En 2022, l’agence degré· déploie une résidence d’architecture dans l’Orne sous l’égide de la Maison de l’architecture Normandie et le CPIE Collines normandes. Pendant six semaines, l’équipe rencontre habitants et acteurs locaux pour esquisser avec eux de nouvelles manières d’habiter et de vivre ensemble face au changement climatique. Une expérience exploratoire qui a fortement influencé leur pratique professionnelle et renforcé leur conviction selon laquelle les résidences d’architecture peuvent constituer un outil pertinent afin de faire face à l’urgence climatique.
La première résidence d’architecture à l’échelle d’un bassin versant
Les résidences d’architecture sont apparues en France en 2010, à l’initiative de la Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) Normandie et de Territoires Pionniers | Maison de l’architecture Normandie. Cette dernière est une structure culturelle régionale de médiation architecturale et urbaine, qui anime le réseau normand des acteurs de la construction au sens large regroupant des architectes, des urbanistes et d'autres structures, intéressés par les villes et les territoires ruraux1. Depuis plus de 10 ans, Territoires Pionniers lance chaque année un appel à résidences d’architecture sur le territoire, d’une durée de six semaines réparties sur six mois auprès de jeunes architectes.
En 2022, Territoires Pionniers décide de collaborer avec le CPIE Collines normandes2 pour lancer la première résidence d’architecture organisée à l’échelle d’un bassin versant3 : celui de la Rouvre dans l’Orne, un site naturel d’exception entre bocage et montagne au cœur de la Suisse normande. Défini par Territoires pionniers, l’objectif de cette résidence d’architecture était de travailler à partir des imaginaires des habitants et des acteurs du territoire pour construire avec eux des réponses face aux défis sociaux et écologiques, dans un contexte d’urgence climatique rappelé par la publication du sixième rapport du GIEC4 en 2021 et les travaux prospectifs du GIEC normand5.
Travailler à partir des imaginaires des habitants et des acteurs du territoire pour construire avec eux des réponses face aux défis sociaux et écologiques
Notre agence était lauréate pour mener cette résidence et nous avons ainsi passé six semaines, réparties entre mai et octobre, à sillonner6 le bassin versant de la Rouvre (environ 15000 habitants) pour rencontrer les habitants, les acteurs locaux et les élus du territoire. Nous disposions d’un espace de travail à Bréel dans les locaux du CPIE Collines normandes7, association d’éducation à l’environnement et au développement durable qui sensibilise et accompagne les collectivités, le grand public et les professionnels de l’Orne et du sud Calvados. Et nous avons choisi des lieux d’hébergement différents pour chacune des cinq sessions passées sur place (le Mesnil-Villement, Ségrie-Fontaine, Sainte-Honorine-la-Chardonne, Rouvrou).
La résidence d’architecture Au nom de la Rouvre ! se démarque des précédentes initiatives de Territoires Pionniers par son périmètre d’action très large. Contrairement aux anciennes résidences, qui étaient circonscrites à des limites administratives et se concentraient sur une seule commune, celle-ci s’inscrit à l’échelle géographique du bassin versant de la Rouvre, à cheval sur 38 communes, trois communautés de communes et une communauté d’agglomération.
Face aux causes et conséquences du changement climatique qui se jouent des périmètres administratifs (sécheresses, inondations, canicules ne s’arrêtent pas entre deux communes), définir des périmètres d’action qui vont au-delà de ces limites semble indispensable pour construire des réponses adaptées. Ainsi, la résidence a permis de faire émerger des enjeux communs et partagés par des communes rattachées à des administrations différentes et de fédérer largement en s’appuyant sur les caractéristiques géologiques, hydrogéologiques, écologiques et climatiques du territoire.
En couvrant un territoire étendu, nous pouvions mutualiser les problématiques mais aussi faire émerger des solutions, en sortant d’une logique de traitement circonscrite au périmètre administratif. Par exemple, du fait de la présence d’un socle granitique sous le bassin versant de la Rouvre, il n’y a pas de nappe phréatique mais uniquement des cours d’eau en surface qui sont particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique (augmentation de la température de l’eau, évaporation…) : protéger ces cours d’eau implique de construire de nouvelles coopérations pour faire face à ces enjeux de préservation de la ressource en eau, au-delà des limites administratives actuelles.
