Face à la limitation de l’artificialisation des sols, le foncier industriel deviendra une denrée rare et convoitée, alors même que les besoins identifiés par l’Etat pour permettre de réindustrialiser le pays sont importants : 22 000 hectares de foncier, soit l’équivalent de la superficie du département des Yvelines1. Comment concilier ces deux objectifs qui semblent à première vue incompatibles ? Des expérimentations émergent afin de revaloriser les fonciers industriels existants et leur permettre d’accueillir de nouvelles activités. En région parisienne, l’Agglomération de Roissy s’engage dans cette voie et lance une initiative inédite sur la zone d’activités du Pont de la Brèche, à Goussainville.
Repenser le foncier industriel par la requalification de l’existant
Pendant plusieurs décennies, le foncier industriel a fait l’objet d’un relatif désintérêt des politiques urbaines : relativement éloigné des centres des métropoles, il n’a pas suscité autant d’intérêt que les enjeux liés à l’habitat ou au commerce par exemple. En matière d’industrie, l’action publique locale s’est souvent limitée à la réalisation des voiries dans le cadre de ses compétences. Celle-ci aussi a parfois été déléguée à des aménageurs ou des développeurs privés, intervenant sur l’ensemble de la chaîne de la fabrique urbaine : de l’acquisition foncière jusqu’à la livraison des bâtis « clefs en main ». Encore récemment, le principal « modèle » d’aménagement des zones industrielles et parcs d’activités consistaient à l’urbanisation ex-nihilo de terrains, le plus souvent agricoles.
Deux nouveaux enjeux entrainent néanmoins aujourd’hui un intérêt croissant de la puissance publique et des acteurs de la ville sur la question du foncier industriel. D’une part la nécessité de limiter l’artificialisation des sols à l’échelle nationale, à travers la mise en œuvre de la loi « Climat et Résilience » de 2021 qui inscrit un objectif de Zéro artificialisation nette des sols (ZAN) en 2050. Cette disposition législative vise à contraindre de manière progressive la possibilité d’étendre l’urbanisation sur des surfaces agricoles ou naturelles. L’ensemble des espaces déjà urbanisés – ou artificialisés – suscitent par conséquent un regain d’intérêt pour les acteurs de l’aménagement, notamment ceux dédiés aux activités industrielles.
Au-delà de la question quantitative de l’artificialisation, les sols accueillant des sites industriels comptent d’autres enjeux qualitatifs importants.
D’autre part, les enjeux de souveraineté industrielle, dont les crises récentes (pandémie, guerre en Ukraine, etc.) ont rappelé la sensibilité, requièrent des espaces fonciers importants qui se chiffrent pour chaque projet à plusieurs hectares. A titre d’exemple, une nouvelle gigafactory de batteries pour véhicules électriques, implantée dans le Pas-de-Calais près de Valenciennes, dispose d’une superficie bâtie d’environ six hectares. Il est souvent impossible de disposer de telles emprises dans des secteurs déjà construits, d’autant que leur maîtrise foncière s’avère très souvent complexe (multipropriété, pollutions des sols, etc.). Au-delà de ces implantations conséquentes et médiatisées, la France compte également un tissu important d’entreprises de taille intermédiaire et de PME qui sont autant d’emplois dans tous les territoires, et que les acteurs cherchent à maintenir et développer. A ce titre, une « Stratégie nationale pour la mobilisation du foncier industriel » a été lancée en juillet 2023 et vise à faciliter la réalisation de dizaines de projets identifiés comme structurants pour la réindustrialisation du pays.
Au-delà de la question quantitative de l’artificialisation, les sols accueillant des sites industriels comptent d’autres enjeux qualitatifs importants : au regard des activités accueillies au sein de ces emprises, la limitation de la pollution constitue un défi tout aussi important à relever. Certaines activités peuvent en effet engendrer la présence de métaux lourds ou d’hydrocarbures, mais aussi de structures bâties telles que des cuves enterrées ou des dalles de béton. Il faut pouvoir traiter ces situations parfois complexes, ce qui engendre des surcoûts. Enfin, bien que le maintien des activités productives près des villes permette d’éviter leur report de plus en plus loin des centres, cette proximité se heurte à une forte pression foncière et à une cohabitation difficile dans des environnements résidentiels (nuisances visuelles, sonores voire olfactives, flux de camions, etc.).
Les mutations d’un territoire industriel au Nord de Paris
Le Nord de Paris est particulièrement marqué par la présence historique d‘activités industrielles. Au cours du XIXe siècle, de nombreuses usines se sont implantées dans ce vaste territoire limitrophe de Paris, notamment dans les communes de Saint-Denis, d’Aubervilliers ou La Courneuve. Jusque dans les années 1960 et 1970, ce secteur constituait un territoire industriel emblématique de la « banlieue rouge ». Avec la fin des Trente Glorieuses et le début de la désindustrialisation, beaucoup de ces sites d’activités se sont progressivement transformées en friches.
