Quels sont les rôles des lieux, mais aussi des objets, dans les processus de deuil et comment les collectivités s’emparent-elles de ce sujet ? C’est l’une des questions que nous investiguons au sein de Plan 9, organisme de recherche appliquée en sciences sociales. Cet article inaugure une série de retours sur enquêtes et interventions, qui, de l’organisation d’obsèques civiles au tabou du suicide en passant par la réappropriation du chez soi après un deuil, invitent à penser la place des lieux dans les relations que les sociétés et les individus entretiennent avec les morts.
Je ne veux pas être dans un trou
Il est un peu plus de 19 heures au café Loco, un café associatif créé par des habitantes et habitants du quartier de la Halvêque, à Nantes. Autour des tables, se trouvent des hommes et des femmes, jeunes et vieilles, des personnes venues seules et d’autres arrivées avec des amis ou leurs enfants, des habitués du café et certains qui y viennent pour la première fois, celles et ceux qui attendent que cela commence et celle qui est repartie en disant que finalement, elle ne se sentait pas “prête à en parler”.
“Parler de la mort ne fait pas mourir. Et pourtant cela fait peur”. C’est par ces mots que Plan 9 lance ce Café mortel, porté en partenariat avec l’ACCOORD, association d’éducation populaire, très investie dans les quartiers nantais. Bernard Crettaz, anthropologue suisse, créateur du café mortel, le clame : “Il n’y a rien de plus simple qu’un Café Mortel”. C'est un temps collectif et convivial qui invite ses participants à sortir la mort du silence. Et ce soir-là nous en faisons une nouvelle fois l’expérience. Sitôt énoncées les règles du jeu (parler au « je » et non au « on », ne pas porter de jugement sur les paroles des autres participants, être dans le registre de l’expérience et non dans l’expertise), une première voix s’élève, suivie par bien d’autres.
La mort ne laisse pas sans voix. Pourtant, l’organisation actuelle du champ funéraire donne l’impression de devoir renoncer à son agentivité. Prenons cette infirmière à la retraite, venue avec une amie, critiquant une fin qui lui paraît sans issue : “Je ne veux pas de cercueil, je ne veux pas être dans un trou, je ne veux pas non plus être incinérée. C'est absurde, la crémation, parce que tout brûle, même la croix... Je ne veux rien... je voudrais laisser de l'argent à mes enfants mais pas pour ça”. Ou cette autre participante : "Je préfère qu’on plante un arbre plutôt qu’on me mette dans une tombe". Le trou dans lequel il ne s’agit pas de finir dont parle cette participante semble moins évoquer le retour à la terre que le basculement dans un oubli de ce qui constitue notre être au monde, notre identité. Au fil de la soirée, participantes et participants se rejoignent sur l’idée qu’il est un peu absurde que notre première expérience de non-vivant ou que notre dernière action pour nos défuntes et défunts soit un renoncement à nos aspirations.
A l’invitation de Sur-Mesure, nous vous proposons d’arpenter avec nous les territoires de la mort et des morts dans une série de billets qui se fait l’écho des recherches que nous menons sur le funéraire et le deuil. Débuter ce récit par ce lieu, ce trou, ce caveau, c’est vous inviter à entrer dans une histoire de manques, de ratés, de maladresses et de malentendus. Car c’est bien de cela que l’on parle lorsqu’on s’intéresse aujourd’hui au funéraire et au deuil.
En voici deux exemples : le parapluie et le guéridon.
J’ai amené un parapluie
Au printemps 2023, 23 habitantes et habitants de la Métropole nantaise se sont vus confier, par leurs élus locaux, le mandat de participer à (re)penser le rôle et l’action des collectivités en matière d’obsèques civiles.
Pour faire connaissance, nous les avons invités à partager un souvenir important lié à une personne défunte ou à des funérailles. Un homme, âgé, est ainsi venu avec un parapluie pour évoquer l’adieu rendu à sa sœur sous la pluie, sans abri, dans un cimetière. Des années plus tard, ce souvenir est encore lourd à porter.