Construire un socle commun pour faire vivre la démocratie locale
Dans un premier temps, nous avons compilé un grand nombre de productions scientifiques et académiques : travaux du GIEC normand8, ouvrages spécialisés sur les enjeux de biodiversité et de climat (hydrologie, géologie…), entretiens avec des experts du territoire. Tous ces éléments ont permis de mettre en évidence les vulnérabilités partagées entre amont et aval du bassin versant et de construire un socle de données (à propos du partage de l’eau, des taux de pollutions…).
Toutes ces réalisations mettent en lumière des enjeux communs entre les habitants, des lieux d’intérêt partagés, et permettent d’imaginer des réponses communes
En parallèle, nous avons proposé aux habitants un double exercice de cartographie participative : la carte vivante9, dont l’objectif était de recueillir les points-clés de la pratique du territoire de chacun. La méthode reposait sur un système très intuitif, des gommettes de couleur à coller sur un fond de carte, permettant une approche sensible et intime du territoire : lieu de résidence, lieu de travail ou d’activité, point de commerce, lieu connecté à la nature ou à l’eau, bâtiment remarquable... Et la carte mouvante10 dont le but était de révéler les trajets et les modes de déplacement, réels ou rêvés, sur le territoire de la Rouvre, les habitants traçant à même la carte ces différents trajets.
À la suite de ces ateliers nous avons réalisé un travail de synthèse en croisant les données récoltées auprès des habitants via les cartes participatives avec des données géographiques numériques issues de bases de données ouvertes (réseau hydrographique, surfaces de forêts et de prairies, espaces urbanisés, caractéristiques géologiques…11) pour aboutir à la réalisation de six grandes cartes thématiques portant sur : le climat, l’eau, le vivant, l’activité économique, les déplacements et lieux de rencontre, le patrimoine bâti et les ressources locales. Ces cartes ont pour objectif de proposer un regard transverse et plus humain sur le territoire. Chacune reproduit l’ensemble des gommettes collées par les habitants pour une thématique donnée et permet donc de situer les lieux les plus importants ou emblématiques concernant cette dernière.
En plus de la pratique de la cartographie participative, nous avons organisé divers ateliers et rencontres qui ont conduit à la réalisation de productions de formes variées par les habitants : dessins, cartes et poèmes réalisés par des collégiens, fictions écrites par les écrivains de l’association « Écrivains en Suisse normande ».
Toutes ces réalisations mettent en lumière des enjeux communs entre les habitants, des lieux d’intérêt partagés, et permettent d’imaginer des réponses communes face aux impacts locaux du changement climatique. Elles constituent notamment l’opportunité pour les décideurs de mieux saisir les problématiques auxquelles font face les habitants, à travers un assemblage de textes, cartes, images et la mobilisation d’outils divers.
Prendre le temps pour instaurer un climat de confiance
« La résidence permet avant tout de prendre le temps, celui de l’observation, de l’exploration, de la rencontre, des liens qui se tissent, de la confiance, moments trop souvent sacrifiés dans la pratique actuelle de l’architecture. »12
Ces mots d’Elisabeth Taudière, directrice de Territoires Pionniers, ont guidé notre travail. En effet, nous avons pris le temps de réaliser des entretiens approfondis avec des acteurs locaux, d’accompagner les habitants dans la réalisation de productions variées et d’organiser des moments conviviaux, d’arpenter le territoire pour bien le connaître, bref d’y résider réellement d’où notre souhait de loger dans des endroits différents tout au long du processus. Le format intense de la résidence (présence continue pendant plusieurs jours, rencontres prévues du matin au soir) permet de créer un climat de confiance d’un côté comme de l’autre : du côté des acteurs locaux, il facilite l’appropriation des enjeux et des outils que nous leur mettons à disposition en tant que professionnels. De notre côté, il nous a permis de recueillir de manière fluide des avis sincères et éclairés. Finalement, grâce au travail d'échange et de dialogue que nous avons mené avec les acteurs, nous avons été identifiés peu à peu comme des « tiers de confiance », extérieurs au territoire et donc à même d’en écouter tous les acteurs, sans parti pris.
