Stéphane Raffalli, maire socialiste de Ris-Orangis depuis 2012, nous a accordé cet entretien dans le cadre de notre cycle de publications « Saisir l’empreinte de la ville ». Avec d’autres entretiens, ce cycle illustre le dialogue pluridisciplinaire noué autour des enjeux de connaissance, de représentation et de gouvernance des sols. L’occasion de revenir aussi plus amplement sur les travaux des intervenants et d'identifier avec eux quelques réflexions prospectives.
Quels sont les caractéristiques de votre territoire et les enjeux qu’il traverse en termes de trajectoire foncière ?
Notre agglomération est récente. En lisière de la région-métropole, à cheval sur les départements de l’Essonne et de la Seine et Marne, elle a été créée en 2016. C’est un territoire hybride, entre villes nouvelles issues des grandes opérations d'intérêt national des années 1960-1970 et villes décentralisées, qui compose avec ces deux cultures. A Ris-Orangis, quand on est passé en droit commun dans les années 2000, nous avons perdu deux grandes entreprises qui avaient structuré pendant des années notre tissu économique et industriel local. Il nous reste aujourd’hui deux fonciers en friches particulièrement emblématiques du double mouvement de désindustrialisation et de gentrification qui a entraîné des conséquences sociales extrêmement fortes.
Le premier c’est l’hippodrome, qui a longtemps été l’image très attractive de la ville. Propriété de France Galop, il a fermé assez subitement en 1996 au profit des hippodromes parisiens de première couronne. L’autre foncier emblématique est une usine de fabrication de biscuits, propriété de LU Danone, qui a fermé ses portes en 2003. Tout l'appareil industriel a été délocalisé dans les pays de l'Est et ce sont 1 000 emplois qui ont été détruits. A l'époque, l'usine rapportait 25 000 000 francs de taxe professionnelle par an à la Ville ; nous nous sommes crus riches pendant très longtemps et la Ville s'est équipée en gymnases et centres culturels grâce à cette manne fiscale. C'était en réalité un leurre parce que c'était une source unique de financement.
Il faut que l'on intègre dans l'équation globale de la fabrication de la ville, les bienfaits de nos sols.
Aujourd’hui, l’emploi et le logement sont nos préoccupations principales. Aussi, chaque fois que je peux accueillir une activité économique ou industrielle, je ne manque pas de saisir l'opportunité. Le logement est un autre besoin très fort en Île-de-France, le manque est avéré, la pression est considérable : 22 000 demandes de logement social enregistrées à l'échelle de l’agglomération, 8 000 à Ris-Orangis.
L'élu local a en tête ces impératifs. Mais - et c'est l'injonction contradictoire qu’on essaie de résoudre à l'échelle communale comme à l'échelle intercommunale - il est primordial de répondre à la double demande sociale : emploi de proximité et offre de logements abordables. Il faut aussi qu'on intègre dans l'équation globale de la fabrication de la ville, les bienfaits de nos sols. Cette réflexion n’est pas partagée par tous sur le territoire : elle est contraire à la logique d’aménagement des villes nouvelles qui a longtemps prévalu, où un jeune polytechnicien était mandaté par l'État, envoyé sur un territoire pour y faire des plans et pour construire, construire, construire encore, sur des terres agricoles expropriées. Cette culture urbaine est encore très présente dans le territoire, dans l’esprit de certains élus qui pensent que pour être attractif il est nécessaire de continuer à se développer inconsidérément sans tenir compte de la valeur écologique et du bienfait de nos sols pour l’habitabilité de nos territoires. Les débats au sein du Conseil communautaire le reflètent encore…
Comment avez-vous intégré cette attention aux sols dans l’équation de la fabrication de la ville ?
J'essaie, à partir de l'exemple rissois, d'importer à l'échelle d'un territoire d’autres manières de faire. Notre territoire est singulier, la réserve foncière publique est très importante puisque toutes les terres expropriées à l'époque de la ville nouvelle n'ont pas été urbanisées. Ce sont 1 500 hectares qui appartiennent à l'État ou à ses démembrements, notamment Grand Paris Aménagement. Je crois que c'est la première réserve nationale de foncier public ! Pour moi, ce foncier a une responsabilité au moment de l’urgence climatique : puisqu'il est déjà public, c'est déjà un bien commun.
Grâce à ce statut très spécifique, il pourrait constituer un foncier expérimental pour inventer un nouveau modèle d’urbanisme où la qualité écologique des sols serait prise en compte. “Nous avons besoin de l'expertise de nos sols pour planifier nos stratégies d’aménagement (PLU, SCOT, schémas directeurs) : c’est la proposition que nous avons formulée pour être retenus dans le cadre de l'appel à manifestation d'intérêts de l'Ademe "Vers des territoires Zéro Artificialisation nette (T-ZAN)".