Pendant plusieurs semaines, participantes et participants ont travaillé d’arrache-pied pour interroger leurs propres représentations des funérailles, recevoir en audition des experts, visiter un pôle funéraire métropolitain et construire ensemble un avis citoyen de 40 propositions dont 36 ont été retenues par les élus concernés, des communes et de la Métropole. L’avis rendu souligne l’importance de donner une visibilité et une lisibilité aux obsèques civiles, notamment par l’attribution et l’aménagement de lieux de cérémonie existants, revisités ou à créer. Vous qui lisez ses lignes, que penseriez-vous si la salle dite des mariages devenait un lieu de cérémonie du baptême républicain à l’adieu ? Qu’est-ce que cela voudrait dire pour vous que de vous marier dans un lieu ayant pu accueillir la veille un cercueil ? Autrement dit, quelle place sommes-nous prêts collectivement à faire à nos morts ?
Cette place à ménager et à aménager est physique mais elle est aussi politique. Dès lors que nous prenons le temps de donner (et d’écouter) la parole des gens, une même indignation résonne : comment en tant que communauté humaine pouvons-nous accepter de laisser le marché fixer le prix de nos morts ?
Au sein de l’avis citoyen, la proposition 15 souligne ainsi l’importance pour les communes de centraliser et de rendre public des devis-types; la proposition 17 porte sur la nécessité de soutenir les acteurs du funéraire de l’Économie Sociale et Solidaire et la proposition 37 évoque la possibilité d’une tarification solidaire portée par les Centres Communaux d’Action Sociale.
Si le sujet des inégalités économiques face à la mort est apparu central dans l’avis citoyen sollicité par la Métropole nantaise, il en est aussi question au café mortel de la Halvêque. Ainsi de ce père de famille qui s’indigne : “Mon argent c’est pour mes enfants, pas pour mon enterrement”, avant qu’une autre ne lance malicieusement : “Rendez-vous demain à Super U, on prendra du carton pour fabriquer nous-mêmes les boîtes dans lesquelles on nous mettra”.
Ce que nous entendons également dans cette dernière intervention, c'est qu'être ensemble aide à penser la mort. Pour Bernard Crettaz, le café mortel appartient à la culture populaire, c’est “la communauté des vivants face à la mort, et dans cette communauté, il s’agit d’accomplir par la parole, le rite du don et du contre-don.”
J'ai acheté un petit guéridon
Le deuil est un moment éprouvant à plusieurs titrés, et en particulier parce qu’il introduit un décalage dans la réciprocité, ce fameux rite du don et du contre-don cher à Bernard Crettaz et à Marcel Mauss. Le moment où les proches et moins proches donnent de l’attention (condoléances, présence, offre de menus services pour faciliter le quotidien) n’est pas le moment où les endeuillés sont le plus à même de recevoir cette attention car ils sont sur-sollicités.
Depuis septembre 2023, Plan 9 et l’agence de design social Les beaux jours mènent une vaste réflexion sur les besoins liés au deuil à la demande de l’association nationale Dialogue et Solidarité. L’enquête révèle de nombreux manques dans la réciprocité. Il en va ainsi de l’omniprésence des contacts avec les administrations et les proches dans les jours qui suivent l’annonce de la mort alors que les personnes endeuillées sont en état de sidération. Et, paradoxalement, quand elles sont finalement prêtes à en parler des semaines ou des mois plus tard, ces interlocuteurs ne sont plus là.
Il y a un décalage de réciprocité plus important encore, c’est celui qui se révèle dans les gestes les plus banals du quotidien, dans ce trou laissé par tout ce qui ne sera plus partagé. Pour l’illustrer : “Je n’ai jamais fait à manger. Je n’aime pas ça. C’est lui qui faisait à manger. J’ai dû apprendre. Mais c’est impossible pour moi de manger à table. Je peux plus être à cette table. On y était tous les soirs. Alors j’ai acheté un guéridon. Maintenant je mange sur mon guéridon.” De ce vide, les acteurs publics doivent aussi se saisir. La philosophe Claire Marin dit qu’après une rupture la vie se trouve comme défigurée. Les endeuillés sont ainsi nombreux et nombreuses à s’inventer de nouvelles manières d’être. D’autres conservent la place du défunt en mettant deux couverts à table, par exemple.
Dans toutes nos interventions, nous constatons ce dialogue avec le vide et l’absence, qu’il s’agisse de questionner l’évolution des pratiques funéraires, le rapport au deuil ou les attentes envers les acteurs publics. Ce “trou” vertigineux questionne notre responsabilité individuelle et collective vis-à-vis des mortes et des morts mais aussi de la communauté des vivantes et vivants.