Dans le même temps, de nouvelles centralités économiques ont émergé en deuxième couronne de Paris, grâce notamment à la politique de création de « Villes Nouvelles » telles que Cergy-Pontoise, Evry ou Marne-la-Vallée, bien reliées au centre de la capitale par le réseau d’autoroutes naissant, mais également par l’implantation de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle, à 20 kilomètres au nord de Paris. Celle-ci a généré une certaine attractivité économique pour ses communes limitrophes.
De nombreuses zones d’activités se sont développées dans ces communes, déplaçant plus loin de Paris l’un des centres de gravité de l’activité économique industrielle et logistique. Cette expansion a permis de générer de nouvelles ressources financières pour les collectivités locales concernées, notamment via la taxe professionnelle (TP)2 et la taxe d’aménagement. Mais elle a également généré pendant des décennies la consommation de centaines d’hectares de terres agricoles et naturelles en extension urbaine, y compris dans des communes encore rurales du territoire.
Cette stratégie a toutefois atteint ses limites au début des années 2020 : avec la crise de la Covid-19, le territoire de Roissy a pris conscience d’une forme de fragilité économique liée à sa dépendance au secteur de l’aérien et des transports. C’est la raison pour laquelle la Communauté d’Agglomération de Roissy Pays de France, compétente en matière de développement économique sur un périmètre regroupant 42 communes du Val-d’Oise et de Seine-et-Marne, a entrepris la réalisation d’une étude de diversification économique. Dans le cadre de cette réflexion, trois zones d’activités pilotes ont été retenues par l’Agglomération afin d’amorcer la démarche de diversification visant à attirer de nouvelles activités, complémentaires de l’aérien. Parmi celles-ci, la zone d’activités (ZA) du Pont de la Brèche à Goussainville.
Aménagée à partir de 1969, soit la plus ancienne de la commune, elle s’est développée sur un périmètre d’environ 70 hectares le long de la route départementale 47 permettant d’accéder à Roissy, Cergy et Amiens. Un embranchement ferroviaire au sud, directement connecté à la ligne classique Paris-Lille, lui confère une connectivité multimodale. Avec des voiries structurées en boucles, son organisation urbaine est relativement simple et fonctionnelle. Sa localisation stratégique et la proximité des activités de la plateforme aéroportuaire ont permis l’implantation et le développement d’activités industrielles diverses et d’entreprises comptant pour certaines plusieurs dizaines de salariés. Pourtant, elle connaît depuis une quinzaine d’années une dégradation lente mais certaine, poussant plusieurs entreprises de qualité à partir. Ces dernières sont alors remplacées par des activités qui dégradent encore davantage le secteur, telles que des casses automobiles, des vendeurs de palettes ou encore des dépôts de pneus entreposés à l’air libre. L’état des voiries, qui n’ont jamais été réhabilitées depuis l’aménagement de la zone d’activités, nourrit un sentiment de délaissement exprimé par les chefs d’entreprises. Des stationnements illégaux de remorques et des dépôts sauvages récurrents de déchets contribuent également à cette dégradation.
Activer une dynamique de requalification, mobilisant plusieurs acteurs
En dépit de cette situation, la ZA dispose d’un potentiel économique certain du fait de sa localisation sous le plan d’exposition au bruit de l’aéroport de Roissy : la construction de logements n’y est ainsi pas autorisée. Sa vocation s’en trouve donc confortée ; une démarche de requalification peut alors s’esquisser, en tenant compte des enjeux fonciers d’un tel site : car si les voiries sont publiques, et leur gestion assurée par l’Agglomération à travers ses compétences3, les terrains d’activité sont quant à eux privés, appartenant à une soixantaine de propriétaires différents. Engager la requalification d’un tel site nécessite donc une forte mobilisation de la puissance publique mais également des propriétaires et des entreprises, dans un cadre partenarial.
L’Agglomération a aussi entamé dès 2021 des études de requalification des espaces publics pour amorcer des premières mutations.
Cette démarche s’est d’abord concrétisée en 2021 par la réalisation d’une opération « coup de poing » conduite avec la Police Nationale et visant à l’enlèvement de dizaines de remorques stationnées illégalement sur l’espace public. Un nettoyage systématique des dépôts sauvages a également été effectué par les services de la Ville, compétente en matière de propreté. L’Agglomération a aussi entamé dès 2021 des études de requalification des espaces publics pour amorcer des premières mutations. Un parti-pris urbain radicalement différent de l’existant a ainsi été dessiné : réduction de la largeur de voirie, suppression des stationnements, aménagement de pistes cyclables, création d’espaces verts et plantation d’arbres. Il s’agit d’enclencher un véritable changement d’image du secteur. Les travaux ont démarré dès 2022 avec la livraison de la voie structurante de la ZA, la rue Robert Moinon, longue de 800 mètres. Ce programme a vocation à se prolonger jusqu’en 2028, avec la livraison progressive des autres voiries du périmètre pour un montant total de 14 millions d’euros.