Nos documents d’urbanisme seront élaborés à partir de cette expertise scientifique des sols.
Il s’agit de prendre en compte toutes les valeurs de nos sols, de dépasser la seule approche surfacique pour apprécier le sol comme une ressource aux fonctions écologiques vitales pour l’homme. Les sols ont-ils vraiment la valeur qu’on leur donne ? Peuvent-ils avoir une valeur écologique selon leur multifonctionnalité ou leur degré d'anthropisation ? Ont-ils besoin d'être protégés pour cette valeur là ou peuvent-ils être des supports de densification urbaine pour les besoins sociaux, économiques ou logements ?
Nos documents d’urbanisme seront élaborés à partir de cette expertise scientifique des sols. Il s’agit d’élaborer une stratégie ZAN à partir de la qualité des sols et ainsi d’identifier ceux à préserver au regard de leur qualité écologique, ceux à renaturer ou encore ceux qui pourront être urbanisés. C’est révolutionnaire parce que jusqu'à présent un sol n'avait de valeur que s'il était constructible.
Il est alors nécessaire d’entrer dans l'équation globale des sciences dures, d’où la mobilisation d’écologues, de pédologues en renfort des équipes d’urbanistes, de paysagistes et d’architectes. Jusqu’à présent, on ne mobilisait pas ces compétences lorsqu’on rédigeait un PLU ou quand on imaginait un projet urbain. Aujourd'hui, cela nous semble absolument nécessaire. C’est grâce à cet appel à manifestation d’intérêt que nous pouvons déployer ces ambitions aux côtés du Cerema, de la Caisse des dépôts biodiversité et d’un bureau d’études du plateau de Saclay spécialisé sur la question des sols, Sol paysage.
Est-ce que cette démarche innovante est réplicable ailleurs, malgré les spécificités de votre territoire ?
En termes de méthodologie, nous avons laissé faire les équipes scientifiques, elles avaient carte blanche car aucune administration, aucun élu, n’avait cette culture. La première étape était un travail en chambre à partir de banques de données librement accessibles qui nous permettent d'avoir une vision assez précise de l’histoire et de la valeur géologique de nos sols. A partir de cette analyse, une stratégie de sondage a été définie et une cartographie des sondages à réaliser a été établie, à une échelle extrêmement fine : environ 450 sondages d’analyses sur une surface de 870 hectares, ainsi que des expertises in situ, dans des fosses d’un mètre à un mètre cinquante, y compris dans des terrains privés. Même dans les zones pavillonnaires, des propriétaires de pavillons nous ont ouvert leurs portes pour connaître la valeur écologique de leur jardin. Ces analyses dressent une cartographie avec une double entrée : d’une part celle des quatre principales multifonctionnalités des sols (agronomiques, hydriques, capital de CO2 et biodiversité) et d’autre part, le degré d'anthropisation.
La loi Climat résilience a ouvert la porte à la notion de qualité mais elle est restée figée sur la question de la quantité, ce qui est, à mon avis, une grande erreur du législateur.
Ce qui est intéressant dans cette expérimentation, c'est la grille d’analyse qui pourrait servir à grande échelle et qui permettrait même de faire évoluer le cadre légal. Les débats législatifs butent sur la grille d'analyse des sols : la loi Climat résilience a ouvert la porte à la notion de qualité mais elle est néanmoins restée figée sur la question de la quantité, ce qui est, à mon avis, une grande erreur du législateur.
On nous pose souvent la question du coût de cette démarche dans le cadre de l’élaboration du PLU. N’êtes-vous pas hors sol ? Est-ce que ce n’est pas démesuré ? L’expérimentation n’est pas encore terminée mais on devrait être aux alentours d’un budget de 150 000 euros. C’est effectivement une somme mais quand vous révisez votre PLU à échéance 10 ans, 20 ans, ce n'est pas si coûteux. On peut faire ces investissements puisqu'on sait qu'un sol représente des millénaires de couches successives. Et puis on pourrait aussi décliner la méthode différemment : mais pas forcément au moment de l’élaboration du PLU ou d’un SCOT, pas forcément à cette échelle-là, pas aussi finement mais projet après projet.
Dans le cadre du travail que vous avez mené avec Bruno Latour après la crise Covid autour d’un laboratoire de la démocratie participative, cette question de la sobriété ou en tout cas de la pression foncière est revenue dans les doléances des habitants. Est-ce que ce travail citoyen trouve un lien avec la démarche de la Ville à vouloir réviser le PLU avec ce prisme sur la qualité des sols ?