Le format intense de la résidence permet de créer un climat de confiance d’un côté comme de l’autre
À nos yeux c’est peut-être ce qui constitue l’une des plus grandes richesses de la résidence. Construire les conditions d’un dialogue apaisé est un préalable indispensable dans le contexte actuel de crise démocratique, et la résidence semble être un format adapté pour le faire.
Porter un regard critique sur la résidence
Les retombées positives du projet ne nous dispensent pas de nous interroger sur notre résidence et sur cette pratique en général. Quel est l’objectif d’une résidence ? Renforcer le lien social dans les territoires en organisant des évènements conviviaux ? Faire monter en compétence des acteurs locaux sur les enjeux d’aménagement du territoire ? Transformer un bâtiment ou un espace public ? Tester de nouveaux dispositifs de participation citoyenne en impliquant les habitants en vue d’actions concrètes ?
Nous pensons qu’il est indispensable de fixer des objectifs très clairs en amont d’une résidence pour éviter les malentendus et les déceptions
Nos commanditaires nous avaient demandé de nous adresser aux publics qu’ils ne voient jamais. Mais n’est-il pas étrange de nous demander d’attirer des publics que les acteurs du territoire et les élus, pourtant présents toute l’année, ne parviennent pas eux-mêmes à rencontrer ? Et précisément, le manque d’objectif politique fixé par les élus n’a pas favorisé l’émergence de suites concrètes. « Le point faible de la résidence c’est la difficulté de valoriser tout ce qui a été fait dans une dynamique de plus long terme ». Cette réponse à un questionnaire d’évaluation de la résidence que nous avons transmis aux participants deux ans après et ses multiples variantes témoignent des limites de ce format sur le plan politique : la conversion d’un ensemble de données et de simples velléités en acte concret ne va pas de soi.
Ainsi, nous pensons qu’il est indispensable de fixer des objectifs très clairs en amont d’une résidence pour éviter les malentendus et les déceptions. Nous pouvons tout à fait attendre des suites concrètes d’une résidence (transformation d’espaces publics, rénovation de bâtiment, etc.). Dans ce cas, il faut préciser quels acteurs s’engagent à les réaliser, dans quels délais… Et nous pouvons également décider qu’une résidence est un moment convivial qui n’a pas d’autre objectif que de créer du lien social pendant une durée de six semaines. Charge ensuite aux acteurs locaux de s’organiser eux-mêmes pour transformer ce moment de convivialité en autre chose, une fois les résidents partis.
-
territoirespionniers.fr/maison-architecture-normandie/-Territoires-pionniers-.html ↩
-
Le Centre Permanent d'Initiatives pour l'Environnement Collines normandes est une association basée à Bréel (Athis-Val-de-Rouvre, Orne) spécialisée dans l'éducation à l'environnement (auprès des écoles, collectivités, entreprises), l'animation de réseaux d'acteurs locaux sur le tourisme durable, et le suivi / protection d'espaces naturels sensibles. Le CPIE nous a accueilli dans ses locaux durant les six semaines de résidence : cpie61.fr ↩
-
Un bassin versant correspond à l’'ensemble d’une surface du sol recevant les eaux qui circulent naturellement vers un même cours d'eau ou vers une même nappe d'eau souterraine ↩
-
territoirespionniers.fr/maison-architecture-normandie/Journal-de-residence-no13-Points-de-passage-de-la-session-5.html ↩
-
territoirespionniers.fr/maison-architecture-normandie/Journal-de-residence-no4-Participez-a-la-Carte-Vivante.html ↩
-
territoirespionniers.fr/maison-architecture-normandie/Journal-de-residence-no7-Participez-a-la-Carte-Mouvante.html ↩
-
Données issues principalement des bases de données de l’IGN et du BRGM ↩
-
topophile.net/savoir/construire-avec-limmateriel-une-decennie-de-residences-darchitecture-en-normandie ↩