. Il propose un détricotage extrêmement utile de la structuration, du fonctionnement, de la gouvernance, des finalités, etc. de ces lieux. Qu’est-ce qui vous paraît nécessaire aujourd’hui pour aller plus loin et voir davantage de lieux d’utilité sociale émerger ?
Nous relayons en conclusion du livre quelques propositions collectives que nous portons avec d’autres acteurs et déjà formulées par ailleurs. Elles s’organisent autour de deux pistes fondamentales.
Celle tout d’abord de reconnaître l’existence de ces lieux, localement : chaque territoire pourrait ainsi définir ce qui est pour lui un lieu d’utilité sociale, les recenser, etc. Il s’agit par exemple de la capacité qui était donnée aux documents de planification des collectivités de recenser les CINASPIC (Constructions et installations nécessaires aux services publics ou d'intérêt collectif) qui a plutôt eu tendance à être diminuée et qu’il faudrait au contraire pouvoir renforcer.
Celle par ailleurs de pouvoir donner l’accès à davantage d’outils, inspirés du secteur du logement, qui pourraient encourager, réglementairement, la création de ce type de lieux – comme le fait la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbain) avec l’obligation de construction de logements sociaux – en mobilisant des financements dédiés.
Le livre apporte sa pierre à l’édifice pour porter et diffuser ces pistes.
Rendez-vous le 7 novembre à partir de 10h : Flore Trautmann et Vincent Josso présenteront leur livre à l’occasion de la KISS. Tableau ronde de 10h30 à 12h et stand toute la journée à Césure, 13 rue de Santeuil, 75005. Un événement collectif rassemblant acteurs privés, universitaires et collectivités, élargissant cette question de la solidarité à un large éventail de sujet, du logement au activités de l’ESS donc, en passant par l’agriculture.
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Murs solidaires, Mécaniques des lieux d'utilité sociale, Vincent Josso et Flore Trautmann, Éditions Apogée, 2024. ↩