Nous avons été élus au premier tour des élections municipales de 2020, la veille du confinement. C’est assez étonnant de se retrouver dans cette situation, la mairie s’est vidée au lendemain de l’élection. Avec un petit groupe de décideurs municipaux, on a essayé de prendre les bonnes décisions pour la commune. Nous avons aussi eu le temps de lire, notamment ce petit texte de Bruno Latour1. Il proposait une analyse du moment et un questionnaire, un outil d’aide au discernement pour « imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise ». Ce texte nous a totalement éclairé. Toutes nos organisations collectives étaient alors complètement affaiblies. Latour nous disait de profiter de ce moment pour s’interroger sur nos ébranlements, sur nos attachements, sur ce à quoi nous ne pourrions pas renoncer. Il obligeait chacun, dans ce moment paroxystique, à s'interroger très profondément sur lui-même, sur sa situation dans son territoire, là où il vit. Vous aviez là, toute la méthode que Bruno Latour avait réfléchie depuis plusieurs années sur la nécessité, pour rebâtir un projet politique, de repartir sur le modèle des doléances révolutionnaires et du citoyen.
Nous avons alors mis en place différents dispositifs dont un laboratoire citoyen avec le système de la boussole avec le Medialab de Sciences Po et Bruno Latour. Ce dispositif a permis d’aboutir à l'écriture de 34 doléances. Parmi celles-ci, deux doléances principales. La première concernait la fragilité du tissu associatif local : dans cette ville très politique, où il y a eu 100-150 associations, on sentait bien que cette dynamique citoyenne commençait à s'essouffler. L’autre doléance concernait la protection des terres. Entre la fin de la seconde guerre mondiale et 2022, on est passé de 21% de terres urbanisées en 1949 à 70%, sur les 870 hectares de cadastre que compte Ris-Orangis. Sous l’impulsion de la ville nouvelle d’Evry, l’urbanisation a été frénétique. Les terres non urbanisées sont souvent des terrains vagues, des espaces abandonnés. Que fait-on de ces terres disponibles ?
Il s’agit aussi de 13 hectares de terrains destinés à l’urbanisation et propriété de l’État que nous avons réaffectés à du maraîchage bio.
C'est ce qui vous a inspiré aussi cette politique de préservation des sols et de lutte contre l’artificialisation ?
Effectivement, ça a confirmé ce qu'on avait déjà en tête. Avant l'expérimentation avec Bruno Latour, la question de nos sols était déjà très présente. Nous avions requalifié des espaces selon une doctrine simple : on travaille d'abord sur l'existant, on requalifie le déjà-là, on recycle. Concrètement, il s’agit d’un écoquartier d’environ 1000 logements sur une ancienne friche militaire et industrielle de 18 hectares en bord de Seine (l’écoquartier des Docks de Ris), il s’agit aussi de 13 hectares de terrains destinés à l’urbanisation et propriété de l’État que nous avons réaffectés à du maraîchage bio. Ces terres sont exploitées par deux agriculteurs et leurs salariés, avec un modèle économique solide. Au milieu des années 1990, nous avions aussi confié 7 hectares, eux aussi destinés à l’urbanisation, à une association pour la création et l’animation de jardins familiaux avec ses 250 parcelles et ses amoureux de la terre. C'est un lieu magique !
Comment avez-vous procédé pour obtenir ces terres appartenant à l’État ?
La Ville joue un rôle d’intermédiaire entre l’association qui gère les jardins et Grand Paris Aménagement, opérateur de l’État. La Ville loue les jardins familiaux auprès de Grand Paris Aménagement à hauteur de 5 000 € par an. J'aimerais bien que les choses soient pérennisées, que les terres appartiennent à leurs jardiniers, qu’on opère un changement de statut. Les 13 autres hectares qui accueillent des activités maraîchères sont une propriété publique, rachetés par l'agglomération. Ils ont pu être acquis grâce à un projet national “Territoire à énergie positive” initié en 2014. Un label et des subventions étaient attribués via un appel à projets ; ces subventions nous ont permis d’acheter les terres à Grand Paris Aménagement, d’en faire une propriété publique locale et de commencer à les aménager pour y développer de l'agriculture de proximité.
On pourrait tout à fait imaginer que les 1 500 hectares de terres publiques destinés à l'urbanisation retrouvent leur vocation originelle.
Ces 13 hectares de terrains intercommunaux ont été donnés en exploitation par le biais d’un bail rural environnemental à deux exploitants. Ce bail rural leur garantit une visibilité sur 12 ans et leur permet de bâtir un modèle économique. C'est toute la question de la bifurcation du modèle agricole aujourd'hui : il faut qu’il y ait une amorce publique. Cela passe par de bonnes conditions de mise à disposition de la terre. Nous l’avons fait sur 13 hectares à Ris-Orangis mais il serait intéressant de le développer à plus grande échelle. Dans l’intérêt communautaire, et grâce au statut public des 1 500 hectares de l’intercommunalité, on pourrait le faire pour répondre aux besoins alimentaires des populations de notre banlieue.