L’action sur les espaces publics apparaît donc comme un préalable indispensable, mais il ne suffit pas à amorcer une nouvelle dynamique économique. En parallèle de cette démarche, l’Agglomération a alors mobilisé une équipe aux compétences variées, croisant architecture et développement économique, afin de réaliser une première étude urbaine. Celle-ci, menée par le cabinet EY, associé à Espace Architecture International (EAI), a proposé la restructuration des circulations du secteur par de nouveaux bouclages de voirie permettant de désenclaver certaines parcelles. Du foncier constructible supplémentaire devient ainsi accessible. Le règlement du Plan local d’urbanisme (PLU) évolue pour permettre des hauteurs plus importantes. Tout cela facilite l’optimisation des fonciers existants afin d’accueillir des activités productives plus qualitatives, et rend possible les projets d’extension de certaines entreprises afin qu’elles ne quittent pas le territoire : une Orientation d’aménagement et de programmation (OAP) a été inscrite dans le PLU à l’occasion de cette évolution, afin d’entériner la réalisation du projet de requalification de la ZA. Enfin, un secteur de projet d’environ neuf hectares a été identifié afin de revoir la forme de certaines parcelles, trop étriquées pour accueillir des activités qualitatives. Pour limiter l’artificialisation de sols, les collectivités ont privilégié au maximum la requalification de secteurs déjà constructibles : deux friches ont ainsi été inscrites dans ce secteur de projet, au nord et au sud du site.
La dynamique prend !
L’aboutissement d’un projet aussi complexe nécessitera l’implication d’autres acteurs-clefs : les entreprises elles-mêmes. Pour y parvenir, une démarche d’animation a d’abord été mise en place, visant à structurer une association inter-entreprises : elle doit permettre de disposer d’un interlocuteur unique et reconnu pour dialoguer au cours de la réalisation du projet. Cet interlocuteur pourrait faciliter les échanges avec les différents propriétaires, notamment autour des enjeux fonciers. Il s’agit également d’identifier des entreprises pilotes pour mettre en œuvre la requalification des emprises privées. A Goussainville, plusieurs ont répondu présents. C’est le cas de la société de transports Mauffrey qui a ainsi requalifié l’intégralité de son site de trois hectares et réhabilité un immeuble de bureaux vieillissant situé à l’entrée du site. L’entreprise Keolis voisine a également profité du passage de sa flotte de bus au gaz naturel (GNV) pour réhabiliter son site. Dans la rue parallèle, la société CQFT, grossiste en produits métallurgiques, projette quant à elle de réhabiliter entièrement son siège social avec une extension pour répondre au développement de ses activités. La dynamique prend !
Quelle est la place de la puissance publique et du modèle foncier à mettre en avant afin de mieux maîtriser le devenir de ces espaces ?
Un modèle foncier encore à définir
Malgré ces premières belles réussites, les activités les plus dégradées et polluantes ne s’impliquent pas dans cette nouvelle dynamique et poursuivent leurs pratiques. C’est l’une des limites de la démarche et la raison pour laquelle la transformation durable de la zone d’activités économiques nécessite également d’agir sur la maîtrise foncière de certaines parcelles. C’est une difficulté importante compte tenu du coût élevé des terrains et des bâtis, y compris lorsqu’il s’agit de propriétaires indélicats qui n’entretiennent pas leur bien. Cela pose une question : quelle est la place de la puissance publique et du modèle foncier à mettre en avant afin de mieux maîtriser le devenir de ces espaces ?
Sur le site du Pont de la Brèche, les fonciers dégradés représentent environ trois hectares, soit un montant d’acquisition foncière évalué au moins à 10 millions d’euros, en supplément des enveloppes financières déjà investies pour la requalification des espaces publics. Il faudra y ajouter également les coûts liés à la dépollution et à la transformation de ces terrains. Il est donc absolument nécessaire de trouver de nouveaux fonds publics pour transformer ces espaces de façon pérenne en relevant le défi de leur maîtrise foncière. Le lancement récent de la foncière « Terra Eco » par l’opérateur Grand Paris Aménagement accompagné de la Banque des Territoires, dédiée à l’acquisition et à la détention de fonciers économiques loués en baux à construction, pourrait constituer une réponse salutaire à cet enjeu.
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Rapport sur la mobilisation du foncier industriel remis par le Préfet Rollon Mouchel-Blaisot au Gouvernement, le 25 juillet 2023 ↩
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Celle-ci a été supprimée en 2010 et remplacée par la contribution économique territoriale (CET). ↩
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L’Agglomération Roissy Pays de France dispose de la compétence « création, aménagement, entretien et gestion de zones d'activité industrielle, commerciale, tertiaire, artisanale, touristique, portuaire ou aéroportuaire ». ↩