On pourrait tout à fait imaginer que les 1 500 hectares de terres publiques destinés à l'urbanisation retrouvent leur vocation originelle. Elles pourraient être exploitées en maraîchage pour les besoins en nourriture des 360 000 habitants du territoire. Grâce à des études spécifiques menées sur le territoire, nous faisons la démonstration d’une possible souveraineté alimentaire en fruits et en légumes. C’est un horizon qui implique une alliance entre les forces publiques locales, les agriculteurs et l’État, encore propriétaire de ces champs et une reconversion y compris des grandes cultures. Néanmoins, il serait possible de la mettre en œuvre assez rapidement sur les 1 500 hectares qui sont déjà sous maîtrise publique.
Le sujet du manque de moyens en ingénierie et ressources humaines pour assurer la transition écologique dans les communes moyennes et petites est un sujet récurrent. Grâce à l’AMI de l’ADEME vous avez recruté un agronome au sein de vos équipes. Comment avez-vous procédé ? En quoi était-ce une priorité ?
Jusqu'à présent, on faisait de l'écologie un peu de manière impressionniste à Ris-Orangis, par petites touches et par prototype, dès qu'on en avait l'opportunité. Les jardins familiaux, les 13 hectares de maraîchage, la construction d’un bâtiment de 140 logements sociaux en construction bois, l’écoquartier sur les friches des Docks en sont des exemples. Nous avons ressenti le besoin, dès le début du mandat, de structurer de manière beaucoup plus systématique la stratégie énergétique, la stratégie bas carbone, etc.
Nous manquions de moyens internes, de compétences et de savoir-faire spécifiques, d’un chef d’orchestre pour coordonner ces orientations stratégiques. Des élus qui souhaitent développer un projet mais sans l’administration qui y correspond c’est un peu l’histoire du roi nu. Pour être cohérents avec notre projet politique, nous avons investi en fonctionnement, en embauchant les compétences nécessaires, en l'occurrence un ingénieur agronome qui conçoit, pilote et coordonne la politique de transition écologique impulsée par les élus de la collectivité.
Pour faire la démonstration que les affects politiques, qui sont les plus mobilisateurs dans notre société, sont compatibles avec le respect du vivant, il y a un nouvel imaginaire à mener.
Comment lier le fait d’être tout à la fois maire des Hommes, ce qui suppose, vous l’avez dit, de placer logement et emploi comme priorité, et maire du vivant, ce qui pour vous implique de porter un projet politique fondé sur la diminution de la surface bâtie et artificialisée de la commune ?
La question de l’écologie, en fonction de la manière dont vous l'abordez, peut créer la division, la guerre de tranchées, la guerre de religion - pour reprendre les mots de Latour « loin d’unifier, la nature divise »2- toutefois, j’essaie de démontrer à l'échelle d'une petite commune, qu'on peut arriver à concilier les orientations en matière de construction de logements et de relocalisation de l’industrie avec les impératifs écologiques.
Tout l’enjeu quand on est un élu local c’est de trouver le moyen de convaincre ceux qui vous font confiance a priori que l'écologie n’est pas contraire à leur liberté, à leur émancipation ou à leur prospérité. C'est faire la démonstration que les affects politiques, qui sont les plus mobilisateurs dans notre société, sont compatibles avec le respect du vivant. Il y a là un nouvel imaginaire à mener. Celui-ci pourrait permettre de résoudre cette équation au premier abord colossal car la marche est haute.
Quels sont vos relais pour porter plus loin ce discours et ces manières de faire qui concilient les besoins humains avec le respect du vivant ?
Le rouage des partis politiques qui devraient être la caisse de résonance et le trait d'union entre les sciences sociales, les sciences dures et le débat public, dysfonctionne. J’ai été très séduit par l’idée de Bruno Latour pour qui il faut reprendre la copie et partir du citoyen. Je me situe en marge du politique et je recherche des endroits où ces discours portent, notamment les réseaux qui sont à la frange du politique et du monde de la recherche, qui me paraissent des endroits à investir pour créer des espaces de résonance.
Tout le monde reconnaît à Ris-Orangis une certaine créativité politique et si celle-ci peut être inspirante à plus grande échelle, c’est tant mieux !
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Bruno Latour, "Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise", revue AOC, 30 mars 2020 ↩
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Bruno Latour, Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d'elle-même, 2022, éditions La Découverte ↩